L'OISEAU MOQUEUR
Jacques Daillie
Isabelle me l'avait fait découvrir aux Sablonnières, dans une édition, peut-être incomplète, de 1963, de chez Seghers, sous le titre approximatif de « Quand meurt le rossignol ».
Odile lisait une nouvelle édition du livre américain parue chez De Fallois. Et j'ai ressenti comme un anachronisme de voir cette dame âgée, - elle avait dépassé cinquante ans comme je l'appris plus tard - lire ce livre dont la narratrice est une enfant blagueuse d'une dizaine d'années !
Comme j'étais près d'elle, je me permis de lui demander à voir le livre en lui expliquant que j'en avais lu une ancienne édition. C'était bien le même livre dans une traduction revue par l'éditrice. (Nell Harper Lee, To kill a mockingbird (*),1960, en français sous le titre :"ne tirez pas sur l'oiseau moqueur").
"Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur !" Ce titre convenait mieux.
« Vous étiez très en avance sur moi qui ne découvre que maintenant cette merveille de la littérature américaine d'après-guerre.
- Oh, Madame, c'était vraiment par hasard, car c'est depuis peu que j'ai appris l'immense succès qu'avait eu ce livre aux Etats-Unis et de par le monde.
- Succès mérité ! Vous ne trouvez pas ?
- Oh, mais oui ! Tout à fait ! »
Nous avons sympathisé tout de suite. J'appris qu'elle enseignait la littérature à Nanterre, qu'elle était veuve et sans enfant. Elle voulut tout savoir de mes études, de mes origines et des raisons qui m'avaient permis de lire ce livre si tôt. J'ai dû ainsi lui parler de mes dix-sept ans, de mon séjour aux Sablonnières, le manoir où vivait Yvonne de Galais, l'amour du Grand Meaulnes (cf. ici-même "Un vieux souvenir").
Très "fan" de l'œuvre d'Alain-Fournier, Odile se montra très intéressée par mon histoire. « Comme tous les adolescents qui ont lu ce livre maintenant oublié, avez-vous été amoureux d'Yvonne de Galais ?
- Pas d'Yvonne, mais de son arrière petite-fille, Isabelle...
- Oh! Vraiment ? Racontez-moi ça ! »
Puis, s'apercevant que l'heure s'était avancée : « Oh!, veuillez m'excuser, je dois vous laisser. Peut-être pourrions-nous nous revoir, j'ai grande envie de connaître la suite de cette histoire ! »
C'est ainsi qu'elle m'invita à l'heure du thé, chez elle, le lendemain qui était un dimanche.
Sandrine – qui avait commencé non sans succès mon éducation (**) - à qui je racontais, plus tard, quand nous n'étions plus que de fidèles amis, ma relation avec Odile, n'en revenait pas : "Même tout jeune, tu étais attiré par les dames mûres ?
- Oui, ça te choque ? Il y en a eu plusieurs : avec Isabelle, cela fut purement platonique. Mais pas avec d'autres comme Odile, ou comme toi !
- Oh, n'exagérons pas : je n'ai que huit ans de plus que toi. Cette Odile aurait pu facilement être ta mère... Vous êtes restés ensemble longtemps ?
- Plus de six mois.
- C'était de l'amour ?
- Comment te dire... Je ne sais pas. En tout cas, il y avait une grande tendresse entre nous. Oui !
- C'est toi qui l'as plaquée ?
- Non, pas du tout, c'est elle qui m'a dit un jour que ses amis trouvaient notre relation indécente. Qu'ils avaient raison, que je devais me faire des amies plus jeunes.
- Tu l'as perdue de vue ?
- Elle est morte. Trois ans plus tard. D'un cancer fulgurant. Nous continuions à nous voir. J'étais à ses côtés quand elle est morte. "
C'est vrai que cette amitié amoureuse fut une rencontre étonnante. J'en ai gardé une profonde reconnaissance pour Odile et un profond respect pour les femmes comme elle encore séduisantes et fusionnelles à un âge où beaucoup n'osent même pas se montrer amoureuses, désirantes et dénudées, que ce soit à des hommes de leur âge ou, a fortiori, à des hommes plus jeunes.
Odile était belle femme, malgré ses cinquante ans. Belle sans avoir suivi une hygiène de vie particulièrement contraignante, m'a-t-il semblé. Belle et sensuelle…
Elle avait eu une grande et profonde histoire d'amour avec son mari, ce qui ne l'empêcha pas, après sa mort, de lier facilement connaissance avec la volonté de séduire. Ces partenaires étaient généralement de son âge. J'en ai parfois rencontré chez elle au début de notre relation. Ensuite, ils disparurent. Je fus bientôt seul et jeune, comme une exception ; ce qui laisse à penser qu'entre nous, il y eut plus que le jeu des corps. Ce fut un coup dur pour moi, et sans doute aussi pour elle, quand elle décida de cesser notre relation au début de l'été. Il me fallut plusieurs mois pour m'en remettre.
C'est comme avec soulagement que Brigitte, qui devint la femme de ma vie (**), m'écouta raconter cette surprenante histoire : cela l'aida à surmonter sa hantise de vieillir et fut pour beaucoup, je crois, dans la multiplication de ses impérieuses ardeurs érotiques.
Elle se prit au jeu de la séduction qu'elle avait considéré, jusque-là, comme un état permanent allant de soi sans attention particulière. Qui n'avait pas besoin d'être constamment stimulé. C'est une nouvelle Brigitte qui soignait soudainement avec plus de grâce esthétique sa lingerie fine et pas seulement ses robes de concert ! Elle n'hésita pas, à de nombreuses reprises, à jouer pour moi son violoncelle presque nue. L'oiseau moqueur prenait alors son envol.
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(*)The mockingbird, l'oiseau moqueur ou mime polyglotte espèce répandue en Amérique du Nord. Son nom scientifique est Mimus polyglottos.
(**) Voir ici-même : « Education sentimentale »