L'Esprit de la Mer

Michaël Frasse Mathon

Chaque nuit, Mary est visitée par l'Esprit de la Mer.

        

Cela faisait plusieurs minutes que Mary rêvassait. Comme elle ne lisait plus, Mary posa son livre sur la table basse de la véranda pour laisser ses pensées vagabonder de nouveau. Comme beaucoup de jeunes filles de dix sept ans, Mary avait une âme romantique. D'une nature rêveuse, idéaliste et passionnée, elle se nourrissait de romans d'amour et avait souvent du mal à dissocier le fantasme de la réalité . La demoiselle était aussi une aventurière, entêtée et rebelle. Plus on lui disait de ne pas s'éloigner, plus loin elle poussait ses explorations. Plus on lui disait de revenir vite, et plus elle disparaissait longtemps.
Mary avait passé son enfance au bord de la mer, sur les sauvages côtes irlandaises, dans la maison de familiale où elle était née. On ne lui connaissait aucun ami. Très jeune, elle avait expérimenté la solitude, l'isolement et l'ennui passé en compagnie d'une famille qui la couvait trop, qui contrôlait le moindre de ses mouvements, censurait la moindre de ses paroles, s'inquiétait de la moindre de ses escapades, sur des plages qu'elle connaissait pourtant par cœur. Mais si ses proches s'inquiétaient pour elle, c'est surtout parce que la jeune fille avait d'étranges lubies, d'inquiétantes croyances qui auraient pu faire douter de sa santé mentale, si on les avait prises trop au sérieux. Certains l'auraient déclaré folle, mais Mary avait simplement une perception différente du monde. Elle pensait, par exemple, que même le galet le plus inanimé était pourvu de vie, et qu'il pouvait communiquer avec ses semblables.
La jeune fille croyait aux esprits. Pas à ceux des morts, mais à ceux de la Nature. Pour elle, il y en avait partout et à l'entendre, elle entretenait une relation avec l'un d'entre eux. Il était entré en contact avec elle à la puberté, lui apparaissant en rêve sous les traits d'un jeune garçon. Dans ce rêve, Mary était assis dans le sable, au bord de la mer. Il ne faisait ni jour ni nuit, le ciel était d'un jaune indéfinissable, comme si le soleil hésitait entre se lever et se coucher. Alors qu'elle dessinait des formes abstraites dans le sable avec un bout de bois, elle vit une ombre obscurcir son champ de vision. Levant la tête, elle découvrit un visage juvénile, encadré de longs cheveux bruns. Le garçon, approximativement du même âge qu'elle, était habillé en blanc. Quand il lui demanda ce qu'elle dessinait, Mary ne sut pas quoi répondre.
Je ne m'en rappelle plus, dit-elle simplement. Et quand elle lui demanda comment il s'appelait et d'où il venait, le garçon lui répondit qu'il avait oublié, lui aussi. Après quoi, le jeune garçon lui proposa une promenade. Les deux pré adolescents marchèrent côte à côte, alternant entre parole et silence, durant des heures peut-être, à supposer qu'on puisse évaluer le temps dans un rêve. A mesure qu'ils avançaient, le paysage changeait, le ciel ne cessait de passer d'une couleur à l'autre.
Finalement, le garçon se tourna vers Mary et lui dit que si elle était d'accord, ils pourraient se revoir régulièrement. L'autre acquiesça. Ainsi, chaque nuit pendant des années, les deux jeunes gens se virent, et Mary ne trouva jamais rien d'anormal à fréquenter quelqu'un en rêve. Les journées dans la réalité étaient longues pour la jeune fille. Chaque soir au coucher, elle brûlait de retrouver son ami onirique. Au début, elle et lui entretenaient des rapports purement amicaux, mais depuis quelques années, une idylle était née entre eux. Maintenant, l'Esprit venait à elle sous la forme d'un beau jeune homme aux traits réguliers et au corps bien fait.
