L'Odyssée de l'Ecrivain

Lussia Dc

Il faut parfois se perdre pour mieux retrouver son chemin.

Ce jour-là, comme tous les autres depuis des mois, j'étais en mal d'inspiration. Mon dernier roman avait été un échec et depuis je titubais entre les pages de brouillons et chutais en dépression libre. Rien ne venait et cela me rendait fou. J'aurai aimé que quelqu'un presse un revolver contre ma tempe et m'ordonne d'écrire un bouquin en trois jours. Or ma vie était devenue une série de journées sans lendemain : je pouvais rester allongé des heures sur mon canapé à essayer de réfléchir à un thème mais je cédais à la première distraction tout en esquivant les messages de mon éditrice. Un matin, sur un coup de tête, je fis ma valise et partis m'isoler en Normandie à Barneville-Carteret dans la maison secondaire de mes parents. Située au bord d'une grande falaise qui surplombait la mer, la demeure était légèrement excentrée de la ville et le lieu m'apparût comme une chance de rédemption. J'espérais à mon tour renaître de mes cendres.

Arrivé à la tombée du jour, je m'installai dehors et me mis aussitôt à gribouiller quelques pensées qui flottaient dans mon esprit. En regardant l'heure sur mon portable je m'aperçus qu'il y avait très peu de réseau et je me souvins surtout qu'il n'y avait pas de wifi. Tant mieux, une tentation en moins ! Alors j'eus une idée : je me levai et dégotai sur une étagère un vieux dictionnaire couvert de poussière et vins me rasseoir dehors. Je fermai les yeux, ouvris le mastodonte au hasard et pointai mon indexe à l'aveugle sur la page. Puis je rouvris solennellement les yeux, comme si je m'apprêtais à lire la sentence qui scellerait mon existence d'écrivain. Le mot que le destin avait choisi était « Enfant ». Je plissai les yeux, relevai la tête et réfléchis : c'est vrai qu'il y avait peu d'enfants dans mes romans. En même temps qu'est-ce j'y connaissais réellement ? A part bien sûr en avoir été un moi-même. J'étais célibataire donc la paternité était loin d'être au programme.

Une petite voix douce me sortit de mes pensées :

-Qu'est-ce que tu fais là ?

Je baissai la tête et à ma grande surprise un enfant de la hauteur d'une demi-page était assis en tailleur sur les écritures. Il me fixait de ses grands yeux bleus cachés sous ses mèches chocolat ébouriffées. Il était vêtu d'une salopette rouge, d'un polo rayé bleu marine et blanc et ne portait ni chaussettes ni chaussures. Il me semblait familier mais je ne savais pas dire en quoi. Je me frottai les yeux afin de chasser cette hallucination mais il ne partait pas.

-Qui es-tu ? demandai-je complètement interloqué.

-Tu ne sais pas lire ? me répondit ce dernier encore plus étonné que moi.

-Si, mais tu n'es pas un mot !

-Bien sûr que si, je suis le mot « enfant » !

-Les mots sont vivants ? m'écriai-je.

-Bien sûr que les mots sont vivants. Pourquoi cherchais-tu le mot « enfant » ?

-Je ne l'ai pas cherché volontairement, je suis tombé dessus par hasard.

-Les chercheurs de mots n'arrivent jamais ici par hasard, ils sont en quête de quelque chose. Je préfère croire au destin plutôt qu'au hasard.

-Ses paroles matures contrastaient avec sa silhouette minuscule de petit garçon. Quel âge pouvait-il bien avoir ce gamin ? 10 ans maximum, pas plus en tous cas.

-Dans les deux cas j'espère y trouver ce que je cherche.

-Et que cherches-tu ?

-L'inspiration.

-Ah oui, je la connais, elle est très gentille. Je peux t'indiquer la page si tu veux. Mais je te préviens elle est un peu fantasque et bohème, on ne comprend pas toujours ce qu'elle dit.

-Ne t'en fais pas, je finirai bien par la trouver tout seul. Dis-moi, on peut rencontrer n'importe quel mot et le voir comme je te vois ? Par exemple si je me rends au mot « baleine bleue » …

-Non, les autres mots ne peuvent pas prendre vie, ils n'ont pas le droit de passer de l'autre côté de la page. Je suis le seul à pouvoir voyager.

