L'Ombre

Michaël Frasse Mathon

Méfiez-vous de ce qui est tapi dans l'ombre.
Il avait peur de traverser la rue, il faisait si noir. Comme chaque soir, Thomas était obligé de passer par là. D'habitude, il ne s'y produisait jamais rien mais ces deux dernières nuits, il avait senti une présence. Quelque chose, tapi dans l'ombre, l'avait épié, Thomas en était certain ! Peut-être était-ce seulement son imagination qui lui jouait des tours ? Peut-être que les longues heures de travail de ces derniers jours l'avaient épuisé au point d'altérer sa perception de la réalité. Quoiqu'il en soit, Thomas éprouvait une terreur indicible à l'idée de traverser cette rue à nouveau. Pourtant, il devait se raisonner ; il n'y avait pas d'autres moyens de rentrer chez lui que de passer par là, ou alors il lui faudrait faire un détour immense à travers la campagne et il n'en avait pas envie ! Bien sûr, il aurait pu téléphoner à sa conquête du moment et lui demander de l'héberger pour la nuit, mais quel prétexte aurait-il trouvé ? Karine lui avait bien spécifié qu'elle avait besoin d'espace dans ses relations amoureuses, qu'elle ne souhaitait pas qu'ils se voient trop souvent au début. De toute façon, Karine n'était pas là en ce moment : une opportunité professionnelle la retenait ailleurs, à l'étranger. Et comme elle ne lui avait pas encore donné de jeu de clés de son appartement, Thomas n'avait pas d'autre choix que de retrouver son chez lui. A la rigueur, il aurait pu dormir à l'hôtel ou prendre un taxi, mais ils se faisaient rares à cette heure, et une chambre d'hôtel lui aurait coûté trop d'argent en ce moment.
La rue tortueuse s'étendait sur presque un kilomètre, traversant toute la vieille ville, ce qui en faisait une artère importante malgré son étroitesse. Jadis, des mythes entouraient cette rue. On racontait qu'à une époque, un groupe de sorcières y officiait et qu'elles donnaient vie aux gargouilles qui ornaient la cathédrale. A une autre époque, ce sont les vampires et autres goules ailés qui furent à l'honneur. Plus récemment, deux promeneurs nocturnes avaient seulement parlé d'une ombre qui les suivait. C'était également le cas de Thomas. La rue était sombre. Un réverbère sur deux marchaient, en moyenne. Et ceux qui fonctionnaient encore avaient tendance à clignoter régulièrement, plongeant les riverains dans l'obscurité par intermittence. Thomas projeta son regard au loin, dans la rue, qui ressemblait à un tunnel sans fond, absorbant la lumière à la manière d'un trou noir. Les immeubles qui la cernaient de part et d'autre ressemblaient à une armée de géants prêts à avaler quiconque passeraient à leur portée.
Finalement, Thomas s'aventura dans les profondeurs de la rue. Pour l'instant, il n'y avait que lui. Il ne discernait rien aux alentours. Pour autant, l'affreuse solitude qu'il éprouvait ajoutait à son angoisse, car s'il est une chose pire que de sentir la présence d'un intrus, c'est l'omniprésence du vide et du silence. Seul le bourdonnement intermittent des réverbères moribonds était audible, si l'on tendait l'oreille, entrecoupés de temps à autre par un miaulement de chat lointain. Qu'est-ce que Thomas aurait donné pour voir passer ne serait-ce qu'un chat près de lui ! Cette simple présence rassurante lui aurait fait du bien. Il lui semblait que même les cris du pauvre vieux félin étaient irréels, tant ils paraissaient loin de lui. Un peu de musique non plus n'aurait pas été de refus ! Alors qu'il cherchait dans le répertoire de son esprit un chant joyeux pour se donner du courage, c'est finalement les inquiétants chœurs mystiques de Ligeti qui s'imposèrent à lui. Thomas en avait une sainte horreur, pourtant ils convenaient parfaitement à la situation. Un instant, il crut entendre des voix d'hommes et de femmes qui riaient et chantaient. Peut-être étaient-ce des badauds éméchés qui rentraient de soirée ? Le groupe devait évoluer dans une rue parallèle. Thomas aurait voulu les héler, courir les rejoindre à travers le dédales des rues, mais ils étaient trop loin pour les localiser et le temps qu'il les cherche, ils auraient de toute façon disparu.
