L'odeur du bonheur
myca
Mon arrivée aux « Oubliettes ».
En me garant sur le parking de la maison spécialisée où je venais, comme chaque jeudi, rendre visite à mon grand-père, j'éprouvais à la fois une joie immense due à la nouvelle que j'avais envie de partager avec lui, et dans le même temps, je trouvais ce bonheur indécent, en tout cas le fait de le lui raconter. Mais se devait-on obligatoirement d'afficher une tête de circonstance en venant visiter nos anciens soigneusement placés ? Je pense plutôt qu'il est important de partager avec eux encore, ces petits riens ou ces choses énormes, qui remplissent notre quotidien, à nous les jeunes pleins d'avenir.
La discussion.
Adélaïde m'avait indiqué le banc du jardin qu'occupait mon grand-père en cette après-midi ensoleillée de ce début juin. Il m'attendait. Tout en avançant vers lui, je m'efforçais de ne pas penser à cette pression que son attente hebdomadaire faisait naître en moi.
— Ah te voilà ma princesse, me dit-il alors que je me trouvais encore à un mètre derrière son banc. J'ai senti ton parfum. Il te va très bien.
— Bonjour Papinou. Toi aussi tu sens bon.
Il avait quatre-vingt sept ans et encore toute sa tête, ce qui faisait que nos échanges étaient encore bien souvent très agréables.
— Toi, tu as quelque chose de particulier à me dire, est-ce que je me trompe ?
— Tu me connais si bien.
Et je commençais à lui raconter la surprise que m'avait faite mon adorable mari. Il m'avait emmenée, trois jours plus tôt, visiter une charmante maison aux portes de la ville, en mettant toutes les formes pour que la surprise soit à son comble, yeux bandés dans la voiture jusqu'à l'arrivée dans ladite propriété, refusant catégoriquement de répondre aux innombrables questions que je ne pouvais m'abstenir de lui poser.
Grand-père écoutait attentivement mon récit, un sourire aux coins des lèvres.
Je l'interrogeais alors sur ses impressions, et il me confia que ça lui rappelait étrangement le jour où lui-même avait emmené ma grand-mère visiter la maison qui abrita leur amour durant les premières années de leur mariage.
— Raconte-moi.
Il ne s'agissait pas de la maison que j'avais connue durant mon enfance, mais de celle qu'ils occupèrent avant d'avoir leurs enfants, si bien que je me rendis compte que je ne m'étais jamais posé la question de savoir comment était leur vie avant tout ce que moi j'avais connu.
Il commença son histoire :
— C'était un jour de septembre, il faisait beau, un peu comme aujourd'hui. C'était une toute petite maisonnette au fond de la rue Saint-Pierre, elle était mitoyenne et possédait un jardin, c'est pour cette raison que j'avais décidé de nous y installer. Je savais que rien ne ferait plus plaisir à ma Lulu que de pouvoir planter quelques fleurs, elle qui les aimait tant, et pourquoi pas quelques salades. Nous pourrions aussi manger en terrasse et ainsi se croire presque en vacances, comme elle disait en riant.
Oh tu sais, elle n'était pas bien difficile à satisfaire.
Il s'agissait en fait d'une petite chaumière divisée en deux. Le côté que j'avais pu réserver, grâce à Émile, mon vieux complice de toujours, était pourvu de cette particularité si étrange, une odeur imprégnait ce lieu. Une odeur agréable, une odeur de madeleines.
On entrait directement dans la cuisine avec son sol de tomettes rouge foncé. Les boiseries étaient sombres elles aussi, les fenêtres avaient de petits carreaux derrière les volets bleus. Les murs étaient larges, ce qui permettait, outre l'isolation, de poser de jolis bibelots devant ces petites ouvertures. L'évier en émail blanc jouxtait un plan de travail en bois d'antan, déjà bien usé, puis se trouvait la cuisinière à bois, le cœur de la maison. Ta grand-mère adorait faire la cuisine, tu sais.
Au milieu de la pièce, la table était en bois, et deux chaises en paille nous supportaient lorsque nous dînions.
Plus tard elle avait mis d'épais rideaux blancs et bleus, en toile de Jouy, qui représentaient des petits anges évoluant parmi des fleurs, qu'elle avait cousus elle-même.
Le reste avait moins d'importance puisqu'à l'époque tout se passait dans la cuisine.
— Mais dis-moi, Papinou, tu avais déjà perdu la vue à cette époque ?
— Oh oui, je suis devenu aveugle à la suite de ce stupide accident, j'avais quinze ans. Mais ta grand-mère m'a tellement décrit tous les détails de tout, que je peux les retranscrire les yeux fermés. Et sais-tu ce qu'elle a dit dès qu'elle est entrée dans la chaumière, la toute première fois ?
— Non.
— Tu sens ? Ça sent le bonheur.