L'Ombre de Pigalle

camille-emmanuelle

Il est là. Plusieurs soirs par semaine. Été comme hiver. De 23h à 6h. A Pigalle.

Dans les boîtes de strip et les bars de hipsters, dans les clubs échangistes et les salles de concerts, dans les bars à hôtesses et les hôtels d’hommes d’affaires : il voit tout, entend tout, connaît tout sur tout.

Il, c’est Monsieur Mondaine de Pigalle. Au sein de la Brigade de Répression du Proxénétisme, il fait partie du Groupe Cabaret. Ce groupe qui a été créé au départ pour surveiller les maisons closes.  Aujourd’hui, il n’y a plus de bordels officiels et Mr Mondaine ne fait pas, comme cela se faisait à l’époque,  des « fiches » sur les grands de ce monde et leurs mœurs dépravées. Son travail, c’est l’information. Celle qui permet la lutte contre le proxénétisme et les stupéfiants. Et c’est aussi la délivrance d’autorisations. Car il possède, lui et son groupe, un pouvoir important : celui de délivrer ou non l’autorisation de nuit aux établissements parisiens. Ce pouvoir créée du fantasme. Le film récent  « La Nuit », est un témoin de cette fantasmagorie autour de cet univers. Mais laissons la fiction dans les salles obscures, et voyons de plus prêt la réalité de cette bonne ombre. Suivez-moi…

Il arpente Pigalle, toujours accompagné d’un collègue, dans une vieille voiture. Une vieille Renault, ou une Peugeot,  je n’y connais rien, bref une voiture qui ressemble à rien. A mon avis c’est fait exprès, c’est pour passer inaperçu. Lui, par contre, ne passe pas inaperçu. Bel homme, silhouette à la fois massive et élégante, costard 60’s, cheveux gominés, yeux noirs et foulard en soie. Don Draper meets Audiard. Sous la chemise impeccable les tatouages. Sous l’homme de loi le mod…

Premier stop des lieux de nuit : le Carmen. Nouveau repère de la hype Pigallienne avec le Sans-Souci, le Mansart, le Lautrec. Cet ancien hôtel particulier, au décor soigné et aux cocktails parfaits, accueille un public de beaux-gosses-graphistes-DJs-stylistes-community-managers et de jolies-meufs-bloggeuses-chanteuses-attachées-de-presse. Mr Mondaine de Pigalle regarde avec une distance amusée cette faune, et repart dans sa tournée.

Il passe devant l’Indifférent, à côté du Mansart, une discothèque, un « night-club » comme on disait à l’époque. Notre homme discute avec Mouss, le gérant. Mouss aimerait bien que le public du Mansart finisse ses soirées chez lui, mais ce n’est pas évident, son lieu est sûrement encore trop identifié R’N’B. Les deux hommes discutent nuisances sonores, et autorisations de nuit. Je ne comprends pas tout. Non pas que je ne suis pas intelligente, mais Mouss ne parle pas dans ma direction, et Mr Mondaine articule un mot sur deux. J’entends plusieurs fois le mot « horrible ». Je me dis « oh, une affaire ». Mais je comprends vite que dans sa bouche ce mot ponctue une phrase sur deux.

L’homme, qui cite aussi bien Henry Miller que Leslie Nielsen, a fait des études de sociologie et a été assistant-social, avant d’être flic. Cela l’aide, dit-il, à avoir un regard ouvert sur ceux qui font la nuit. « Pigalle appartient à tout le monde », m’explique-t-il sur le chemin, avec son accent de parigot d’adoption. « Mais il faut savoir l’apprivoiser. C’est une insoumise ».

Direction le Fox Club. Un ancien bar à hôtesse, devenu bar tout court, géré par la belle Johanne. Johanne est l’ancienne gérante de Chez Moune. Elle connaît Pigalle, ses femmes et ses hommes par cœur. Elle parle très fort, rit très fort, vit très fort, je l’aime bien. Elle a de bons rapports avec Mr Mondaine. Un rapport certes très professionnel, mais ponctué de quelques éclats de rire et de plusieurs vannes cinglantes. Je compte les points.

Sur le boulevard, arrêt au LOVE, un petit cabaret de pole dance et lap dance. On parle avec Wahby, un des gérants. Il y a cinq danseuses, trois au comptoir, et deux sur scène, autour de la barre de pole dance. Je scotche sur les fesses de l’une d’entre elles. Magnifiques. Mais je suis apparemment la seule à scotcher. Je regarde mon interlocuteur de la BRP, il ne voit pas du tout les filles. Il ne les voit plus, surtout. Des nuits à arpenter des lieux où les corps sont dénudés (les clubs échangistes), des années à travailler à la surveillance de la production porno l’ont « habitué » à des scènes et des images qui feraient rougir les grenouilles de bénitier. En parlant de bénitier, Wahby a une tête d’enfant de cœur et une voix très douce. On a envie, quand on le voit, de lui faire un câlin. C’est fou, on l’imagine plus étudiant en lettres que patron de strip-teaseuses. L’habit ne fait pas le gérant de cabaret. Lui et Mr Mondaine voient Pigalle changer. Ils voient des Franprix et des Naturalia remplacer les clubs de strip et se posent des questions sur l’avenir du quartier. Sainte Rita, patronne de Pigalle, priez pour elle. Priez pour nous.

Le Boulevard. 2h du matin. Je commence à me les cailler sévère (et à maîtriser l’argot). Les deux flics sont appelés dans le Marais. Je les quitte pour prendre le bus de nuit. A l’arrêt, des loulous me collent et me saoulent.  Je suis tentée de rappeler Mr Mondaine, pour qu’il débarque dans sa vieille Peugeot et impressionne les loulous (pas avec sa caisse, mais avec sa plaque de police et son gun…). Mais je me ravise, et me rappelle que ce n’est pas moi que cette ombre discrète protège, mais un quartier, un quartier de nuit, unique, magique, et magnifique : Pigalle.  

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