LORKA et la vengeance du prince aux yeux d'airain
christopher-noodak
I.
Il se relevait des flammes, comme le soleil se lève après la pluie pour inonder les landes noires et hostiles de la contrée de Thôt’ de ses rayons flamboyants. Autour de lui, dans un cercle délimité par des pierres gravées de runes, les esprits du monde chantaient. Ils faisaient vibrer l’air de leurs voix diaphanes et blanches, pour saluer la naissance d’un nouvel homme. Ingmar s’extirpa de la fange, nu, l’air serein, les yeux clos. Lorsqu’il les rouvrit, ils brillèrent d’un éclat d’airain avant de s’enfoncer dans leurs orbites, ne laissant apparaître à la vue de tous qu’une paire de fentes minces. Le guerrier, taillé par la souffrance, élevé dans le culte nouveau de la raison, mettait à profit son enseignement. Il réfléchissait. Il sentait se mouvoir, dans la pénombre des arbres, une présence à laquelle le chœur ne semblait prêter attention. Le vent soufflait entre les branches noueuses, la brise battait le noir feuillage pour venir colporter à ses oreilles un murmure. Alors il sut ; tout ce qui s’était passé pendant son absence prolongée dans les limbes du sombre Outre-là. Comment son père, jadis exilé des suites de l’intempérance de son esprit malade, avait repris son trône, emprisonné sa mère, brutalisé sa femme, exécuté ses frères. Il sut comment l’usurpateur du même sang avait maudit sa lignée, épousé une sorcière pour permettre à ses bâtards de l’appeler père en se vautrant dans la pourpre les pieds sales et le corps enduit de boue. La nuit elle-même gémit avec Ingmar ; de ses entrailles en sortit une silhouette élancée. Le jeune homme la reconnue dans l'instant. Ce corps svelte, ces jambes fines, cette démarche chaloupée... Laurithia. Ils s’étaient aimés autrefois, avant que le guerrier ne rencontre Mara. Laurithia approcha doucement à la faveur de ses dons de mages, ses pieds glissaient sur le sol sans émettre le moindre son. Les esprits se turent. Le silence, apaisant après le tumulte sans fin des enfers, retomba subitement.
- Toi… murmura t’elle, et ses yeux s’embuèrent de larmes.
Elle effleura ses épaules écorchées où subsistaient encore la marque des chaînes que le jeune homme avait dû rompre. Puis elle retira ses doigts fins brusquement, réalisant que ce territoire n’était plus à elle. Ingmar restait muet, la gorge brûlante. Ses jambes tremblaient, prêtes à flancher. Lui-même vacillait sous le coup de l’émotion. Ses lèvres laissèrent échapper un sanglot. Il s’effondra dans les pans de la cape de Laurithia, il n’y avait aucun mal à pleurer devant la grâce. Ses doigts serraient le tissu tant qu’ils manquèrent de le déchirer. La jeune femme ne dit rien ; Ingmar, fils des loups, remplit le vide de ses hurlements auxquels répondirent les bêtes. Laurithia sentit les larmes couler silencieusement le long de ses joues. Sous sa cape, elle était nue. Sa poitrine se soulevait par saccades, elle sentit naître une vague de chaleur au creux de son ventre tatoué d'arabesques tandis que la sueur roulait délicieusement sur sa peau.
- Relève-toi, dit-elle dans un souffle.
Le guerrier se releva, les yeux rouges et la respiration lourde. Le chant reprit de plus belle. Laurithia, sans un mot, dégrafa sa cape et, dans toute la splendeur de sa nudité, la noua autour des épaules du jeune homme. Elle recula dans la nuit froide et étouffa une plainte. Le froid mordait déjà sa peau délicate, mais sa souffrance n'était que secondaire, Ingmar allait en endurer bien plus. Mais il le fallait ; elle l'avait vu dans les présages adressés par les Dieux. Il chercha à la retenir, la rappelant de la main pour qu'elle revienne sous la lumière des étoiles. Au lieu de cela, Laurithia, le bénissant par les pouvoirs qui lui étaient conférés, s'enfonça dans le noir.
...
Le jeune homme lutta toute la nuit dans les vallées de l'obscure forêt qui l'avait vu renaître. Ces terres étaient parmi les plus hostiles de ce monde, grouillantes des monstres et fantômes du temps jadis. Ingmar ne put s’empêcher de penser à Laurithia. Rien de scabreux - par tous les Dieux non, ses pensées les plus aimantes allaient à Mara – mais la jeune femme avait montré une fois de plus, en venant jusqu’ici, l'étendue de ses talents. Ingmar atteignit l'orée des bois aux premières lueurs de l'aube. Un soleil gris se levait sur les plaines de son royaume, il était chez lui et pouvait voir briller au loin les clochers d'or de Skrilla. Skrilla était une ville fluviale, la deuxième du pays après Argoné, la capitale, que le guerrier devait rejoindre sans attendre. Pour cela, il lui fallait remonter le fleuve sur plusieurs milles au nord et traverser les plaines fertiles de la vallée d'Argona avant d'atteindre les montagnes éternelles sur lesquelles reposaient la ville et le trône de sa lignée. Le guerrier resserra les liens de son vêtement.
