L'oeuf roulant

Hervé Nouvel

Une drôle de voiture...
Et une curieuse grand-mère, qui élève à sa drôle de façon, son petit-fils de sept ans, abandonné par sa mère.

A l'adolescence, après plusieurs années d'une étrange affection, il découvre le secret de son abandon...

Aux premières difficultés de sa vie d'homme, sa sensualité complique les choses, et il fait une tentative de suicide.

La pièce retrace les circonstances de son acte, alors qu'il se trouve sur un lit
d'hôpital, enfermé dans son corps par le coma.  Enfermé mais conscient...

Comment reviendra-t-il de ce voyage intérieur ?

Grave ou cocasse, ça remue, ça émeut.

Extrait du texte consultable sur :

http://www.leproscenium.com/Textes/OeufRoulant.pdf

Les personnages :

Trois hommes, un jeune homme, cinq femmes.

Note : certains comédiens peuvent tenir plusieurs rôles

Paul : Homme mûr

Le garçon : Adolescent de préférence

Un médecin femme

Une grand mère

La tenancière (femme âgée)

Premier résistant

Deuxième résistant

La mère

Première gitane

Deuxième gitane

L’époque, le lieu

Quelques semaines après mai 1968. Une chambre d’hôpital, un lit, des chaises, une perfusion.


La mise en scène

Un garçon a tenté de se suicider, il est dans le coma, mais son cerveau fonctionne.
Sur le lit un mannequin représente le jeune comateux branché à des appareils.

Le comédien qui incarne le garçon parle et peut se déplacer, ses propos et son comportement ne sont pas accessibles aux autres personnages.

Exemple de visuel : 

Le comédien qui interprète le jeune homme est allongé à côté du mannequin. Le comédien est libre de ses mouvements, il représente l’esprit du garçon et anime le dialogue intérieur.
Le mannequin et le comédien ont la même apparence générale. Habillés de façon identique, chemise de toile bleue par exemple, pantalon blanc, lunettes...

Prologue


(Eventuellement voix off, un hall)

(Le rideau s'ouvre sur une femme qui soutient un garçon une corde autour du cou, elle l'allonge)

La mère : (Elle court et tambourine à une porte) Au secours ! Ouvrez ! A l’aide, vite !

Homme : Qu’est ce que c’est ? Qu’est ce qu’il y a ?

La mère : Je vous en prie faites quelque chose. Il est là venez vite !

Homme : Mais ? C’est votre fils…

La mère : Oui, je vous en prie… Faites quelque chose.

Homme : Il ne respire plus, son cœur est arrêté, vite appelez les secours.

(Noir, bruits de massage cardiaque, respiration artificielle. Sirène d'ambulance.)

La mère : Il ne bouge plus… Il est ? Il est ?

Homme : Coma profond.

La mère : Mon Dieu !  (Elle pleure)
Scène I

(La chambre d’hôpital du comateux, un homme et un médecin entrent.)

Médecin : Il est dans un profond coma, l’issue est improbable. Il serait bon qu’un proche vienne régulièrement lui parler. Vous le connaissez bien ?

Paul : Oh oui ! Je suis un ami de la famille…

Médecin : La mère est toujours hospitalisée ?

Paul : Vous pensez ! C’est elle qui l’a découvert… Elle a subit un choc terrible.

Médecin : Savez-vous ce qui l’a conduit à faire ça ?

Paul : Non… Non je ne sais pas.

Médecin : Y a-t-il des antécédents dans sa famille ?

Paul : Son père est mort dans un accident de voiture... On n’a jamais retrouvé l’autre véhicule.

Médecin : C’est récent ?

Paul : Il y a plusieurs années.

Médecin : Quel âge avait-il quand son père est décédé ?

Paul : Il avait sept ans.

Médecin : Qui s’est occupé de lui après le décés ?

Paul : Sa grand-mère… Sa mère n’a pas pu, une histoire familiale assez compliquée, je ne suis pas sûr que lui-même en connaisse tous les détails.

Médecin : Alors commencez par là, racontez lui ce que vous savez, parfois un élément anodin peut provoquer une réaction… Je vous laisse, j’ai d’autres malades à visiter.
 
(Paul approche une chaise du lit,  s’assoit.)

Paul : C’est moi, Paul… Ton ami Paul… Il va bientôt faire nuit.
On m’a autorisé… Parce qu’au travail je finis tard.

(Pas de réaction)

Le mieux c’est que je te parle de toi et de tes parents, pour t’aider à garder le contact avec... avec avant… avant que ça arrive.
(Un temps) Tu savais que ton grand-père et ton père avaient failli mourir à la même période ? C’était en 14-18, la première guerre. Gaz moutarde pour ton grand-père, pleurésie purulente pour ton père, il avait sept ans…

Le garçon : Ils sont devenus fragiles en même temps. Peut-être par solidarité ! C’est beau la solidarité père fils ! Pourquoi il nous a quittés quand j’ai eu sept ans ?

Paul : Quand la seconde guerre mondiale est déclarée, ton père cache des juifs. Dans le maquis il organise des sabotages contre les nazis. Mais il est dénoncé, on traque son groupe comme terroriste…
C’est comme ça que la gestapo appelait les résistants... Même pour un tract tu pouvais être torturé, déporté, fusillé ! Dans le secteur, il y avait eu aussi des disparitions de français, dénoncés par d'autres français. Les maquisards recherchent les mouchards, ça les mènent à une auberge de montagne. Des collabos y’en a eu, par idéologie, par vengeance, pour l’argent, les avantages, les arrangements. Pff ! C’est moche.
Par peur aussi, c’est humain.
Les murs avaient des oreilles, il fallait se méfier de tout.

Le garçon : Ça devait pas être simple tiens ! Marcher sur des œufs !

Paul : Ils ont surveillé plusieurs nuits. Ah ! Les allemands menaient grande vie là dedans ! (Bruits de bar, chanson en allemand...)
Finalement un soir les résistants ont investi le café, ils ont arrêté la tenancière, l’ont emmenée dans la forêt.

(Lumière sur deux hommes armés poussant une femme portant une pelle, le garçon se lève et les suit)

Premier résistant : Creuse !

La tenancière : Pour... Pourquoi faire ?

Premier résistant : Creuse, les collabos doivent creuser leur tombe !

La tenancière : Non ! Pitié, c'est pas moi !

Premier résistant : Tu as vendu nos camarades aux boches !

La tenancière : Non ! Non j’ai rien fait !

Premier résistant : Henri Pitard, Georges Besson, Philippe Catuzo, assassinés par les nazis. A cause de toi !

La tenancière : Je suis vielle je pourrais être votre grand-mère…

Deuxième résistant : Les boches l’ont tuée ma grand-mère ! Alors, ferme-la ordure !

La tenancière : Je les ai pas donnés... Pas donnés... Mon Dieu... Pardonnez-moi mes off...

Deuxième résistant : C'est le diable que tu vas rejoindre !

Premier résistant : Le temps presse, finissons-en… En joue ! (Ils pointent leurs armes). A mon commandement... Feu ! (Fusillade, elle tombe)
Deuxième résistant : Kaput la vieille salope !