Cette nuit, Mary et lui avaient décidé de franchir le pas. Au cours de leurs escapades oniriques, ils avaient déjà eu des aventures mais cette fois, ils allaient s'unir pour de vrai. Cette fois, ils ne se rencontreraient pas en rêve. Cette nuit promettait d'être inoubliable. Toute excitée, Mary veilla jusqu'à minuit et, quand elle fut sûre que tout le monde dormait dans la maison, ouvrit la fenêtre de sa chambre pour se glisser dehors en robe de nuit.
Pieds nus, elle traversa la pelouse à pas de loup et passa le portique pour rejoindre le sentier qui menait à la crique, un kilomètre plus bas, là où ils s'étaient donné rendez-vous la nuit dernière. De là où elle était, Mary pouvait déjà entendre le bruit des vagues, sentir l'odeur de l'océan, charrié par la brise marine qui faisait frissonner ses membres. Comme elle avait oublier de prendre une lampe, Mary n'avait pour se repérer que la clarté de la lune, qui par chance était pleine cette nuit-là. Arrivé au bord d'une falaise abrupte, le sentier cédait brusquement la place à un escalier de béton qui serpentait jusqu'à la plage. Ballottée par le vent qui soulevait sa robe et ébouriffait ses cheveux roux, Mary dut se tenir solidement à la rambarde d'acier. En temps normal, elle ne se serait pas risquée à commettre une telle folie en pleine nuit mais ce soir, mue par une volonté irrépressible, elle tint tête aux bourrasques malgré ses bras fêles, luttant pour ne pas passer par dessus bord.
Quand ses pieds quittèrent le béton pour toucher enfin le sable, Mary balaya la plage du regard mais ne vit rien. Impatiente, elle s'avança jusqu'au bord de l'eau, protégeant ses yeux des rafales de sable portés par le vent, cernée par les hautes falaises qui semblaient vouloir l'écraser. Finalement, quand elle arriva au bord de l'eau, la jeune fille se perdit dans la contemplation des vagues, sur lesquelles la lune projetait sa pâle clarté.
Mary attendait autant qu'elle appréhendait ce moment, quand l'Esprit et elle ne formeraient qu'un. Elle avait hâte de le retrouver, de sentir sa caresse sur sa peau, de se perdre dans son étreinte ! Mais le reconnaîtrait-elle ? Elle n'en était pas sûre. L'Esprit lui avait dit qu'il viendrait la trouver sur la plage, sous une forme différente, mais il ne lui avait pas dit laquelle. Viendrait-il, tout simplement ? Après tout, peut-être était-il comme tous ces garçons réels, qui ne tiennent pas leurs promesses. Mary était sûre que non. Il viendrait, c'était certain. Il le lui avait promis. Après quelques minutes d'attente qui lui semblèrent durer des heures, à écouter le mugissement des vagues, elle sentit enfin sa présence. Elle ne le vit pas et pourtant, elle savait qu'il était là. Ce soir, il était venu à elle sous sa forme immatérielle.
La première chose qu'elle sentit fut une caresse glacée, qui fit frissonner son avant bras. Mary eut l'impression qu'on l'enserrait, et une onde de plaisir remonta de la long de sa colonne vertébrale jusque dans son cou. Elle tremblait et transpirait à la fois, comme si elle avait de la fièvre. Pourtant, Mary savait que ce n'était pas la brise qui lui procurait cette sensation, que la fraîcheur maritime n'avait rien à voir avec son état de fébrilité.
Effrayée au début, Mary se détendit, se laissant progressivement happer par son pouvoir. La jeune fille eut l'impression de sentir des mains lui parcourir le corps, un souffle chaud caresser sa nuque. Des mains invisibles se mirent à la toucher sans qu'elle ne puisse voir quoique ce soit, seulement les sentir, jusqu'à ce qu'elles s'introduisent dans son intimité. Une étrange sensation la saisit, comme une vague de chaleur partant du bas ventre qui se propagea partout, jusqu'à exploser dans tout son corps. Un pur moment d'extase. Les yeux fermés, elle retint un cri. Une nouvelle vague de plaisir la saisit, puis une autre. Mary aurait aimé que les assauts de cet amant invisible ne s'arrêtent jamais. La chaleur s'estompa petit à petit, puis c'est une vague de froid qui l'enveloppa. elle sentit d'abord le tissu de sa robe lui coller à la peau comme une algue visqueuse, puis un engourdissement dans les bras et les jambes.