C'était un jour de marché. Les badauds se pressaient contre les étalages. Ingmar s'emmitoufla dans sa cape, il ne fallait pas qu'on voit son visage. Heureusement, les gardes étaient trop occupés à contenir la foule. Depuis le départ de son roi légitime, le peuple souffrait d'une pénurie de nourriture et de matières premières. L'usurpateur, vautré dans la luxure, avait négligé les accords commerciaux passés avec le reste des Etats de la Ligue du Nord. Par conséquent Argoné, ville et royaume, n'était plus approvisionnée en pierreries issues des pays voisins, mais aussi en viandes des alpages du royaume de Baal'. Ne restait plus à l'Etat que sa production en légumes, fruits et céréales du cru qui, si elle lui permettait de subsister notamment par la fabrication du pain, ne nourrissait pas un peuple de travailleurs robustes. L'approvisionnement en poisson lui-même se voyait menacé, les pécheurs argoniens se retrouvant bien souvent chahutés dans l'espace de partage fluvial qui bientôt n'en serait plus un. On murmurait même au sein du peuple que la Ligue pourrait envahir, aux sus des richesses agricoles et forestières du pays, le royaume sous le prétexte de renverser son tyran. Ainsi, la population se pressait aux étalages. Les négociations allaient bon train, finissant souvent en invectives houleuses qui contaminaient la foule. Le peuple s'agitait en remous vains qui débordaient en incartades dans les ruelles adjacentes. Les soldats tentaient bien d'intervenir mais la masse compacte des badauds se dispersait alors pour se reformer non loin, laissant parfois devant le stand du forain qui jurait à en perdre haleine un cadavre encore chaud.
Ingmar passa sous l'arc de triomphe qui jadis avait été le sien. On l'avait recouvert de tentures noires ; des ouvriers s'affairaient sur les parties découvertes pour en modifier les sculptures. Son nom avait été proscrit, martelé au burin, ceci alors que le régime portait officiellement son deuil depuis plusieurs mois. Le roi est mort, vive le roi pensa amèrement le guerrier avant de prendre la direction du port. Le bord de mer se voyait encore occupé par quelques saltimbanques mais l'air y était plus respirable. Les navires s'alignaient contre le quai pour former un cordon de navettes et de gréements. Ils projetaient l'ombre disproportionnée de leurs silhouettes majestueuses le long du port qui, dans la brume du petit matin et l'animation des docks et du centre-ville, se prêtait aux échanges douteux. De petits groupes d'individus discutaient ainsi à voix basse. Tous se retournaient sur le passage d'Ingmar, pourtant discret. Le guerrier comprit qu'il lui fallait faire vite. Il cherchait d'instinct un capitaine, un homme honnête sous la gouaille inhérente à ceux du métier, qui accepterait de l'embarquer quand il se vit bloquer la route. Une file ininterrompue d'hommes et de femmes, les mains nouées, têtes baissées, traversaient la largeur du quai pour rentrer dans la cale ouverte d'un bâtiment sans étendard ni nom. Le navire était sombre, presque noir. La proue était neutre, la pointe du beaupré s'enfonçait dans les volutes de brume comme l’aiguillon venimeux d’un insecte près à frapper. Un vaisseau fantôme, certainement venu du pays de Thôt' songea Ingmar. Depuis quand le royaume traitait-il avec ces marchands d'esclaves ? Le jeune homme sentit sa colère affluer de nouveau. Un contremaître le bouscula, lui ordonnant de circuler. Ingmar scruta sa face noire (les habitants de Thôt' étaient connus pour avancer masqués mais étaient, sous la cagoule, aussi blancs que les autres). Le bandit gloussa. Il exultait de se voir provoqué ainsi, surtout depuis que les contrebandiers s'étaient vus décerner tous les droits. Mais ça le petit peuple d'Argoné l'ignorait. Les arcanes du pouvoir... Le contremaître arma son bras, ce clampin allait comprendre qu'on obéissait à un envoyé de... Ingmar exécuta une légère poussée sur le corps de son assaillant. L'homme se souleva du sol en un éclair pour disparaître, comme aspiré, dans une des ruelles débouchant sur le port. Là, à l'abri des regards, Ingmar se pencha sur le corps. L’homme respirait encore, lourdement. Son dos était brisé, ses côtes enfoncées. Ses yeux n’exprimaient plus que la peur. Il balbutiait des noms, des paroles sans suite logique. Ses yeux s'agrandirent sous l'effet de la panique lorsqu'il vit le guerrier venu l'achever. Il pria, dans une langue inconnue, avant de soutenir le regard de son meurtrier. Loooorka, Loooorka soufflait-il. Alors Ingmar le prit entre ses bras – l'homme gémit – puis planta ses dents à la base du cou de l'autre qui hurla. Dans sa bouche, le guerrier sentit la vie palpiter avant qu'il en coupe le cours et qu'elle ne jaillisse sur lui. Les veines rouges, la viande, dégorgeaient le sang de l'homme qui pleurait à chaudes larmes en répétant « Lorka Lorka ». Il se battait encore pour vivre, rongé dans ses derniers instants par l’imminence d'une défaite inexorable Puis ses yeux semblèrent s'éteindre, un voile blanc l'arracha au monde pour précipiter son âme dans le néant de la mort. Ingmar, comme sorti d'un court sommeil, reprit ses esprits. Il était couvert de sang. Il prit une inspiration. Un sourire se dessina sur ses lèvres rouges. Il avait une idée, la plus simple, parfois la meilleure.