Premier résistant : Ça nous rendra pas les copains, mais justice est faite.(La lumière baisse sur eux, ils traînent le corps et sortent)

Paul : C’était une oreille ennemie. Pas de prisonniers pour les maquisards… Vite jugée, vite exécutée, vite enterrée, pas d’autres solutions.

Le garçon : Si elle était innocente ?

Paul : Ton père avait fait son devoir mais il venait de descendre au niveau de l’occupant nazi, et puis cette femme avait des parents, peut-être des enfants…

Le garçon : Comment ils se sont connus mes parents ?

Paul : Au cours d’une mission la moto de ton père glisse sur le verglas, il se fracture la jambe devant l’atelier d’un menuisier… c’est ton grand-père (Il rit). Il aurait pu tomber sur des collabos… Mais non, il a eu de la chance. Là, il a connu ta mère…

Le garçon : Il a tué la méchante sorcière de la montagne et épousé la gentille princesse.

Paul : Une fois guéri il a rejoint le maquis. Puis les alliés ont débarqué, ça bagarrait dur en montagne ! Ton père est épuisé il ne peut pas suivre ses camarades, on le démobilise. C’est un coup très dur pour lui, il a l’impression de déserter ! Tu te rends compte !

Le garçon : Pour le remerciement qu’il en a eu d’avoir risqué sa vie !

Paul : Finalement la paix revient, après tant de souffrances. C’est extraordinaire la paix. La vie reprend…
(Un temps)
Tout le monde aimait ton père, c’était un bon copain, il aimait sortir, un passionné de moto, de mécanique ! Ah ! La technique… Les balades aussi. La plage… ça c’est bien la plage, ça ne coûte rien.
Les rigolades entre amis c’est agréable, mais il faut manger. C’était pas facile tous les jours, tu peux me croire ! La paix n’a pas apporté pas de travail aux modestes héros.

Le garçon : Aux héros obscurs, aux sombres héros, aux sombreros, olé ! (Un temps) Ben quoi lui aussi c’était un déconneur !

Paul : Pour tes parents, c’était petits boulots… Dures les fins de mois ! C’est vraiment par nécessité qu’ils habitaient chez ta grand-mère paternelle… Mémère comme tu l’appelais.

Le garçon : Tu parles d’un surnom ! Elle l’avait pas volé ! Tu sais ce qu’elle a fait ?
 (Un temps) Dis je te parle, Paul, réponds-moi… Il entend pas ! PAULLL… Paul répond-moi, (suppliant) répond-moi…

Paul : Au début cette grand-mère s’entendait bien avec ta mère. Quand tu es né ça a commencé à déraper. Elle voulait toujours s’occuper de toi, soi-disant parce qu’elle avait plus d’expérience. Mais en réalité c’était pour l’écarter, la priver de son fils. La situation a empiré. Finalement… Un mois après tes sept ans…

Le garçon : Paul tu es loin, je te vois, je t’entends, je te parle et toi tu fais comme si j’étais pas là, qu’est ce qui se passe, on est où là, qu’est ce que c’est ces tuyaux ??? Tu m’entends ??? Il entend pas, est-ce que je suis…

Paul : Elle a essayé de séparer tes parents. Elle l’a tant voulu qu’elle y est arrivé, sauf que ça ne s’est pas passé comme prévu. La zizanie s’installait entre eux à cause de la belle mère qui mettait son nez partout, et « on fait pas ça comme ça, faut faire comme ci, pas comme ça » ! Pour s’échapper ton père a cherché la tranquillité ailleurs. Il avait du charme, il plaisait aux femmes, il l'a trouvée facilement… Ta grand-mère savait, elle a même facilité cette relation.

Le garçon : Paul pourquoi je plais pas aux filles ? Il plaisait lui. On dit tel père tel fils ! (Il crie) C’est pas vrai !

Paul : Il avait trouvé un boulot de représentant en vins. On lui avait fourni un drôle d’engin à deux places, une « Isetta ». Une voiturette économique qu’on surnommait l’œuf roulant, parce qu'elle était toute ronde et blanche. Elle était à l'autobus ce que le pédalo est au paquebot.
On aurait dit un engin burlesque du « Gai Moulin ». Un endroit à la mode où les vélos déjantées et les tandems désarticulés faisaient la course.
(Un temps, soupir) Un soir ton père est allé voir cette femme, il est reparti dans son Isetta, tard, fatigué par l’amour. Sur la route, l’œuf a été cassé.
Il n’y a pas eu de témoin… la coquille broyée est restée longtemps dans le fossé…
Ton père est mort à l’hôpital le lendemain… Je t’en prie ne fais pas comme lui, reviens… Tu ne vas pas laisser ta mère perdre les deux hommes de sa vie à dix ans d’intervalle !

Le garçon : Je sais pas comment je suis arrivé ici… Vivant je suis pas sûr de l’être, mais je suis pas encore mort. Ce que tu viens de raconter je le savais mais je comprends toujours pas pourquoi ma mère m’a abandonné après l’accident de papa.

Paul : Ce n’est pas tout… Le jour même du décès, ta grand-mère a fichu ta mère à la porte. La vieille… Ta grand-mère était chez elle. Ta mère ne pouvait que faire sa valise et partir, sans t’embrasser, c’était la condition posée par ta grand-mère.

Le garçon : Elle a fait ça ? Jamais j’aurais cru qu’elle m’ait fait ça.

Paul : Ta mère n’avait pas le choix, pas d’appartement, pas de travail, en revanche elle savait que sa belle mère t’aimait et s’occuperait bien de toi. Voilà pourquoi tu es resté seul avec elle.

Le garçon : Ah oui ça elle m’aimait, elle s’est occupé de moi ! Un peu trop même !

Paul : Voilà… (Un temps) Ah oui ! Il y avait Ahmed aussi ! Un pauvre harki réfugié d’Algérie. Souviens-toi ! Le propriétaire lui louait le garage de la maison ! Il était ouvrier pêcheur !

Le garçon : S’il était resté là-bas les algériens l’auraient fusillé. Collabo ! Comme cette femme exécutée par mon père. C’est drôle la vie… la mort c’est drôle aussi. On est ailleurs sans y être vraiment.

Paul : Petit tu aimais voir Ahmed au retour de pêche. Avec les autres ils tiraient les filets lourds de sardines sur la plage…
Une fois les filets enroulés, les pointus étaient mis au sec, sur les galets. Leurs quilles glissaient sur des traverses de bois. A la force des bras pour remonter les pointus ! Le muscle et son chant de l’effort : Ho-Hisse ! Ho-Hisse !

Le garçon : Oui oui je me souviens ! Ahmed habitait le garage. Pas de confort là non plus et… Pas bien propre… Il dormait par terre sur une paillasse… Je revois les piments rouges en collier… Je sens encore l’odeur des poivrons qu’il installait dehors, sur de petits braseros de fonte. Tu as remarqué qu’ils ont une odeur particulière ? Ah oui, c’est vrai tu m’entends pas, tu vois pas, tu sens pas.