-Ah, même le mot « parent » ou « adulte » ne peut pas voyager ?

-Non. Tu sais le mot enfant vient du latin infans, -antis, c'est celui qui ne parle pas encore. Donc avant de parler l'enfant observe tout à défaut de pouvoir communiquer avec autrui, il crée sa propre vision du monde. Un rien le fait voyager, il n'a pas besoin de prendre le train ou l'avion pour découvrir le monde, il peut le faire depuis sa petite chaise au milieu de ses jouets ou bien assis dans l'herbe du jardin au milieu des fleurs. Tout est simple chez l'enfant, c'est pour ça que je peux me balader où bon me semble dans le dictionnaire. Chez vous les adultes tout est parfois beaucoup trop compliqué, surtout quand les sentiments s'en mêlent. Parfois vous en perdez même vos mots et puis vous vous mettez à les chercher comme on cherche les œufs de Pâques. Moi je suis insouciant et c'est la plus belle forme de liberté qui soit !

Il avait raison. Parfois j'ai la nostalgie de l'enfance, cette époque d'innocence et de bonheurs simples me manquent. J'écris pour qu'une partie de moi puisse continuer de vivre dans ce monde oublié. Mais je n'ai jamais écrit sur l'enfance réellement, peut-être parce que penser à ce bonheur passé me rendrait trop triste de mélancolie.

-Ne sois pas triste ! dit l'enfant comme s'il lisait dans mes pensées.

-J'ai peur…peur de l'échec ! me confiai-je soudainement. Si bien que j'en ai perdu mon inspiration. Peut-être que je ne suis pas fait pour écrire.

-Mais non ne t'inquiète pas, la peur n'est pas un signe de faiblesse, au contraire c'est une sorte d'intelligence. Moi par exemple j'ai peur du noir alors que pourtant la nuit est un phénomène naturel. C'est parce que l'imagination vient ajouter son grain de sel que la peur peut prendre un visage destructeur. Tu t'imagines que ton livre sera mauvais donc tu as peur et la peur même t'empêche d'écrire. Tu vois c'est un cercle vicieux. Il faut que tu remontes à la source. Pourquoi es-tu devenu écrivain ?

-J'ai toujours aimé les histoires, mon père m'en racontait chaque soir avant de dormir. Non seulement j'étais captivé par les récits qui dépassaient l'imaginaire mais aussi pendant ces vingt minutes mon père n'existait que pour moi. Les histoires sont des évasions, des issues de secours et j'ai décidé de réaliser ce tour de magie : faire disparaître la réalité et transporter les lecteurs dans des univers parallèles. Je veux écrire le roman que j'aurai moi-même rêvé de lire, une œuvre intemporelle !

-Eh bien c'est simple, qu'est -ce qui te fait rêver ?

-Moi ? Un tas de choses, mais je ne sais pas si ça intéresserait les lecteurs. Au fond je ne sais même plus ce qui les intéresse.

-Tu ne dois pas écrire pour les lecteurs, tu dois écrire pour toi ! Il y aura toujours des gens insatisfaits parce que comme dit le dicton « Il en faut pour tous les goûts » et heureusement ! Alors oublie ce que les autres veulent et explore le monde que tu rêverais de découvrir, sois le pionnier de tes histoires et ne t'en fais pas, il y aura toujours des personnes qui se reconnaîtront. Le secret d'un bon lecteur est de savoir lire entre les lignes d'un livre. Chaque auteur transmet malgré lui un message, une part de lui, un bout de rêve, des bribes d'échec, sans que ce soit forcément politique, social ou religieux.

-Tu as raison !

-Bien sûr que j'ai raison, j'ai sept ans !

-Mais mon dernier échec m'a anéanti. J'ai perdu tout mon émerveillement sur le monde et je ne suis plus capable d'imaginer quoique ce soit. J'ai publié trois romans jusqu'à présent, j'étais devenu un peu connu et j'avais rencontré le grand amour. Lorsque j'ai chuté, j'étais perdu et j'agissais sans conséquence. J'ai fini par créer le vide autour de moi.