Les esclavagistes virent revenir celui des leur qu'ils cherchaient. Il tenait son fouet déplié à la main. Les boules d'acier en teintaient le sol inégal de traces vermeilles. Leurs yeux torves s'attardèrent sur les habits tachés de sang. Ils s'adressèrent à lui dans le langage des colporteurs. Leur groupe était manifestement composé d'individus disparates, réunis sous la bannière de l'argent sale. Plus qu'un détachement de Thôt' ; le vice n'avait de frontières que celles que l'on voulait bien lui imposer, et surtout pas celles des races supposées du monde connu. Des mercenaires. L’intéressé répondit par un geste obscène en désignant les femmes de la file. Les contrebandiers rirent en entrant dans la cale, laissant l'homme procéder au chargement. Il rentra le dernier, bien trop occupé à échafauder la suite de son plan pour se préoccuper de la rumeur qui parcourait les esclaves, hommes comme enfants. Tous murmuraient, inquiets comme s'ils prononçaient un nom maudit, « Lorka, Lorka, Lorka... » De longues rames sortirent des flancs du navire. Les voiles se gonflèrent sous la brise. Ingmar, sous les traits de l'ennemi, s’apprêtait à remonter le fleuve.
Ce fut plus facile qu'il ne le pensait. Ingmar se voyait déjà sauter du bord à l'approche d'Argoné mais le vaisseau accosta bientôt devant les plaines d'Argona. En face, se dressait la ville sur la montagne, tutoyant le ciel, comme enfantée des nuages. Le jeune homme ne put s’empêcher d'admirer, les yeux mouillés, les hautes tours qui l'avaient vu naître. Les berges du fleuve avaient déjà réveillé ce sentiment en lui d'un lieu retrouvé comme au retour d'un long voyage – et l'on ne pouvait être allé aussi loin. Cependant, le paysage avait bien changé. Les infrastructures riveraines, les entrepôts comme les villages, s'étaient vues laissées au bon vouloir des éléments et des soudards d'une armée toujours plus puissante. Il planait sur ces lieux autrefois clés du système maritime et commercial argonéen, comme à Skrilla, l'atmosphère étrange et schizophrène d'un pays entièrement lié aux mains d'un pouvoir ploutocratique. Dehors, malgré des inégalités toujours plus marquées, régnait une atmosphère volontairement doucereuse. A l'intérieur, dans les chaumières, il n'y avait que la préoccupation individuelle de chacun à survivre jusqu'au lendemain pour éviter l'embrasement populaire.
Ingmar se rangea dans la foule des esclaves. Il était dorénavant torse nu lui aussi et son crane luisait au soleil. Il s'était rasé la tête quelque part, caché dans la soute, avant de prendre la place d'un homme mort sur son banc. Il n'avait eu alors plus de contrebandiers pour surveiller les captifs qui avaient pourtant docilement manœuvré comme si de rien n'était. A peine Ingmar, qui ramait lui aussi, put-il entendre murmurer le désormais fameux « Lorka »... dont le sens lui était encore inconnu. Mais il avait plus important à faire que d'essayer de saisir les paroles d'hommes rendus à moitié fous par les traitements qu'ils avaient dû endurer. Le guerrier se promit de les venger, eux aussi.
Ils étaient tous misérablement tassés sous les rayons du soleil qui perçaient timidement les nuages gris s'amoncelant au-dessus de la montagne. Le vent se levait doucement, soulevant les cheveux et les barbes du comité d'accueil qu'on leur avait dépêchés : les soldats bien sûr, mais aussi les membres du conseil d'élus avec lesquels la royauté se partageait le pouvoir. Leur tête avait été plantée sur une pique, bouche ouverte et yeux morts quand ils n'avaient pas été la proie des corbeaux. Le guerrier se força à rester calme, à attendre patiemment son heure devant ce nouvel outrage. Cependant une douleur vive l'extirpa de ses pensées les plus sombres. Les bandits faisaient avancer la masse à coup de fouets vers un attelage aussi impersonnel et hermétique que l'était leur négrier. Ingmar se figea sous l'effet de la surprise. Il croyait rêver, il avait aperçu un homme qui... ce n'était pas possible que... Un deuxième coup de fouet fusa pour lui rappeler la réalité de ses perceptions avec tant de force qu'il fut projeté à terre. Deux hommes le soulevèrent et le jetèrent sans ménagement avant de refermer la porte du chariot et de plonger ainsi les captifs dans l'obscurité la plus totale. Le cocher fouetta les chevaux, l'attelage s'éloigna en direction d'Argoné. Les bandits le regardèrent partir. Un homme richement habillé sortit du rang des soldats. Il avait avec lui des serviteurs, les bras chargés. Le chef des mercenaires vérifiait leur récompense quand un des hommes sortit précipitamment du bateau. Il tendit en l'air la cagoule qu'il avait trouvée dans la cale. Les yeux de tous se portèrent alors sur l'attelage qui franchissait les portes de la ville. Après un bref instant de flottement les soldats partirent au galop. Il fallait rattraper cette foutue charrette, et vite ! Dans les ténèbres, Ingmar, à demi asphyxié par l'air rance et les odeurs acides de sa prison, croyait délirer. Cette fournée d'esclaves, d'hommes, de femmes et d'enfants réduits en servitude, étaient destinés au palais royal.