Paul : Ahmed vivait seul, avait-il une famille dans son pays ? Il avait peut-être laissé là-bas un enfant… Comme toi… A la belle saison il demandait à ta mère la permission de t’inviter à manger les sardines fraîches.

Le garçon : Ouais y’a une photo de moi, j’ai quatre ans, je suis assis sur une couverture posée sur un cageot en plein milieu de la rue. On a l’air con quand on est petit, tout frisé, les yeux ronds, la barboteuse, le chapeau ridicule. En plus j’ai une énorme serviette blanche autour du cou ça me fait des oreilles de lapin. Ah ! Un mystère cette serviette propre dans cet endroit !

Paul : Il venait te chercher quand les petits braseros de fonte étaient rouges de colère. Il disposait délicatement les sardines, qu’il retournait une fois. Vous les mangiez avec les doigts, du bout des lèvres pour séparer les arêtes de la chair… (Un temps)
Bon, il est l’heure.
(Il s’approche du lit, tapote le bras du mannequin, l’autre comédien tend des mains suppliantes vers Paul qui les ignore)

Allez grand, à demain.

(Il sort, la lumière baisse)
Scène II

Le garçon : Non Paul, me laisse pas seul, j’peux pas dormir ici, j’ veux que tu restes…
J’veux continuer à voir ma vie d’avant. Pourquoi j’ai fait ceci et pas ça, pourquoi on fait une chose et pas une autre, hein ?  Comprendre quoi ! Si on pouvait revenir en arrière… Par exemple quand les gitanes sont venues à la maison...
(S’adressant au mannequin) On dit romanichels ! Pourtant elles sont très coquettes les gitanes, observatrices, elles ont l’œil et le sens des affaires. Elles avaient vu que ma mère était bonne couturière, pas chère. Une clientèle difficile ! Exigeante ! Mais qui payait bien ! Aux époques de leurs visites dans le patelin la maison était souvent pleine de femmes. J’avais quatre ans !

(La lumière baisse sur le garçon, se fait sur une femme en train de coudre, un enfant de quatre ans à côté d’elle. Entrent deux gitanes.)

Première gitane : (Joyeuse) Bonjour, on vient chercher la robe commandée cet été.

La mère : Ah ! Bonjour mesdames, vous voilà de retour chez nous ?

Deuxième gitane : Oh ! Le petit est là ! Comme il a grandi ! (Elle prend l’enfant dans les bras, etc)

La mère : Oui il grandit vite. En seulement deux mois, vous vous rendez compte !

Première gitane : On vient chercher les robes.

La mère : Elles ne sont pas prètes, il manque les volants…

Première gitane : Comment pas prètes ?

La mère : Il manque les volants que vous deviez me donner la dernière fois…

Première gitane : Je vous ai donné l’argent !

La mère : L’argent oui, mais pas les volants, vous n’aimiez pas ceux que je vous ai montrés…

(Le ton monte)

Première gitane : Vous avez pris l’argent et vous avez pas fait les robes !

La mère : Va jouer dehors mon chéri. (L’enfant sort) Comment pouvez-vous dire ça ! Il n’y a plus qu’à poser les volants, tout le reste est fait voyons !

Deuxième gitane : C’est parce qu’on est gitan que vous faites pas ce qu’on demande ?

La mère : J’ai fait vos robes, je vous répète qu’il ne manque que les volants, il était convenu que vous les apporteriez…

Première gitane : (Criant) Les gitans ont droit aux mêmes choses que les autres gens quand ils paient !

La mère : (Plus fort) Je ne dis pas le contraire, donnez-moi les volants, je les monte et vous partez avec vos robes.

Première gitane : (Elle hurle) Rendez nous l’argent !

La mère : J’ai fait les robes comme convenu, il reste à peine un quart d’heure de travail…

Première gitane : (Elle hurle) L’argent !

Le garçon : Je suis revenu parce qu’elles criaient après ma mère, j’avais peur, mais d’une voix parait-il tonitruante j’ai dit :
 
« Et alors qu’est ce qui se passe ici ? »
(Le comédien joue la réplique, regard courroucé, bien droit, les poings sur les hanches ,il fixe les femmes qui se figent, le regardent, toutes éclatent de rire et sortent réconciliées.)

C’est de là que vient ma réputation de « petit homme », elle m’a coûté cher quand mon père est mort.
Tu l’as dit Paul, ma mère et mon père ont disparu et c’est mémère qui m’a tout annoncé, (Se moquant) l’air de rien, comme si ça n’avait pas d’importance, une chose banale… Tous les jours ça arrive qu’on perde ses parents ! Et d’abord qu’est ce que c’est la mort quand on a sept ans ? Voilà la réputation, la putain de réputation du vrai petit homme. La vérité c’est que j’ai rien compris, j’ai pas pleuré, elle a cru que j’étais presque content de vivre avec elle ! Bordel mais moi je l’ai pas vu le corps inhabité, vide comme une coquille, même pas le cercueil ! Comment faire pour y croire à sa mort ? J’ai fait semblant parce qu’ils ont pas voulu de moi les salauds d’adultes, j’étais pas là quand ils l’ont enterré. C’était mon père à moi, pas à eux, ils me l’ont pris sans me demander mon avis. (Sanglots)
(Moqueur) Pour pas me faire de peine !
(Il crie) Si j’étais un VRAI petit homme, alors il fallait que j’aille le voir une dernière fois mon père… C’est pas parce qu’il trompait ma mère que c’est plus mon père, que je l’aime plus.
Elle a été lâche ma mère de pas m’expliquer. Peut-être que si je l’avais vu pleurer, j’aurais pleuré avec elle d’abord parce que je supporte pas la souffrance des autres, j’aurais eu mal mais j’aurais compris la mort… Plus avoir de papa…
Oui, je l’aurais consolée moi ma mère.
(Noir)
Scène III

Paul : Quelle belle journée aujourd’hui ! Juste assez de vent pour rafraîchir ! Allez, on continue… Tu étais très perturbé par ces changements tu sais, la mort de ton père, le départ de ta mère… Il aurait fallu que tu puisses mettre des mots, des sensations sur ta peine ! Au lieu d’entendre  « ton père est parti », « ta mère t’a quitté », « ta mère t’a abandonné »…

Le garçon : Comme un paquet encombrant !

Paul : T’abandonner ! Comme si ta mère avait pu t’abandonner…
Seulement tu n’y croyais pas à la mort de ton père, tu voulais voir la tombe ! Tu insistais. Aucune explication ne remplaçait le cimetière. Il fallait faire quelque chose, et vite ! Tu menaçais d’y aller seul sur cette colline, de l’autre côté de Cannes !
La vieille voiture des jeunes voisins a accepté de grimper tout là-haut. Sans ta grand-mère qui s’est dévouée pour garder leur fille. Sans ta grand-mère qui n’a pas eu le courage de pleurer devant des témoins ! Encore une lâcheté d’adulte, encore un mythe ! Faut être fort !