Une peur ancestrale avait saisi les trippes de Thomas, une peur qu'il ne parvenait pas à l'identifier. Une peur assez semblable à celle de ces petits animaux chétifs, qui n'osent quitter leur terrier pour s'aventurer dans les bois en quête de nourriture, de peur de tomber sur un prédateur nocturne, ne sachant pas si la menace viendra des airs ou de la terre ferme. Ce soir, il lui semblait qu'on le suivait depuis son entrée dans la rue. Quand il trouva le courage de se retourner, Thomas crut distinguer une silhouette au loin. Il se frotta les yeux et l'instant d'après, la chose avait disparu. Thomas se demanda s'il ne perdait pas la raison, et cette pensée n'avait rien de rassurant ! La folie n'était pas plus enviable que la présence d'un vrai prédateur. Il pensa à Maupassant, un auteur qu'il adorait, qui avait vécu ses derniers jours dans la crainte d'une chose qui n'existait que dans son esprit. Une chose à laquelle il avait finalement donné un nom dans son écrit le plus noir et le plus célèbre : le Horla.
Alors qu'il marchait, reprenant peu à peu confiance, Thomas crut entendre un battement d'aile au dessus de lui. Quand il leva la tête, il ne vit rien. La chose effectua bientôt un nouveau passage. Le cœur de Thomas se mit à battre plus rapidement. Il sentit un courant d'air au dessus de sa tête, provoqué par une masse sombre et rapide. Cette fois, la créature était bien là ! Elle était venu pour lui, pour le prendre. Non, il divaguait encore ! Il allait fermer les yeux, compter jusqu'à trois et quand il les rouvrirait, tout serait fini. La Chose ne serait plus qu'un mauvais souvenir et il pourrait reprendre son trajet nocturne quotidien, sereinement. Thomas sentit alors deux mains griffues lui labourer les épaules en le saisissant. Il se vit décoller du sol pour être ensuite projeté par terre. Paralysé par la terreur, il n'arrivait pas à se relever. Son cerveau peinait à analyser la situation. Sa raison lui dictait de fuir, en même temps qu'elle le plongeait dans la confusion. De toute façon, même s'il avait essayé de s'enfuir, la chose l'aurait rattrapé rapidement. Thomas récitait mentalement une prière, quand il vit la grande ombre se pencher au dessus de lui. La Chose avait beau n'être qu'à quelques centimètres de son visage, imposant à ses narines son haleine fétide, Thomas ne distinguait rien d'autre qu'une ombre. On se serait attendu à un faciès d'une laideur sans nom, pourtant rien sur ce visage n'était visible, à l'exception de deux petits yeux rouges cruels et d'une paire de canines proéminentes. Le corps de la bête était noir, lisse et opaque comme une ombre. Si cette espèce avait depuis toujours foulé le sol de cette Terre, elle avait réussi à échapper au regard des Hommes. A travers les âges, les plus chanceux l'avaient seulement entraperçu. On lui avait donné bien des noms : gargouille, démon et autre chauve-souris géante. Mais pour désigner cette chose, c'est le mot "abomination" qui convenait le mieux.
La victime sentit les crocs de la bête lui perforer la jugulaire pour se gorger de son fluide vital, le tout accompagné d'un immonde bruit de succion. Cette nuit-là, à l'instar de temps d'autres, Thomas mourut sans avoir de réponse. Dans un battement d'aile, l'Abomination s'envola avec le cadavre de Thomas, emportant le secret de sa nature avec elle.

Le 07/10/2014
Dépôt légal 2014.
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