...
Ce matin, la reine Evolyn était d'humeur joyeuse. Elle avait obtenu de son cher mari quelque chose qu'elle désirait depuis longtemps. Pas la mort de la douairière, non, elle avait fini par se faire à l'idée que son époux ne tuerait pas Mara tout de suite. Mais Evolyn avait fini par obtenir la mort de son enfant. Celui d'Ingmar. Le morveux n'allait pas tarder à naître et il était temps qu’ Andréos fasse plus de place encore à sa vraie famille. Evolyn était fébrile ; avec le bébé disparaîtrait tout héritier potentiel de la couronne d'Argoné autre que ses propres enfants. Car naturellement, c'étaient les siens plus que ceux du roi. En était-il vraiment le père d'ailleurs... Perdue dans ses pensées, elle gloussa. Allez allez ! cria-t-elle subitement à l'esclave qui devait lui laver les pieds. Le tailleur allait arriver et il fallait qu'elle soit belle pour la cérémonie que le roi allait donner en l’honneur des petits princes. Elle devrait une fois de plus mettre les robes de son ancienne femme, mais qu'importe ; Evolyn changerait bientôt les apparats de la couronne et l'ancienne reine d'Argoné, mère d'un fils défunt et grand-mère d'un bébé voué à la mort, ne serait bientôt plus. L'humidité du donjon la rongerait. Et les rats ! Evolyn se remit à rêver mais elle entendit gronder le tonnerre qui se rapprochait, derrière la montagne, et ordonna que l'on ferme la fenêtre.
Dans les parties communes du palais l'intendant des menus plaisirs veillait à la bonne organisation de la fête. Lui-même espérait une petite compensation telle que le roi lui en offrait lorsqu'il était content. C'est pourquoi il redoublait d'ardeur. La seule mesure possible était celle du raffinement. N'était-il pas l'homme le plus cultivé de la cour ? Les domestiques ornaient les murs de tapisseries toutes plus belles les unes que les autres. Les fontaines de la cour intérieure recrachaient de l'eau constellée d'or dans laquelle nageaient des poissons exotiques. L'intendant avait tenu à éviter toute fausse note. Les invités avaient d'ailleurs été triés sur le volet. Des deux côtés, devant comme derrière, et coté derrière surtout. Des partouzards aguerris, exigeants. Le roi l'avait prévenu ! Il lui avait dit : « tache de bien faire mon bon Frédérik, le baptême de mes enfants et leur entrée officielle dans la famille royale ne doivent pas louper. Je veux leur en mettre plein les yeux à tous ces gros cochons. Du cul, du cul ! C'est ce que n'avait pas compris Ingmar. Le pouvoir, populisme et philanthropie ? Du cul ! Et rien de plus facile que de tenir le monde dans ses mains s'il se résume à une paire de couilles ! Allez, invite les tous, monarques des nations du globe. On va s’en payer une bonne. Quelques réjouissances apaiseront les tensions de ces derniers mois. ». Et le roi s'en était allé poursuivre ses grandes tirades seul dans les couloirs. Au départ, l'intendant avait été bien embêté. Et puis il avait trouvé la solution. Pourquoi pas les marchands de Thôt' ? Ils écumaient le monde, ils pourraient bien en ramener quelques représentants à Argoné. Les négociations n'avaient pas été faciles mais l'intendant attendait la livraison avec impatiente. L'heure approchait et il fallait encore laver les esclaves, les parfumer et ôter les dents de ceux destinés aux premières réjouissances...
- Ah enfin, cria Frédérik lorsqu'il entendit grincer les portes de l'enceinte du château.
Il se dirigea dans la cour aussi vite que le permettaient ses membres gras pour voir le déchargement de la marchandise tant désirée. Ah ils étaient beaux tous ! Mais qu'ils étaient sales ! Frederik en fit la réflexion au cocher qui haussa les épaules. Qu'y pouvait-il lui ? Ces affaires ne le concernaient pas. On l'embauchait d'ailleurs parce qu'il savait tenir sa langue. L'intendant l'en félicita avant de héler les domestiques restés à l'intérieur.
- lavez moi ça, puceux, loqueteux...Que ça brille. Argh gémit-il en se couvrant le nez. Et isolez ceux qui ont la vérole !
Il se tourna vers Daniel, un homme distingué lui aussi qui se voulait rustaud de temps à autre, et lui fit un clin d’œil. Le préposé hocha la tête, sans ajouter un mot, puis ordonna que l'on isole les enfants. Il y' eut des pleurs, des cris. Frederik n'aimait pas trop cela, mais leurs mères auraient bientôt autre chose à penser. Et puis, s'il y'a bien quelque chose que Frederik aimait, c'était les enfants. L'intendant retourna aux préparatifs, laissant aux autres le soin de balancer les morts aux chiens.