-Bon j'ai une idée ! Donne-moi le nom d'un lieu que tu rêverais d'explorer.

-Hum, ça va te paraître un peu cliché mais j'aimerai plonger dans un lagon bleu turquoise au large d'une île perdue dans l'océan.

-Les rêves ne sont soumis à aucun critères physiques ou spatio-temporels, personne n'a le droit de juger. Donne-moi la main !

Je tendis mon index et il en saisit le bout de sa petite main. Pendant quelques instants je me dis que la situation était des plus absurdes mais c'est alors que l'incroyable se produisit. Je me sentis rapetissir au contact de l'enfant jusqu'à atteindre son format mais tout en restant proportionnellement plus grand par rapport à lui.

-Tu es prêt ? demanda-t-il.

-Prêt à quoi ?

-A visiter ton lagon bien sûr !

-Ah oui…bien sûr, je suis bête !

Il se leva, posa sa main sur le mur de papier et fît glisser la page vers la gauche comme des photos sur un écran de smartphone. Le bruissement des pages d'un livre que l'on tourne à toute vitesse résonnait en un grondement orageux et c'était comme si une bourrasque nous emportait au loin. C'était effrayant et à la fois grandiose : mes cheveux tourbillonnaient dans le vent, des milliers de mots défilaient devant mes yeux ébahis et soudain, petit à petit je commençais à apercevoir entre chaque page tournée un peu de bleu, puis des vagues et un bout de soleil. Je sentis le sol vibrer sous mes pieds et à ma grande surprise nous nous trouvions sur un petit zodiac dirigé par l'enfant. Les pages décélérèrent et nous nous retrouvâmes au beau milieu de l'océan et je pus apercevoir de loin un petit lagon. L'enfant riait, il portait un bob blanc de marin sur sa petite tête, un parfait petit mousse ! Je fermai les yeux pour mieux sentir le vent effleurer mes cheveux et l'embrun marin caresser ma peau. J'oubliais tout l'espace d'un instant : la peur, la tristesse et le désespoir. Je vivais le rêve à en perdre haleine.

L'enfant immobilisa l'embarcation au bord d'un lagon magnifique. L'eau était translucide et je pouvais apercevoir le fond de l'eau scintiller de mille couleurs.

-C'est magnifique ! m'entendis-je balbutier les larmes aux yeux.

-Et tu n'as encore rien vu ! me lança -t-il. Allez viens, suis-moi !

Sans que j'eusse le temps de répondre, il se jeta dans le lagon et disparu sous l'azur aqueux. J'hésitai quelques secondes puis sans même me déshabiller je plongeai à mon tour. Je n'avais pas besoin d'oxygène tant le paysage était à couper le souffle. Sous l'eau régnait un silence apaisant et je pouvais entendre le moindre petit craquement des plantes bercées par la houle délicate. Des feux d'artifices de poissons fusaient de tous les côtés, dansant entre les algues, les coraux, les éponges et les anémones. Mon petit guide me fit signe de le suivre. Nous nageâmes pendant quelques secondes vers le fond du lagon et soudain j'aperçus sous mes pieds une brèche dans le sol, comme un long tunnel. Je priai pour que l'enfant ne nous entraînât pas dans ce sous terrain abyssal, mais vous connaissez les enfants, ils ont toujours des idées improbables. Il lut l'hésitation sur mon visage et attrapa ma main pour m'entrainer dans ce long couloir. Je sentais sur ma peau la fraîcheur des roches et un doux courant se mit à nous pousser. Dans la pénombre, j'aperçus enfin le bout du tunnel. A ma grande stupéfaction nous avions quitté le lagon et nous étions désormais entourés du grand vide bleu. Je cherchai des yeux le fond mais ne le trouvai pas et plusieurs mètres d'eau nous séparait de la surface. Entre d'autres temps j'aurai paniqué mais je ne sentais pas le besoin de reprendre ma respiration donc j'étais apaisé. Et c'est là que je la vis, à quelques mètres de moi, ondulant gracieusement dans les rayons de lumière qui éclairaient l'éther abyssal : la majestueuse reine des océans, la baleine bleue !