Le garçon : J’étais très excité pendant qu’on cherchait dans tout ce marbre, ces croix, ce fer forgé. Enfin on est arrivé devant un tas de terre, dessus, quelques fleurs finissaient de crever dans un pot… J’ai été déçu ! C’était ça la tombe de mon père, ce petit tas de terre allongé, étroit ? C’est tout ce qui reste de quelqu’un qui occupe tant de place dans la vie des autres ? Alors j’ai dit qu’on pouvait creuser et le trouver la dessous, les voisins ont même eu peur que je le fasse. J’ai essayé de rire, ils ont ri aussi. Ils l’ont dit à mémère. « Quelle force de caractère ce gosse ! » J’avais pas pleuré.
Les larmes, le désespoir, descendre bien profond, comme à la mer, toucher le fond, donner un grand coup de talon, remonter à la surface, inspirer, respirer la vie…
Les larmes amères pour me libérer… C’était la seule chose que j’étais venu chercher sur ce tas de terre, et je les ai pas senties couler ces larmes…

(Au mannequin) Ou alors t’es insensible ! Parce que t’es pas dans la norme, pas pleurer à la mort de son père c’est moche ! T’es moche ! Et grotesque ! Ta vie débutante prenait une tournure dramatique et toi, premier concerné, tu étais le seul à pas le voir !
Tu as pourtant eu une certitude, tu verrais plus tes parents, plus jamais. Tu ressentais le vide, l’abandon.
Comble de dérision, le seul adulte qui voulait encore de toi c’était ta grand-mère :
(Souriant, cynique) Tu avais sept ans, elle, soixante dix sept.

(Noir)
Scène IV

(Entrent Paul et le médecin, un dossier sous le bras.)

Médecin : Alors comment ça se passe ?

Paul : Je lui parle, je raconte des souvenirs qui s’enchaînent, comme vous me l’avez demandé.

Médecin : C’est très bien, la mémoire ça fonctionne par association d’idée, par thèmes, par sensations. Ne vous inquiétez pas. De toute façon nous n’avons pas le choix… (Elle prend Paul par le bras, le tire à l’écart du lit, le comédien incarnant l’esprit du garçon les suit) Si par chance il revient de ce voyage ! Nous ignorons pendant combien de temps son cerveau a été privé d’oxygène…

Paul : Mais alors, ça ne sert à rien ?

Médecin : On ne sait pas ! Continuez et… Pas de tristesse, soyez joyeux.

(Elle sort. Paul désorienté hésite)

Le garçon : (Ironique) C’est une marrante cette toubib ! Allez, te laisse pas impressionner j’suis toujours là.

Paul : Alors… Alors, alors ? (Il s’approche du mannequin) Si tu pouvais me faire un signe, un petit signe, ta main, (Il prend la main du mannequin) un doigt… un tressaillement…

Le garçon : (Le comédien s’approche de Paul à le toucher, Paul n’a aucune réaction) Je suis là !

Paul : Un signe imperceptible…

Le garçon : Je suis là Paul !

Paul : Un battement de cil…

Le garçon : Ecoute pas cette femme Paul… Parle encore. Je suis bien quand tu es là !

Paul : C’est trop bête… Je n’ai jamais réussi… Il faut que tu saches… Un jour tu as dit une chose qui m’a fait un grand plaisir… Tu as dit que tu aimerais que je devienne ton père.

Le garçon : Oui c’est vrai !

Paul : Je n’ai pas su te le dire… Voilà, avec ta mère… Avec ta mère on s’est aimé au premier regard… Pas ce que tu crois !

Le garçon : Je crois rien Paul.

Paul : C’est lorsque ta mère a trouvé son poste de gardienne standardiste que nous nous sommes connus.

Le garçon : Te fatigue pas, dis-le qu’elle est concierge, c’est pas une tare !

Paul : Grand collège catholique, petit salaire, une demi-journée de sortie autorisée par semaine, vie privée irréprochable exigée !
Elle espérait te prendre avec elle dans sa loge.  Elle n’a jamais pu, c’était minuscule. Nous les employés, on l’appelait « la crèche » parce qu’il y avait la mère et l’enfant. Enfin, pas tout le temps, tu n’y faisais que des apparitions. (Il rit)

Le garçon : Ça fait du bien quand tu ris.

Paul : Les curés surveillaient le personnel, mais une veuve et un célibataire… Notre relation aurait été licite, seulement il aurait fallu vite se marier. Elle n’a pas voulu imposer un homme à son fils.

Le garçon : Je m’en doutais, mais on a jamais parlé de ça avec maman. Elle parlait pas d’elle. Elle se plaignait jamais.

Paul : Pourtant la maison dans laquelle tenait la loge était grande et vide.
Enorme progrès sur la petite maison du bord de mer, les toilettes étaient sur le palier dans le local à poubelles, mais toujours pas de salle d’eau.
Ta mère ne pouvait pas venir te voir, tu faisais le trajet en autobus. Tes visites étaient charitablement tolérées.

Le garçon : (Rageur, au mannequin) Tu aurais dépareillé l’ordonnancement de ce collège de gens « biens ».

Paul : Aujourd’hui c’est moi qui prend la place de ton père... (Un temps) Alors, tu vas voir, je vais te tirer de là ! Courage ! Comme ta mère avait dû travailler loin, tu vivais avec ta grand-mère paternelle, dans la petite maison du bord de mer.

Le garçon : (Même jeu) Cette Mémère ne t’a pas trompé, tu as fait semblant de croire sa version, ça t’arrangeait de penser que ta mère était partie, ça évitait la souffrance d’un conflit.
Tu as mené une double vie à partir de sept ans.

Paul : Deux pièces cuisine. Enfin la cuisine ! Un couloir, un évier, un robinet. Dans une pièce trônait le poêle en fonte, à la fois cuisinière et chauffage l’hiver.
L’autre pièce c’était la chambre de tes parents, rien n’avait changé. Simplement, elle était sans vie.
Les toilettes, un trou dans la cave derrière la maison. Pour la nuit, un seau hygiénique dans la chambre inoccupée, glaciale l’hiver, persiennes toujours fermées.

Le garçon : L’endroit convenait bien aux choses cachées, pisser, chier, chialer, gueuler… Tout ce qui sort du corps… J’avais honte de ma maison minable, j’avais peur que les autres me jugent sur cette baraque. Mes copains avaient du chauffage dans leur chambre, une salle de bains, un frigidaire.
Un été le marchand est plus venu vendre ses pains de glace. On a mis le beurre dans l’eau, il a fondu et il a ranci tout jaune foncé.

Paul : Tu sais, ces choses perdent de l’importance avec le temps. On finit même par en rire.

Le garçon : Jaune, on en rit jaune !

Paul : Ta maison n’avait pas de confort mais elle était entourée de terrains pleins d’arbres et de ronces énormes. Tout ça était habité d’oiseaux, de reptiles… De merveilleux terrains de jeux ! Et quand passait un petit cirque familial, tu pouvais même voir des chevaux et des dromadaires attachés à une corde. Les lions et les tigres étaient en cage. Tiens j’y pense, mon porte-clefs patte de lapin (Il passe le porte-clefs sur la joue du mannequin) tu sens sur ta peau comme c’est doux le lapin.

