L'Oiseau

sylvenn

Noires Heures - Essais

Tout est noir. Autour de moi comme en moi. Tout est noir. Mes volets sont fermés et plus aucune lumière ne filtre. Je les ai fermés par choix, enfin je crois. Parce que tant qu'ils étaient ouverts, je ne pouvais pas m'empêcher de regarder dehors, à travers la vitre. J'y regardais depuis des heures, immobile, et ça me brisait. Ça me brisait d'observer la vie dehors, en contrebas, tout en étant coincé là, immobile et muet, du haut de ma tour. Mais ce n'est pas ça qui a suffi à me décider à fermer cette saleté de volet.
***
Pendant que j'étais occupé à envier la vie de ces passants que je voyais défiler dans la cour, pendant que je n'arrêtais pas de le comparer au vide de ma vie, du poids insupportable de ma solitude, un oiseau est venu me rendre visite. Il s'est posé sur la rambarde dans un battement d'ailes. Tâtonnant d'abord à droite à gauche, son cou long et fin finit par se fixer. Ses deux yeux me faisaient face. Je m'attendais à ce qu'il s'envole, comme tous les oiseaux qui s'étaient toujours posé ainsi devant ma fenêtre. Je m'y attendais, mais pas comme vous vous y attendriez. Je m'y attendais avec déjà dans la bouche un goût amer de deuil. Je l'imaginais déjà s'envoler, me laissant seul face à moi-même mais en accroissant encore, par son départ, le poids de cette implacable solitude. Mais il n'en fit rien. Nous restâmes là, perchés l'un face à l'autre, pendant plusieurs secondes. J'eus même le temps d'admirer les reflets bleutés de son plumage, d'apprécier cette majesté discrète qui se dégageait de lui.
***
Dans l'immobilité totale qui nous liait à présent, une connexion s'établissait entre nous. Par son regard, il m'accordait son attention, son estime, et jusqu'à son amitié. Et par tout cela, je me sentis exister. Sans sa présence, sans son regard, je n'existais plus. Je n'étais plus qu'un observateur invisible, prisonnier d'une vitre et de sa condition. Heureusement il était là, et il ne partait pas. J'avais l'impression à présent qu'il tentait de me délivrer un message. Evidemment pas par des mots, mais par quelque chose de bien plus puissant. Une sorte de bienveillance. C'était comme s'il me disait : « tu n'es pas seul. Je suis là. Tu es important. Tu comptes. Tu existes. ».
***
A ce moment-là, l'idée saugrenue de lui ouvrir ma fenêtre pour qu'il puisse rentrer et rester à mes côtés plus longtemps, que nous devenions de vrais amis à notre façon, me traversa l'esprit. Mais alors que j'envisageais cette hérésie, je pris à nouveau conscience de la fragilité de la situation. Je me rappelai qu'au moindre mouvement, l'oiseau reprendrait son envol et m'abandonnerait là, à mon sort. Dès lors le lien fut rompu. Il n'était pas un signe. Il n'était rien d'autre qu'un sale pigeon sans cervelle et sans âme, attendant simplement que le vent l'emporte ailleurs, sans doute même pas conscient de cette forme qu'il avait en face de lui. Oui, c'était certain, il allait s'envoler et me laisser seul. Seul. Comme toujours.
***
J'entamais de me détourner de sa présence, tentant maladroitement de me détacher de lui et de ce moment hors du temps. Je m'en retournais vers l'intérieur de ma chambre, m'efforçant de rattacher mon attention à ce que pourrait bien être ma prochaine occupation. Sans doute un jeu vidéo, pour changer… Cette perspective sans goût fit de nouveau glisser mon esprit vers la fenêtre. « La bestiole est-elle toujours là ? » me demandèrent mes pensées avec un faux air de sarcasme. Mais au fond la
question m'importait à présent bien plus que celle qui consistait à me demander à quel jeu vidéo je jouerais ensuite.
***
Je m'attendais avec amertume à retrouver le balcon vide, et me préparais déjà émotionnellement à faire le deuil de cette rencontre fortuite. Mais non. Il était encore là. Et il me dévisageait, encore. J'existais donc encore, à ma grande surprise.
***
Soudain le doute m'envahit. Cet oiseau de malheur restait là le plus longtemps possible, simplement pour approfondir la blessure qu'il m'infligerait à son départ. Il n'était là que pour me détruire, cela semblait à présent évident. Le doute fit vite place à la colère, et la colère à la haine. La haine pas seulement envers lui, mais envers tout ce qu'il représentait. La haine envers l'autre, envers tous ces êtres vivants, tous ces gens, là, dehors, qui vivaient. Qui vivaient sans moi. Tous ces gens qui m'avaient un jour croisé, peut-être même regardé, peut-être même parlé. Et qui m'avaient abandonné. Tous m'avaient oublié. Ainsi, par leur profond égoïsme, ils avaient poursuivi leur chemin sans le moindre sentiment de culpabilité. Voilà dans ce monde, comment l'indifférence l'emporte sur l'émotion, et sur l'authenticité de la vie du même coup. Tous ces parasites faisaient simplement semblant de s'intéresser aux autres, comme ils avaient fait semblant de s'intéresser à moi. Des clones, voilà tout ce qu'ils étaient. Des robots dépourvus d'âme, vides, et pourtant ô combien plus heureux que moi dans la vie nombriliste qu'ils menaient sans remord, aucun. Je les détestais tellement. Ces monstres vides de sentiments, inconscients de tout, inconscients du mal qu'ils peuvent faire à ceux qui vivent autour d'eux, enfermés derrière une putain de vitre en verre. Etait-ce cela, la justice de ce monde ? La justice de cette vie ?
***
Mon sang ne fit qu'un tour devant ce pigeon aussi gris que leurs âmes. Il s'acharnait ainsi à me dévisager, comme si LUI était différent de toutes ces pourritures. MENTEUR. Ma main s'échappa en un jet de ma poche, et alla claquer sans sommation la paroi transparente qui me séparait de ce manipulateur. Aussitôt, comme je l'avais toujours prévu, l'oiseau s'envola. En moins d'un quart de seconde, il avait disparu de ma vue. Mais pas de ma vie. A peine le fracas du verre s'était-il tut que je poussais un hurlement de colère. « DEGAGE ! DEGAGE !! ». Ma voix se brisait sous la pression de l'air qui quittait mes poumons au rythme de ma vie. Je m'effondrai en avant, stoppant ma chute de mes mains contre la fenêtre, le cou recourbé, la tête penchée vers le sol, le regard perdu dans le vide ; autant démoli par la fureur que par le manque d'air.
***
Mon navire était en déperdition. Alors plutôt que de continuer ainsi à errer dans un océan de mirages, j'ouvris la fenêtre et vins fermer les volets jusqu'à ce que plus une seule lumière ne franchisse le seuil de ma chambre. Jusqu'à ce que mon navire ne sombre dans les abysses de l'obscurité à jamais. Depuis, tout est noir. Voilà maintenant 18 heures que je puis enfin être en la compagnie de la seule qui ne s'envolera jamais sous mes yeux. La solitude. La seule qui ne m'abandonnera jamais avant la fin.

Signaler ce texte