London glaciale
donquirote
Aujourd'hui je dois dire que je suis troublé. Je suis troublé car je sens en moi l'existence infinie du temps. C'est comme si j'avais toujours été là et que je le serai toujours. Mon humanité au travers de la votre, votre manque au travers de mon surplus, notre erreur au travers des siècles perpétuellement répétée au travers du temps. Ma mémoire n'a pas la capacité de retenir chaque nom, chaque formule qu'il m'est donné d'entendre ou même d'apprendre. Mais je me souviens sans difficulté de chaque visage, chaque émotion qui m'a transpersé le coeur comme une flèche atteint justement sa cible. En Avril dernier je voyageais à Londres avec une amie, nous allions voir une pièce. Parfois j'oublie le nom de cette pièce, même qu'il m'a fallut plus d'une fois me le remémorer pour m'en souvenir plus convenablement, ainsi je pouvais discuter avec un ami et lui raconter mon périple et son but. "Clarence darrow" , ce matin pour vous je m'en souviens mais face à l'autre je m'en fiche éperdument. Alors la plupart du temps je ne me souviens pas du nom de cette pièce que j'allais voir à Londres. Pourtant je me souviens parfaitement du visage de cet homme qui sans aucun doute après avoir mendié toute une journée dans les rues froides de la grande London, était là devant nous, à manger son hamburger de chez Burger King. Je me souviens jusqu'à l'exactitude de sa dentition déformée, jusqu'au bruit de sa paille raclant les bords en plastique de son gobelet, jusqu'à sa chevelure sale et faite de dreads. Je me souviens surtout de son regard qui ne frôlait pas seulement le mien qui le cherchait, mais qui croisait d'un gauche-droite quasi incessant l'humanité toute entière tant la détresse se ressentait dans sa mastication vitale. La plupart des gens présent dans la salle de restaurant l'ignorent, et pourtant ils ne peuvent pas ignorer son odeur pestilentielle, non plus le bruit dément que sa machoire avide de matière à mâcher déploit lorsqu'il mange son repas que je soupçonne d'être celui des deux ou trois derniers jours. Mais comment font-ils ? Comment peuvent-ils détourner le regard alors que tous mes sens sont en alarme ? La sirène de ma conscience à elle seule fait plus de bruit que toutes les ambulances et les fourgons de police de Londres réunis. Et les gens continuent d'ignorer alors que mon regard se fait de plus en plus percutant vis à vis de cet homme, à tel point qu'en mon être j'ai peur de lui faire signe d'une persécution quelconque. Mes yeux continuent de se poser sur lui, c'est inévitable. Nous sommes assis à la table juste à côté de la sienne. Lorsqu'un de mes regards le touche au plus près, sans doute au moment du plus haut questionnement que j'étais en train d'agir à moi même, il nous baragouine quelques mots : "tastes good , really good.", surpris de la voix que j'entends je réponds d'un air naturel et totalement engagé "yes i love this kind of food." Je n'en pense pas un mot, tout ce qui s'agite en moi c'est l'étrange sensation que j'ai au fait que cet homme m'ai adressé la parole et alors je me demande subitement :" mais comment peut-il ne pas me haïr ?"
Nous baragouinions maintenant tous les trois quelques mots ensemble, puis après avoir vidé nos plateaux dans les poubelles débordantes du fast food, mon amie et moi nous dirigeons vers la sortie. Un pas dehors, j'allume une cigarette, en propose une à mon amie. L'hôtel où nous logeons est à notre gauche et pourtant j'ai envie de regarder vers la droite avant de tourner le dos à tout jamais à cet homme qui ce sandwish à la main semblait contenir en lui plus d'humanité que beaucoup de londonniens réunis. Je ne puis m'empêcher de le regarder, encore, une dernière fois et je le vis sourire, pourtant seul, sirotant quelques dernières goûtes de son soda glacé dans la London glaciale et son regard n'était pas vide, ni froid. En cet instant je ne savais pas encore que jamais je ne pourrais oublier aucun des traits de ce visage ruiné et fatigué mais poutant souriant que j'avais eu face à moi, et nul d'ailleurs ne le pourra. Je pensais à Nietzsche et réalisais que je venais à la fois d'ignorer pour l'éternité tous les Hommes méprisants et en même temps nous venions d'embrasser avec quelques simples mots tremblants toute l'humanité méprisée et que ceci était voué à être répété. Combien d'Hommes comme moi seront frappés ? Combien d'autres seront frappants ?