Le garçon : Ouais c’est comme un chat ! Justement on avait un fauve bien à nous dans notre jungle, une chatte sauvage sacrément rapide ! Un midi, grand-mère avait laissé un steak sans surveillance, il en a profité pour se tirer avec la chatte.
Elle était pas heureuse Mémére ! Pourtant le lendemain elle lui a mis une soucoupe de nourriture dehors, on pouvait l’observer.
La chatte est venue chaque jour manger, elle nous tournait le dos.
Après plusieurs jours, la chatte mangeait voracement, un doigt sur la bouche grand-mère m’a fait signe de venir…
On allait passer à table, une casserole bouillonnait sur le gaz, elle a prit la casserole, elle est allée droit vers la chatte, elle lui a vidé l’eau fumante sur le dos.
Grand-mère la regardait se contorsionner, souffler, couiner, hurler toutes griffes dehors.
J’ai vu grand-mère, la casserole d’une main, cramponnée à l’évier de l’autre main, agitée de soubresauts silencieux. Elle avait perdu la tête, son corps penchait, elle allait tomber… Elle suffoquait, non, elle hoquetait de rire.

Paul : Ta grand-mère t’adorait au point de t’arracher à ta mère, au point de t’écarteler, de te crucifier. Quand tu venais voir ta mère tu ne lui disais rien de ce qui se passait avec ta grand-mère.

Le garçon : Je faisais pareil dans l’autre sens. Cette rivalité me faisait taire. Y’avait un enjeu à cette loterie ? A qui irait la coupe ? Manipulé, je me suis laissé manipuler !

Paul : Ta grand-mère était très croyante, après la mort de ton père elle a cherché un réconfort moral auprès du curé. Il lui a répondu « Qu’est que vous voulez que j’y fasse ! »
(Ironique) Alors, quand deux femmes ont apporté la bonne parole, la vraie, elle a vendu l’église apostolique et romaine au temple évangélique.

Le garçon : Elle m’a traîné chaque dimanche dans cette secte.
Fallait rester assis des heures à écouter la parole de Dieu.

Paul : Les gens parlaient « en langue » ! Ta grand-mère était catastrophée quand tu lui resservais une de ces drôles de phrases. Elle se lamentait de ne pas avoir reçu la grâce divine. Soyez patiente lui disait le pasteur, vous voulez courir avant de savoir marcher…

Le garçon : Ah ouais ! Les « témoignages en langue » la première fois que j’ai entendu ça j’ai eu peur, j’ai cru qu’ils étaient devenus fous ! C’est des gens qui croient avoir le don de parler une langue disparue.
J’m’y suis habitué, on s’habitue à tout, surtout qu’ c’était marrant y’en a qui répétaient toujours la même chose.
(Rigolard) Fallait voir l’air inspiré, la conviction quand ils prononçaient ces mots incompréhensibles ! Bien sur, fallait un traducteur autorisé, c’était le pasteur ou un grand érudit. (Il ricane) Je m’en souviens encore : « caïtou nigou chténéchtaï… caïtou nigou… caïtou nigou… caïtou nigou… »

Paul : Il y avait des cantiques aussi, si tu ne chantais pas tu en avais l’air. (Il rit)

Le garçon : Ouais ! Rigole !... Un jour le prof de chant a été malade. On a vu arriver une remplaçante, une grande bringue affamée. Cinéma ou armée, elle aurait fait l’adjudant pète-sec ! Elle nous a mis contre le mur et elle nous à tous fait chanter les uns après les autres. Arrivé à moi elle a dit « Toi, tu ne chantes plus ». Exécuté sur le champ !

Paul : Ta grand-mère s’occupait des autres, elle rendait des services.

Le garçon : Tu parles elle s’immisçait dans les histoires des autres… Et j’y participais ! Un jour grand-mère m’a emmené dans la chambre d’une vieille dame, qu’on avait retrouvée morte le matin. J’avais pas dix ans ça fait un drôle d’effet ! Elle avait la bouche ouverte, un fichu lui fermait les mâchoires, enfin… Il essayait, on avait fait le nœud sur le crâne. On aurait dit un œuf de Pâques, mais j’avais pas envie de rire… Peut-être que grand-mère avait peur que ça lui arrive, elle a fait ça pour m’endurcir… Comme un œuf ! Je crois qu’elle a trop tiré sur la corde. Non j’avais pas envie de rire…

Paul : Les fins de mois étaient parfois difficiles, ces jours là vous soupiez d’un bol de café au lait trempé de pain dur. L’hiver tu rentrais les pieds gelés, tu les emmaillotais et tu les mettais dans le four de la cuisinière.

Le garçon :  Après je mettais dans le four un quignon de pain dur avec du chocolat, c’était le pain au chocolat du pauvre, mais c’était bon !

Paul : Tu es un curieux, un casse-cou, les expériences de chimie explosives, les escalades… Ah oui, c’est pour grimper que tu as acheté une corde… On n’aurait jamais imaginé que tu fasses un nœud coulant… Enfin… L’été sans les copains partis en colo c’est long, même au bord de mer ! Tu allais souvent à la librairie au bout de la rue. Toujours à l’affût de nouveautés tu as découvert un livre de Yoga.
Tu l’as dévoré et dans une discipline où il faut un Maître, au moins un professeur, tu as commencé les exercices seul à treize ans !
Les séances duraient des heures. Tu voulais obtenir plus de capacités physiques, plus de pouvoirs psychiques. Ça nous faisait rire avec ta mère… Si on avait su…
Je suis sûr que ces méditations où tu restais immobile des dizaines de minutes, avec la conviction de flotter au-dessus de ton corps, de faire des voyages je ne sais où, ne t’ont pas été bénéfiques… Ah ! Si on avait su… (Un temps)
Ouh ! Il est tard ! Demain je viendrais plus tôt. Bonne nuit. (Il embrasse le mannequin et  sort)

Le garçon : Mais bien sûr qu’on peut flotter et voyager dans l’espace et le temps ! On voit plein de choses !
En ce moment je me vois dans cette chambre, sur ce lit… Surveillé, branché à ces tuyaux, à ces bouteilles de liquides dégueulasses, habillé de cette chemise en toile bleue, emprisonné dans ce drap à rayures bleues.

(Noir)
Scène V


Paul : C’est moi ! Paul ! Bonjour ! Ça va ? Ah si tu pouvais me répondre !
Allez aujourd’hui  on parle de tes grands parents maternel! Je crois d’ailleurs que ce sont les meilleurs souvenirs que tu gardes de ton enfance.
Ton grand-père maternel avait recueilli ce maquisard à la jambe cassée, ton futur père. Tu te souviens ?
Il était menuisier ébéniste, toujours en activité alors qu’il cheminait tranquille vers ses quatre vingts ans.
Un gaillard charpenté en homme des bois, une vraie armoire à glace !
Tu te souviens la fois où il est venu vous chercher à la gare avec son Solex tirant une remorque ?
Ses puissants coups de pédales ont aidé le minuscule moteur à vous emmener à près de trente cinq kilomètres heures ! J’imagine que vous n’êtes pas passés inaperçus, ta mère et toi assis dans la carriole ! (Il rit)

Le garçon : En tout cas j’en menais pas large !