L'enfant avait accordé de l'importance à chacun de mes souhaits, il savait écouter les paroles comme les non-dits. Il avait su lire entre les lignes. Alors que je m'apitoyais sur mon sort il m'avait silencieusement montré la voie à suivre, il était mon issue de secours. Aveuglé par mes petits malheurs, je m'étais renfermé sur moi-même, sur la vie adulte et ses aléas. Nous avons tous en nous un enfant qui sommeille et c'est grâce à lui que nous continuons de rêver et de nous émerveiller de choses simples. Je le retrouvai enfin.

Je me rapprochai de la baleine, les palpitations de mon cœur résonnaient sous l'eau et mon regard se noya dans un de ces grands yeux noirs. Je revis toute ma vie défiler dans le reflet de sa pupille.

Puis elle s'éloigna et l'enfant m'entraîna vers la surface. Nous nageâmes jusqu'à un petit îlot et nous nous assîmes sur le sable fin. Notre zodiac nous attendait sagement dans l'eau.

-Ça t'a plu ? demanda -t-il.

-C'est le plus beau jour de ma vie ! dis-je sur un ton enfantin. Merci pour ce voyage incroyable, tu m'as redonné vie.

-Je n'ai pas fait grand-chose, c'est la beauté de la nature et ton émerveillement qui t'ont transporté !

-Au fait, comment t'appelles-tu ?

-Je n'ai pas de nom, tu peux m'appeler comme tu veux. Je suis juste un enfant errant dans le dictionnaire tu sais ! Et toi tu es l'écrivain, n'en doute jamais ! Tu parleras de moi dans ton livre ?

-Bien sûr ! répondis-je ému.

Il se blottit dans mes bras, puis me poussa vers le bateau :

-Il est temps pour toi de rentrer, je vais rester ici moi. Je suis content de t'avoir rencontré monsieur l'écrivain !

-Mais, je ne connais pas le chemin du retour…

-C'est très simple, tu vas toujours tout droit et ne t'en fais pas, les mots te guideront.

-Au revoir l'enfant, je ne t'oublierai jamais.

Au fur et à mesure que je m'éloignai, l'île paraissait rétrécir et ne devint plus qu'un doux mirage d'oasis. Au fur et à mesure que je filais sur la mer, le temps s'obscurcissait : des nuages mornes se mirent soudainement à déverser toutes les larmes et la brise marine se changea en tempête déchaînée. J'allais mourir seul, noyé dans le vaste océan tumultueux et oublié de tous. Mais cela n'avait plus d'importance, j'avais gouté à un bout de paradis et cela en valait la peine. Je mourrai apaisé. La dernière chose que je vis fut une immense vague s'abattre sur mon petit bateau à moteur et je perdis connaissance.

***

Lorsque je revins à moi, j'étais trempé. J'étais assis, non plus sur le siège du bateau mais sur une chaise de jardin la tête posée sur le dictionnaire gorgé d'eau. Je pus lire le mot « enfant » dont l'écriture commençait à s'évader sous les gouttes de pluie. Je pris le dictionnaire et courus me mettre à l'abri dans le salon.

Que m'était-il arrivé ? Un rêve, tout cela n'était forcément qu'un rêve. Ou alors je devenais fou. C'est alors que devant moi, posé sur la cheminée en face du canapé, une photo encadrée attira mon regard. On pouvait y voir un petit garçon assis en tailleur dans un bateau à moteur. Il me fixait de ses grands yeux bleus cachés sous ses mèches chocolat ébouriffées. Il était vêtu d'une salopette rouge, d'un polo rayé bleu marine et blanc et ne portait ni chaussettes ni chaussures. Ah et il portait un bob blanc de marin sur sa petite tête. Cet enfant je le reconnaissais désormais…c'était moi-même à l'âge de sept ans ! Bien sûr, je n'étais jamais allé voir le lagon turquoise ni la baleine bleue mais c'était mon rêve. Je sus désormais quel serait le titre de mon prochain roman : l'Odyssée de l'écrivain. Il faut parfois se perdre pour mieux retrouver son chemin. Je serai l'Ulysse des temps modernes : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ».

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