On conduisit tant bien que mal les hommes et les femmes dans les souterrains éclairés à la torche. Les gardes piquaient les retardataires de leurs hallebardes mais cela ne suffisait vraisemblablement plus à rétablir le calme. Ingmar tachait de se contenir. Il était trop tôt pour agir... Comme le lui avait toujours dit le responsable de son éducation guerrière, lorsqu'il n'était qu'un enfant : « Le meilleur moment pour attaquer l'ennemi n'est pas lorsqu'il dort mais lorsqu'il digère. L'homme qui a mangé avant le combat est lourd et indolent. Tache de t'en souvenir. » Ingmar ressassait sans cesse ce souvenir, s'y rattachait comme à un mantra. Il fallait qu'il tienne, le château venait tout juste de l'avaler dans ses entrailles et s'il savait attendre la bête, se croyant repue, ne verrait pas le coup venir. Le chef de la garde ordonna que l'on emporte le plus véhément des révoltés sans autre explication. Ses cris résonnèrent longtemps dans les galeries qui débouchèrent sur une grande salle dont on ne pouvait voir ni les extrémités ni la voûte. Différents bains exsudaient des vapeurs parfumées de diverses senteurs. Des caméristes y versaient des parfums délicats, entretenaient la température de l'eau. Au centre, avait été dressé un bac plus petit que les autres. Dessous, brûlait un feu déjà conséquent. Les esclaves marquèrent un temps d'arrêt à l'entrée, Ingmar avec eux. Il n'avait jamais eu vent de l'existence de cette salle. Les domestiques s'affairaient autour du petit bassin, jetaient du bois sans arrêt dans le brasier. Le feu crépitait, redoublant de fureur. Les flammes s'agrandirent tant et si bien que les caméristes durent reculer. Les esclaves eux-mêmes, en retrait, pouvaient sentir la chaleur leur lécher la peau. Les gardes les encerclèrent. Tous pouvaient entendre, venant du nuage de vapeur à hauteur du plafond, les cris d'un homme. Dans le petit bac, de grosses bulles remontaient à la surface de l'eau léchée par les flammes pour éclater dans l'air étouffant. Les esclaves avaient levé la tête. Ingmar pouvait lire la peur sur leur visage. Une forme creva le plafond de brume pour descendre doucement. Une chose est sure, semblèrent-ils tous penser, c'est vivant. Un frisson parcourut l'assemblée. C'était un homme. Ingmar reconnut alors le révolté, celui que l'on avait emporté quelques minutes auparavant.
- Restez calmes leur intima le chef de la garde, et regardez ce qui arrive à celui qui s'oppose aux ordres de sa majesté le roi.
Le supplicié, au bout de ses chaînes, était lentement descendu pour que tous puissent le voir (« regardez, je vous ordonne de regarder » hurlait l'officier). Lui-même semblait conscient de ce qui l'attendait et, bien qu'il s'efforçait de rester digne, il ne put s'empêcher de céder à la terreur pure à l'approche de l'eau bouillante.
- Regardez !!! L'officier prit le visage d'une femme entre ses mains et le maintint fermement, jaugeant tous les autres du regard. Certains pleuraient en silence, quelques-uns s'agenouillaient pour prier les Dieux.
Les cris du supplicié viraient à l'aigu. Les projections de l'eau mordaient déjà ses pieds nus dont la peau avait cloqué sous l'effet de la vapeur. Le capitaine fit un rapide signe de tête. Les chaînes furent lâchées subitement, assez pour que ce qui restait de l'homme soit immergé jusqu'à la taille. Les hurlements n'eurent alors plus rien d'humain. Des captifs s'évanouirent, les hommes hurlaient comme pour étouffer ceux du mourant qui faiblirent progressivement pour ne plus former qu'une faible plainte. Une des caméristes vint appuyer sur la tête du cadavre pour enfoncer la totalité du corps dans l'eau. Le silence retomba. Dans le rang des esclaves les femmes haletaient, les hommes, hagards, se regardaient les uns les autres. Ingmar lui-même tremblait. Trop tôt répétait-il en lui-même, il est trop tôt... Les membres de l'assemblée se soutenaient les uns les autres, tentaient de ranimer les inconscients avant que les soldats ne décident de le faire. Ces derniers laissaient faire, goguenards et comme ivres de leur toute-puissance. Leur chef reprit la parole.
- Vous allez tous rentrer dans ces bains sans faire d'histoire. Le but est de vous rendre présentable pour vous présenter à vos maîtres, rien de plus (son ton se voulait bienveillant). Les femmes dans les bassins de gauche, les hommes dans ceux de droite. Après-on-va-vous-couper-les-cheveux, vous-coiffer dit-il en portant la main à ses cheveux en s'adressant à des hommes du Sud qui ne semblaient pas comprendre. Le-premier-qui-résiste- :-CA ! Ajouta-il avec un geste théâtral en direction du bac dont un domestique en brassait le contenu à l'aide d'un ustensile aux proportions démesurées.