Paul : Tu aimais voir ton grand-père préparer les planches. Le rabot fabriquait de belles anglaises odorantes, souples ou craquantes selon le bois. Au contraire le rabot électrique arrachait dans un bruit assourdissant, une myriade de copeaux fins comme de la sciure.

Le garçon : Y'avait un grand mur couvert de rabots de toutes les formes.

Paul : Ils en avaient fait des planches, des moulures, des baguettes, des corniches. Leurs ventres étaient lustrés, polis, lisses, doux…

Le garçon : Voir mon Pépé pousser le rabot c’était quelque chose ! On pouvait lui parler, il n’entendait rien.
Même fusion du mental et du physique, comme dans le Yoga.
Dans ces moments là il était austère, hermétique derrière ses grosses lunettes d’écaille.

Paul : Et ses mains ? Tu te souviens de ses mains ? Des mains impressionnantes pour un petit bonhomme de ton âge…
Tu sais que ses énormes pattes faisaient sa fierté ? Elles étaient intactes ! Après soixante années à côtoyer toupie, scie circulaire et dégauchisseuse ! Pas une blessure ! Rien ! Combien de menuisiers pouvaient en dire autant ?

Le garçon : Tout ça faisait un boucan ! Une poussière ! Infernal ! On avait isolé les machines derrière une grande cloison vitrée.
Cette énorme boite transparente faisait comme une gigantesque boule à neige où mon Pépé Géant devenait bonhomme Noël sous ses flocons de copeaux !
Et le top ! L’odeur ! Ça sentait le bonbon à la résine de pin, à la guimauve, à la réglisse…
C’était merveilleux. J’avais huit ou dix ans.
(Le médecin entre)
Médecin : Bonsoir. (Elle consulte la fiche médicale)

Paul : Ah docteur ! J’ai réfléchi au pourquoi de son suicide… Vous croyez qu’il aurait pu faire ça à cause de mauvais résultats scolaires ?

Médecin : C’est plus fréquent qu’on ne le croit, surtout s’il était bon élève.

Paul : Les notes avaient un peu baissé cette année, avec les grèves de mai c’était inévitable. Il se faisait du soucis pour l’avenir, il ne voulait pas être à la charge de sa mère.

Médecin : C’est une possibilité, une brimade d’un professeur ou une déception amoureuse… Enfin, il est tard, allez vous reposer.

Paul : (Au médecin) Vous avez raison. (Au mannequin) J’ai beaucoup parlé, j’espère que tu n’es pas trop fatigué. Je t’embrasse grand.  (Il embrasse le mannequin)

Le garçon : Au revoir papa !

(Ils sortent, voix off)

Paul : Demain je voudrais tenter une expérience.

Médecin : De quoi s’agit-il ?

Paul : J’ai pensé apporter…
(Noir)
Scène VI

Paul : Je t’ai apporté un savon, à l’amande douce , sens-moi cette odeur ! Est-ce que ça te dit quelque chose ?

Le garçon : Ben, ça me rappelle une après-midi de printemps. J’avais douze ou treize ans. Elle était parfumée cette journée…
Grand-mère est arrivée avec une fille. Elle s’appelait Maï, débarquée du Vietnam. Elle parlait pas français, peut-être qu’elle comprenait. Elle répondait en secouant sa tête indolente, ses lèvres charnues souriaient, ses yeux noirs sans pupilles brillaient. On devait aller à la villa de ses patrons, je comprenais pas pourquoi on avait besoin de moi, mais une promenade c’était nouveau. J’étais content. Elle portait le costume traditionnel, une longue robe-chemise blanche avec des fleurs, les boutons étaient des boules de tissus, les boutonnières de fins lacets cousus. Elle portait sa robe fermée jusqu’au cou sur un pantalon de soie noire qui faisait comme un drapeau dans ses jambes. Elle marchait avec nonchalance, le ventre en avant les bras ballants, les mains longues et souples, moi qui ne connaissais que des mains calleuses !
On a  parlé de sa vie là-bas, de l’exode... Enfin parlé… Mimé des gestes d’impuissance, des grimaces de douleur, la guerre quoi !
La maison était vide, grand-mère a dit « et si tu prenais un bain, il y a une baignoire ? » Ah ! Une aubaine !
Maï approuvait avec un grand sourire.
Elle était sympathique, un joli visage un peu rond, elle avait vingt cinq peut-être trente ans mais elle paraissait plus jeune.
Grand-mère m’a poussé dans une salle de bains grand luxe carrelée jusqu’au plafond.
Maï apporta des serviettes et des flacons, elle versa du savon liquide à l’amande sous le robinet grand ouvert, la mousse se mit à glouglouter en neige.
J’attendais que les femmes me laissent seul, en sortant grand-mère a dit « quand tu seras dans l’eau Maï viendra s’occuper de toi ».

Paul : Peut-être que tu te rappelles de cette vietnamienne, une amie de ta grand-mère, qui t’avait frictionné de parfum, comme elle le faisait dans son pays ?
(Il rit)

Le garçon : Ouais sauf que j’étais pas au courant. (Un temps) Je pliais bien comme il faut mes habits sur un tabouret, j’entrais dans la baignoire et je me cachais sous l’eau savonneuse. J’avais que deux ou trois poils noirs sous le slip et ça m’embêtait qu’une femme les voit.
Puis grand-mère m’annonce que Maï va me frotter le dos, comme c’est la coutume dans son pays, et elle me laisse seul avec elle !
Ça faisait beaucoup de coutumes à découvrir en même temps !
La fille s’est agenouillée et elle a commencé à effleurer mes cheveux de ses doigts agiles.
(Un temps, perdu dans son évocation) C’est très agréable un massage de la tête, les cheveux se hérissent, bougent, deviennent de minuscules doigts de fée qui électrisent. On ferme les yeux, c’est bon, on se laisse aller.
Puis c’est le tour de mon dos et de mes épaules. Je suis bien, elle me sourit, me couve du regard.
L’eau dégouline dans ses mains chaudes, ça me gêne, me trouble dans tous les sens. Elle s’en aperçoit et répond d’un plus large sourire encore, un battement de cils, un geste gracieux, puis elle se met à murmurer une mélodie calme et reposante.
Quand le contact de ses mains douces, parfumées, devient caresse sur mon dos, effleurement de papillon sur mes épaules, je chavire, je sombre dans la baignoire. Le rempart de mousse n’effraie pas les mains délicates qui plongent et pénètrent le cocon.
Pendant que Maï viole ma cachette, ses paupières se ferment et s’ouvrent avec lenteur. Sa respiration est lente, son haleine parfumée, je la sens sur mes cheveux, sur ma joue, chaude. Sa bouche est si proche ! Je vacille, je suis plus troublé que l’eau. (Un temps)
Il fait chaud dans cette salle de bains, elle ventile son grand sourire et ses joues qui rosissent, puis elle libère quelques boutons de sa robe. Elle fait couler un liquide huileux et doré dans le creux d’une main, la joint à l’autre comme pour une supplique. Lentement elle les masse. Elle me les présente en offrande… Sentir sa peau, inspirer au creux de sa main ouverte, si proche, m’embarrasse. Les étranges yeux noirs me fixent. Sa respiration traverse son sourire, on partage cet air, on se le prend l’un à l’autre. Ses offrandes la désignent pour mon service, ma disposition, mon bon vouloir… Et moi pauvre con j’étais effaré, effarouché !
(Un temps) J’habite plus mon corps, je suis plus que sensations.
Elle applique ses deux mains à plat sur mes épaules, elle entreprend un massage descendant. Ses douces mains souples font escale sur mon torse, c’est trop, c’est insurmontable.
Putain le naufrage. Pétoche, rage et détresse. Ça devait être tellement pathétique que j’ai senti sa peur, elle a tout arrêté, elle est sortie. La porte a claqué.
J’étais comme un… Comme le… Comme un garçon de treize ans qui peut p… Qui s’en veut… Qui la veut trop tard…