Enivrée par ces sensations voluptueuses, Mary n'avait pas senti l'écume fraîche chatouiller ses orteils puis ses chevilles, ses cuisses puis le reste de son corps, à mesure qu'elle s'enfonçait dans l'eau noire et froide. Quand elle reprit ses esprits, elle avait de l'eau jusqu'aux oreilles, et ses pieds ne touchaient quasiment plus le sol. La jeune fille s'était éloignée au point qu'elle ne pouvait même plus distinguer le rivage. La panique la gagna rapidement. Malgré toutes ces années passées au bord de la mer, Mary n'était pas bonne nageuse. Instinctivement, elle appela à l'aide. Mais personne ne répondit. Elle eut alors la conviction qu'elle allait mourir noyée. Mary essaya de retrouver son calme. Sans trop savoir dans quelle direction elle allait, elle se mit à nager. La jeune fille fit de son mieux pour regagner le rivage, malgré la robe ample qui entravait ses gestes, tandis que le courant l'emportait au large. Au bout d'un moment, la fatigue eut raison de la jeune fille et elle sombra.
Sous l'eau, le temps s'était arrêté. Elle avait l'impression de s'enfoncer avec la lourdeur d'une pierre, de plus en plus profond, vers les abysses. Levant la tête, elle aperçut la lune qui brillait de l'autre côté de la surface. Puis tout devint sombre et la lumière cessa peu à peu d'exister.
Mary n'éprouvait plus le besoin de respirer. Elle continuait de sombrer, étrangement calme et résignée. Ce n'était plus de la panique qu'elle éprouvait, mais du chagrin. Mary avait le sentiment d'avoir été trahie. Elle se sentait abandonnée, bafouée, et d'une certaine manière violée. Pourquoi l'Esprit lui avait-il fait cela ? Profiter d'elle pour la rejeter ensuite, pour disparaitre sans un mot, sans un signe ? D'ailleurs, qu'était-il exactement, cet esprit qui lui avait jamais rien dit sur ses origines ? Comment avait-elle pu se fier à une personne comme ça, pendant toutes ces années ? Un inconnu non humain.
Les minutes s'écoulèrent, pourtant Mary était toujours consciente. Etait-elle morte ? La jeune fille eut une dernière pensée pour sa famille. Elle savait qu'elle ne les reverrait jamais. Pourquoi ne les avait-elle jamais écouté, ces gens si terre à terre ? Pourquoi avait-elle toujours donné libre court à ses extravagances ? Pourquoi s'était-elle toujours laissé guider par sa folie ? Alors, c'est la culpabilité qui céda la place au chagrin. Sa famille la pleurerait, elle le savait. Et même si elle ne se sentait pas proche d'eux, même s'ils étaient comme des étrangers pour elle, Mary avait de la peine pour eux. Pourtant, Mary devait faire cet ultime voyage. La vie telle qu'elle la connaissait ne la satisfaisait plus. Alors, elle ferma les yeux, attendant que la mort l'emporte, ne pensant plus à rien, oubliant même qui elle était.
A un moment, Mary crut entendre des voix. Au début, elle pensa à un chant de sirènes. Elle imagina des bras la saisissant pour l'entraîner encore plus au fond, là où la nuit règne en permanence. Elle comprit alors que les chants appartenaient à des baleines. Un banc de cétacés qui croisait au large, et dont les ondes avaient fait parvenir la voix jusqu'à elle. Après cela, il n'y eut plus rien. Seulement le silence et la solitude, terribles et pesants.
Finalement, Mary sentit une main lui effleurer le poignet. Rouvrant les yeux, elle eut un choc : il était là, le jeune homme de ses rêves, nageant avec aisance au fond de l'eau et brillant d'une lumière qui semblait naturelle. Cet esprit, qu'elle avait côtoyé depuis si longtemps, était l'Esprit de la Mer. Finalement, il lui avait montré la voie pour le rejoindre. Et dans un échange de regard, Mary lui fit comprendre qu'elle acceptait de le suivre.

Le 13 septembre 2014
Dépôt légal 2014.
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