Les chairs bouillies du supplicié se détachaient progressivement des os pour remonter à la surface. Les hommes et les femmes, aidés par la pointe des lances, obéirent, chacun se retrouvant dans le bassin lui ayant été attribué. Tous n'étaient pas rassurés et se frictionnaient fort et vite, gardant un œil sur le personnel alimentant le feu qui brûlait sous eux, priant à voix haute pour ne pas que l'on fasse augmenter la température d'une eau déjà bien chaude. Les soldats regardaient faire, en silence, jusqu'à ce qu'il soit temps de désigner le petit groupe de ceux qui auraient droit à un « traitement spécial ». C'est comme ça que les gardes appelaient ceux qu'ils choisissaient pour être responsables des préliminaires. C'était toujours une opération délicate, les captifs se croyant à l'abri, parce qu'ils avaient obéi, de l'éventuelle violence que l'on pourrait exercer sur eux. Ainsi une dizaine de personnes minutieusement choisies furent sorties de l'eau avant les autres et emmenées dans une pièce où se déroulerait l'opération. Le capitaine avait récemment obtenu que l'on puisse jouer de la musique pour couvrir les supplications. Ces plaintes aiguës et prolongées avaient rendu fous plus d'un captif par le passé et les soldats s’étaient alors vus dans « l'obligation » d’en faire bouillir une bonne partie pour rétablir l'ordre. Cette fois l'intendant avait été on ne peut plus clair. Pas de débordement. L'événement était trop important. Tassés dans un petit coin de la salle emplie de vapeur des musiciens entamèrent une marche. Un air dynamique et entraînant. L'officier prit le rythme malgré lui, d'autres soldats aussi semblaient parader tout en faisant du sur place. Torse bombé, bras droits, tête relevée, air fier, cette fine fleur des forces de l'ordre et de pacification du pays était décidément au goût de son capitaine qui félicita chacun de ses soldats. Tous se remirent au travail avec plus d’ardeur encore. Le reste du nettoyage de ceux qui n'avaient pas été mis à l'écart se poursuivit en musique. On les sortit du bain (moment décisif, les soldats le savaient, il fallait rester vigilant) pour les sécher et les enduire d'onguents. Dos au mur, les bras le long du corps on s'occupa des coiffures. Les femmes furent maquillées. Ingmar se vit peinturlurer de rouge, à l’exception de son sexe (qui savait ce les femmes de la cour décideraient de faire avec ?). Les caméristes couraient dans tous les sens, on murmurait que les premiers invités étaient déjà arrivés. Leurs gestes se firent plus mécaniques, moins appliqués. Les soldats menacèrent de s'en prendre à elles aussi, en soupesant au passage quelques poitrine avec un rire gras. Pas une n'osa riposter d'une gifle, le risque était bien trop grand. Au lieu de cela les domestiques finirent leur travail dans la précipitation et l'effervescence générale. Les captifs, ornés en dernière minute de faux bijoux et de parures clinquantes, furent poussés vers la sortie. Ingmar sentit l'air se rafraîchir, le couloir remontait vers l'intérieur du château. A une intersection, un petit groupe se joignit à eux. Ses membres titubaient, étouffaient dans les sanglots mouillés, les bruits humides. Le jeune homme soutint ce qu'il perçut être dans la pénombre une toute jeune femme, à peine formée. L'obscurité diminuait. Les prisonniers pouvaient maintenant percevoir les conversations confuses et enflammées du château. On se rapprochait du lieu de la cérémonie, de la salle du trône. D'autres gardes les attendaient à la sortie du labyrinthe. A l'air libre Ingmar soutint sa camarade d'infortune. Il put alors voir son visage, dont la partie inférieure n'était plus qu'une plaie sanguinolente. La jeune femme tentait tant bien que mal de refermer ses mâchoires à vif. La douleur était telle qu'elle ne pouvait que laisser sa bouche entrouverte, dévoilant alors ses gencives qui n'étaient plus que pulpe de chair sans dents. Ingmar tint bon. Pour lui, pour elle. Au loin les convives riaient, le baptême se terminait, le temps des réjouissances approchait. Le guerrier serra les poings. Celui de sa vengeance aussi...
Les soldats frappaient aux grandes portes de bronze depuis un moment, hélaient leurs collègues sur les remparts, sans succès. Le chariot avait été plus rapide qu'eux. Ils avaient eu bien du mal à traverser les différents niveaux de la ville. Les badauds s’écartaient de mauvaise grâce sur leur passage. La garde sentait parmi le peuple d'Argoné, et ce malgré les réprimandes et bontés diverses du roi, gronder la haine. Les cavaliers demandaient à parler au capitaine. Un danger menaçait. Tous le sentaient, et cette histoire de cagoule sanglante et de contremaître absent n'annonçait rien de bon. Hélas, le capitaine était occupé, et les plus hauts gradés étaient partis à la fête. Il s'agissait de se faire bien voir parmi les puissants, et les troufions de garde à la porte de l'enceinte rechignaient à déranger l'intendance pour ce qui n’était que des suppositions. Une nouvelle recrue, plus vive que les autres cependant, finit par demander des détails. Les cavaliers s'exécutèrent. Le jeune soldat, perplexe, resta un moment au judas puis n'ayant pas le pouvoir de faire ouvrir les portes, leur dit de bien vouloir patienter encore un peu. Il avait une idée de l'endroit où il pourrait trouver l'intendant sans avoir à alarmer tout le château. Frédérik ne devait sûrement pas être à la cérémonie. Son travail accompli, il avait dû trouver bien mieux à faire.