Vieille dame : (Fait irruption) Oh pardon ! Je ne savais pas qu’il y avait de la visite, c’est bien la chambre de Joël ?

Paul : (Surpris) Non, non…

Vieille dame : (Elle s’approche du lit, observe le mannequin, le garçon la suit) Encore un jeune ! Qu’est-ce qu’ils ont dans le corps ? (A Paul) Un accident de mobylette ?

Le garçon : De quoi j’ me mêle !

Paul : Non… Non c’est autre chose…

Vieille dame : Ah ? Mon petit-fils c’est une fracture ouverte.

Le garçon : On s’en fout !

Paul : Oh ! J’espère qu’il récupérera vite.

Vieille dame : Oui, je vais bien m’en occuper quand il rentrera à la maison. Là au moins ils restent tranquilles, on les a que pour soi, on en profite. Enfin, jusqu’à ce qu’ils guérissent. (Elle s’approche du lit) Bonjour mon petit… Qu’est ce qu’il a, on dirait qu’il dort ?

Paul : Il est dans le coma.

Vieille dame : Comme c’est triste… Il faut toujours voir le bon côté, vous l’aurez à la maison vous, plus longtemps que le mien ! (Elle sort)

Le garçon : Connasse !

Paul : Un numéro celle-là aussi ! Si nous n’étions pas à l’hôpital ce serait presque cocasse !
Le garçon : C’est ça, rions !

Paul : Je t’embrasse. A demain. 

Le garçon : Je t’aime Paul, papa Paul ! Tu es mon papa poule.

(Il sourit en regardant Paul penché sur le lit, noir)
Scène VII

Paul : Qu’est ce qu’il fait chaud, tu n’as pas trop souffert ?
Ils t’ont changé de chambre tu sais. Aujourd’hui je suis venu à moto, tu sais la Guzzi. Tu te rappelles de ta mobylette ?
Finis les panoplies d’indiens, le mécano, la boite de chimiste, les explosifs, maintenant c’était la mobylette.
Comme les copains, tu attendais avec impatience tes quatorze ans. Tu voulais être prêt le jour « J ». Tu as acheté en douce une mobylette avec tes économies. Tu n’avais pas grand chose et tu avais acheté une « mob » de la même valeur.
Je pense que c’était l’alibi rêvé pour démonter, bricoler, redorer le blason de cet engin rouillé, au moteur dégoulinant de calamine.
En vrai Frankenstein de la mécanique, tu n’hésitais pas à greffer des organes de machines décédées, prélevées sur des donneurs de races différentes ! Un jour une de tes trouvailles à bloqué le moteur.
Qu’à cela ne tienne ! Sans te décourager tu as recommencé les mariages exotiques pour enfanter une bécane encore plus rapide.

Le garçon : Une mob quand ça casse on change les pièces et ça repart, c’est pas comme les gens. La preuve ! (il désigne le mannequin) La mob c’est la liberté, et puis… c’est fidèle une mob !

Paul : Je ne comprends pas ce qui t’as pris, pourquoi tu as fait ça, tout allait bien pourtant.

Le garçon : Non tout va pas bien ! C’est pas possible d’inviter des nanas dans une piaule comme la mienne !  Faut draguer en boite... C’est comme ça que j’ai rencontré Evelyne. Une fille gentille, un peu naïve ! Elle a seize ans comme moi. J’suis pas un rapide, je prends mon temps. La première fois on a juste dansé, parlé. La boite est sombre, plusieurs fois j’ai frôlé sa poitrine, ses fesses, c’était sans le vouloir. Elle a répondu en posant sa main sur ma braguette. Les histoires de ma grand-mère m’ont traversé la tête. Je me suis senti coupable. J’ai dit « j’veux pas », alors là mon vieux… Elle a pleuré.
Le boque, crucifiée Evelyne, au pilori, prise la main dans le sac du vice ! Elle était coutumière du secouage de prunes !
Ah ! Le monde à l’envers ! Le mec dans le rôle de la blanche colombe !
Et sans le faire exprès… J’étais bien emmerdé, alors je lui ai offert un kleenex. Elle a refait son rimmel.

Paul : Non je ne comprends pas, tout allait bien ! Au lycée tes notes avaient un peu baissé, rien de dramatique… Quant aux brimades, je n’y crois pas.

Le garçon : Laisses tomber, elle comprend rien cette toubib.

Paul : Même chose pour les filles… C’est plus simple maintenant, après vos grèves du mois de mai, vous avez obtenu plus de compréhension, plus de liberté… La révolution sexuelle on a appelé ça… Je ne comprends pas…

Le garçon : Attends c’est pas fini ! J’ai expliqué que je voulais pas qu’une fille se croit obligée... J’ai dit que non j’étais pas fâché. Elle était consolée. Alors je l’ai raccompagnée. Elle voulait me présenter à sa cousine, une vieille de vingt ans ! Bof. J’y tenais pas plus que ça, mais bon ! J’attendais un chien de garde ! Le choc ! Une magnifique blonde mon vieux ! Un visage sérieux, cheveux longs nattés dans le dos, yeux verts, des longs cils à damner, des seins ! Je te dis pas !
Dès que je l’ai vue mon cœur a battu plus vite. Je venais de succomber à la Femme Mythique. Elle a été à peine polie, j’étais pas intéressant pour elle.

Paul : Quelques semaines avant cet hôpital tu es devenu bizarre, tu as changé, on s’est tous demandé ce qui n’allait pas. D’habitude c’est à moi que tu parlais de tes histoires, mais là rien. On a été inquiet tu sais, surtout ta maman, c’est un racket peut-être ?

Le garçon : Mais non, c’est pas ça !
 
Paul :  Pourquoi tu ne m’as pas parlé ? On aurait trouvé une solution. Il y a toujours une solution ! Qu’est ce qui s’est passé pour que tu veuilles mourir ? C’est pas… La drogue, le haschich, avec tous ces hippies ?