III.
La chambre était spacieuse, pas trop humide malgré le fait qu'il l'ait faite aménager dans les anciens cachots. Il avait même pu faire percer un oculus qui déservait la salle en lumière directement issue du soleil. Et Frédérik s'y sentait bien. Les enfants, eux, n'en avaient pas l'air mais ils se détendraient bientôt. La plupart se tassaient dans l'ombre comme s'ils pouvaient s'y enfoncer pour mieux disparaître. Pour les plus petits Frederik avait fait disposer des jouets en bois, taillés grossièrement mais après tout cela ferait bien l'affaire. C'est cela qu'il aimait chez les petits. Ils n'avaient pas besoin de grand-chose. De l'imagination et de l'amour. Et Frédérik avait beaucoup d'amour à revendre. Il commença par verrouiller la porte de l'ancienne cellule, puis il ôta ses vêtements. Les enfants, ayant également été déshabillés au préalable, se massèrent un peu plus contre les murs de pierres froides mais qu'importe pensa l'intendant, il n'y avait d'autre moyen de sortir que la clé qu'il gardait autour de son cou. Les rayons du soleil réchauffèrent sa peau ; il écoutait venu du dehors, bien au-dessus de lui, le bruit des festivités. Tout allait pour le mieux. Il fit signe aux enfants de se rapprocher en tapotant doucement les dalles chaudes puis s'étira comme un chat. Deux petits à la démarche incertaine (« ils ne doivent pas être bien vieux ceux-là ») s'avancèrent dans la lumière. Avancez ! N'ayez pas peur les encouragea Frédérik. Ils s'assirent à côté de lui. Il leva alors la main, doucement. Les enfants tressaillirent, mais lentement l'intendant la ramena sur son ventre. Il attendit, leur adressant son sourire le plus avenant et chaleureux. Il détaillait leur petit corps frêle, sa main glissa jusqu'à son entrejambe. Il commença à se caresser. Les mômes, eux, ne semblaient pas comprendre. De l'autre main, l'intendant leur ébouriffa les cheveux, palpant le derrière de leur petite tête, attendant l'instant propice pour en ramener un jusqu'à l'endroit où s'affirmait son désir. Dans l'ombre, il entendit vaguement bouger. Les gamins s'agitaient. D'habitude Frederik ne s'en souciait guère mais sa patience avait des limites. Ils commencèrent à parler entre eux. L'intendant releva la tête. Ah non, ils n'allaient quand même pas lui couper l'envie ! Étrangement, il commença à avoir peur, précisément parce qu'il n'en ressentait aucune dans la voix de ces gosses. Il pouvait même y lire de la détermination. De la détermination, de l'assurance, oui c'était ça. L'un d'eux s'avança, droit sur lui pour le dominer de sa hauteur, somme toute relative. Quelque chose brillait dans sa main. Frédérik repoussa les deux petits d'un geste brusque, interloqué. Le gamin, bien campé sur ses jambes, fit reluire la lame de sa dague sous les rayons du soleil. Sa tête baissée laissait son visage dans l'ombre, mais l'intendant pouvait voir ses yeux briller du feu de la colère. Ses cheveux flottaient comme des tentacules qui n'attendaient qu'une chose, l'attraper. Ce garçon n'était pas un enfant comme les autres, Frédérik en était sûr. Après un instant de silence qui sembla durer une éternité, l'intendant banda ses muscles pour bondir. Trop tard. L'enfant obscurcit le soleil et se jeta sur lui.