Le garçon : Ma drogue c’est Eve ! Je suis accro ! (Un temps) J’ai passé la semaine en pensant à elle.
Heureusement j’avais pas dit à Evelyne que je voulais casser, j’avais une chance de revoir sa cousine.
Le jeudi suivant je sonne, la gardienne de mes rêves ouvre la porte et… Miracle, elle me sourit. Eve pour qui je venais secrètement, avait du plaisir en me voyant !
« Entre, Evelyne va revenir, tu peux l’attendre avec moi si tu veux ».
Et comment que j’ai voulu !
C’est comme ça que tout à commencé.

Paul : Si c’est une déception amoureuse, on est tous passé par là, dis-toi qu’il y a dix femmes qui s’impatientent derrière celle que tu as perdu.

Le garçon : J’ai changé de religion Paul. Je suis l’adorateur de La Première Femme. Eve ! Ma première femme ! (Un temps) Et j’ai pas pu l’aimer.

(Une douche sur le garçon et le mannequin)

On pouvait se voir chez elle que le jeudi, nos jeux pouvaient pas aller très loin. On flirtait seulement mais elle me retournait.
Elle voulait me voir à ses genoux, elle caressait mes cheveux. Je me suis revu avec la vietnamienne ! Cette fois je voulais pas rater. Mes tifs se dressaient, j’avais des frissons partout. Ma tête c'était un gros savon sur son ventre... Je rentrais chez moi ravagé.
(Un temps)
Et puis un jour… Eve gardait l’appartement pour les vacances de ses parents, c’était en mai. Sur les murs on écrivait « Je suis marxiste tendance Groucho », « Interdit d’interdire », « Faites l’amour pas la guerre ». On était seul pour la première fois. Ça a commencé comme d’habitude, puis on s’est déshabillé, très doucement. Je nageais en plein coton, j’étais ivre de tendresse, envahi de duvets chatouilleux, submergé de galops de mouches sur ma peau à blanc. Nous étions nus, c’était la première fois, ça allait arriver, enfin !
J’ai embrassé son ventre, goûté sa peau tiède si blanche, si belle…
Enfin elle a décidé que c’était le moment.
De la doucereuse passivité active je devais revenir à ma fonction primitive.
J’en ai été incapable ! Tout s’est écroulé.
J’ai voulu lui donner du plaisir comme je l’avais déjà fait. Ensuite peut-être j’y arriverai. J’ai voulu me faire violence, dominer ma faiblesse, mais autant faire tenir un œuf vertical.
Je lui ai dit « C’est que j’ai peur de te faire mal, j’ai jamais dépucelé de fille. »
Elle a répondu « Mais mon chéri c’est normal tu es puceau, pourtant le passage est déjà fait. »
Elle a éclaté de rire. Elle m’a mis minable… J’étais cassé… Je suis allé voir un docteur, il m'a donné des pillules... Tu parles !

(Entrée du médecin, lumière)

Médecin : Hier j’ai eu des urgences, alors votre idée ? Vous avez vu une réaction ?

Paul : Je crois… Enfin je ne suis pas sûr, j’ai eu l’impression qu’il respirait plus vite.

Médecin : Votre imagination sans doute, votre désir de le voir guérir.

Paul : Il n’y a pas de signe, quelque chose que vous pourriez vérifier ?

Médecin : Quoi donc ?

Le garçon : C’est à elle de dire ! Paul réponds pas, elle est nulle ! Ils comprennent rien ces toubibs !

Paul : Et les battements de son cœur ?

Médecin : La sortie du coma est une phase longue, il peut y avoir des signes mais… (Elle prends le pouls) Je n’y crois pas trop…

Le garçon : Ils sont nuls je te dis, comme celui qui m’a donné des pilules pour bander. Ça a servi à rien, Eve a encore rigolé. Mon père avait trouvé la solution lui. J’ai voulu partir comme lui. Mes exercices de yoga m’avaient pas aidé à surmonter mes pannes, j’ai pensé m’en servir pour y échapper.
On retient longtemps la respiration dans le yoga. Pourquoi pas essayer de partir, comme ça rien qu’en suspendant le souffle ?

Paul : Alors ?

Médecin : On dirait que les pulsations…

(Douche sur le garçon et le mannequin)

Le garçon : C’était con, très con même, y’a un réflexe, tôt ou tard on recommence à respirer ! Alors je me suis aidé de ma corde d’escalade, mais fallait pas que ce soit moi qui serre sinon pareil, l’instinct de conservation ! Fallait trouver un truc indolore qui interdise le repentir.
Y’a une belle solide poutre en bois dans les toilettes. Je me suis enfermé… J’ai trouvé la bonne technique.
La compression des veines anesthésie le cerveau, on perd conscience avant de s’étouffer. Le pied, indolore et agréable ! Très agréable même. Ça évite de penser à des choses qui peuvent faire renoncer… Comme le chagrin de sa mère… (Soupir) On fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Je me suis laissé aller, je me suis endormi, comme prévu…
Mais, on peut pas penser à tout. Trop de temps aux toilettes a inquiété ma mère...
J’y tiens plus à la vie, Eve m’aime pas. On se moque pas de ceux qu’on aime. J’ai honte Paul, elle a rigolé de mon impuissance. Mon corps m’a trahi ! (Il s'approche du mannequin, s’adresse à lui.) Tu m’as trahi !... , (Ironique et méprisant) Allez pas de regrets, t’as bien fait, t’es comme Judas, c’est pour ça que tu t’es pendu.

Vieille dame : (Entre en trombe) Vous n'avez pas vu mon petit fils ?

Le garçon : Encore cette furie !
Médecin : Madame s'il vous plait ! Qu'y a-t-il ?

Vieille dame : (Glapissant) Joël a disparu, il ne veut plus rester à l'hôpital !

Le garçon : Il a raison moi non plus !

Vieille dame : Il a été méchant avec moi, il ne veut pas que je le dorlotte.

Le garçon : Il a raison c'est pas un poupon, casse toi sorcière !

Médecin : Madame je vous en prie ce garçon est malade, venez dans le couloir.

Le garçon : Foutez-la dehors, foutez-la dehors ! Y'en a marre de toi Mémére, marre, marre...

(Elles sortent)

Paul : Ouf ! C'est plus calme maintenant. (Lumière sur Paul, voix douce) C’est fini maintenant les emmerdeuses, on n’en veut plus ! Hein mon grand ? On va tout reprendre… Tu veux bien recommencer ? Je t’aiderai… Pour ça il faut que tu reviennes… Reviens, mais reviens, il est toujours temps de revenir.

(Il embrasse le mannequin sur le front)

Le garçon : (Le comédien anime le mannequin, voix faible) Paul... Paul... Paul ?

 (Noir)

Cette piéce a participé aux finales
du Concours d’Écriture Théâtrale
lors des Rencontres Méditerranéennes
des Jeunes Auteurs de Théâtre
Organisées par Niaca
Au théâtre Alexandre III de Cannes

 le 1er octobre 2006.

Auteur de nouvelles, textes divers, comédies.

Avec plusieurs auteurs et comédiens, j'apporte régulièrement ma contribution à de nombreux spectacles à Vence, Nice, Saint Paul, La Gaude...

La troupe a eu l'occasion de s'exporter aussi, à Mâcon (71) et Gargas (84)

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