Les prisonniers furent conduits dans la salle sous les acclamations des invités. Les femmes, réunies en petits groupes, se pâmaient, chuchotant à voix basse tandis que les hommes, vautrés sur les couchettes éparpillées dans la salle, haranguaient les captives. Ingmar ne put s’empêcher d'afficher un sourire, la plupart des hommes présents dans la pièce étaient déjà fin saouls. Le roi voulut dire quelque chose, puis se ravisa. L'heure n'était plus aux grands discours. La cérémonie s'était déroulée dans les règles. Le pontife avait adressé ses prières aux Dieux dont on avait disposé les effigies de chaque côté des deux trônes et baptisé les nouveaux-nés. L'assemblée avait alors applaudi vigoureusement avant d'entamer un chant à la gloire du royaume d'Argoné et de ses dirigeants. On avait placé les bébés au centre de la pièce, dans un petit parc agrémenté de jeux divers pour les tenir occupés. Des domestiques veilleraient sur eux, avait promis le roi à Evolyn qui lui avait avoué le matin même ne pas aimer l’idée de voir ses enfants exposés ainsi. De plus, lui avait-il expliqué, les invités seraient ravis de voir que le souverain d'Argoné leur faisait suffisamment confiance pour laisser les héritiers du trône jouer parmi eux. Et puis, il fallait que les petits s'habituent rapidement à voir des hommes faire leur devoir envers la gent féminin, ou ils finiraient comme Ingmar à.... Andréos s'était arrêté là. Le visage de la reine s'était durci. Combien de fois lui avait-elle demandé de ne pas même évoquer son ancienne famille, pas même pour en dire du mal ? Il n'y avait plus qu'elle et les deux enfants, un point c’est tout. Elle en avait profité d'ailleurs, puisqu'il avait abordé le sujet lui-même, pour discuter de l'enfant à venir. Celui d'Ingmar et Mara. Les conditions de vie de la jeune femme n'étaient, selon la reine Evolyn, pas assez dures encore, les concessions d'Andréos pas assez marquées, le bébé pouvait survivre et constituer plus tard une menace. Le roi avait hoché la tête, sans rien dire, puis avait consenti à son exécution le lendemain de sa naissance prochaine. Il était retourné aux préparatifs et avait vidé une bouteille d'alcool (le plus fort qu'il ait pu trouver) dans les caves. C'est pourquoi il se rassit rapidement sur le trône après sa tentative de déclamation avortée. La tête lui tournait. Les couleurs semblaient se confondre en une seule aux nuances fuyantes. Il voyait les torches, les luminaires projeter de grands aplats sur les murs dont la lumière ricochait sur l'argenterie et les dorures du mobilier. Il sentait l'ambiance s'échauffer. Les esclaves étaient lâchés au milieu des nobles, certains se disputaient une jeune femme préposées aux faveurs buccales. Le roi s’esclaffa, suivi d'Evolyn assise à ses côtés. Elle avait enlevé les bretelles de sa robe, dénudant ainsi sa poitrine, ramené à elle deux de ses pages pour qu’ils la malaxent « comme deux bonnes miches ». Le roi sentit son désir grandir pareil à celui de toute la salle. Plus vite hurla-t-il. Venez-là, vous ! Les deux jeunes femmes les plus proches se mirent à genoux devant lui et le trône d'Argoné. Andréos entendait les rires de la salle. Tout le monde s'amusait bien. Les formes humaines, indécises et floues s’emboîtaient les unes dans les autres. On remuait les meubles dont les pieds crissaient sur le sol. Des couchettes se renversaient sous la frénésie des participants à ces bacchanales qui, le roi en était sure, resteraient dans l'Histoire. Ces considérations faites il daigna alors s'adonner au plaisir avec deux fantômes de femmes larmoyant à ses pieds.
La jeune recrue retint son souffle devant la porte fermée de la chambre des anciens cachots. A chaque livraison (ce n'était plus un secret pour personne) l'intendant descendait s'isoler aux moins quelques heures dans ces parties aujourd'hui abandonnées du palais. Il attendit quelques secondes, s'éclaircit la gorge puis frappa à la porte. L'écho des coups se répercuta loin dans les couloirs désert, sous les voûtes. Pas de réponse. Le soldat réessaya, plus fort. La porte céda d'elle-même et s'entrouvrit un peu. Le jeune homme la poussa doucement, cherchant ainsi à s'annoncer le plus possible et éviter toute situation gênante. Les rumeurs qui couraient sur le compte de Frédérik n'étaient pas des plus reluisantes. La porte s'ouvrit complètement. Le troufion resta un moment sur le seuil, pétrifié, puis repartit en courant le teint blême et la respiration haletante.
Ingmar brûlait de l'intérieur, tout en lui n'était plus qu'un grand feu se nourrissant de sa haine. Ses muscles tremblaient, il restait debout mais le dos courbé sous le poids de ses tourments internes, face aux princes et au trône de son père, trop occupé à jouir dans la bouche d'une femme à demi-consciente qu'il maintenait par les cheveux. Evolyn s'abandonnait aux coups de boutoir d'un homme qui priait le ciel d'une délivrance prochaine tandis que sa femme (probablement) l'implorait d'en bas. Elle aussi se faisait violer par deux porcs engoncés dans le velours et la soie, son visage se tordait tandis que sur ses joues coulaient des larmes amères. Sa bouche prononçait des paroles dans un langage inconnu d’Ingmar, qu’il n’avait pourtant aucun mal à comprendre. Il l’imaginait bien, comme son frère d'infortune en ce moment-même, implorer les Dieux, implorer toutes choses et pleurer sur leur fin. Il voyait l’homme lui répondre entre ses dents avec la force de la résignation et du désespoir. Regarde-moi, regarde-moi ô femme chérie être aimé, c’est presque fini. Nous ne souffrirons plus, c’est le bout de la route et nous serons bientôt ensembles. C’était comme s’il l’exhortait mentalement à le regarder, non pas le corps offert en pâture aux puissants, mais le fond de ses yeux encore vifs. La, regarde, je te vois. Reste avec moi, oublie les tréfonds de ta chair et reste… Le corps de la reine sacrilège se cambrait au bout de son sexe. Elle soufflait, hoquetant, lâchant l’accoudoir d’une main pour caresser la joue de son mari ivre et couvert de sueur. Ingmar sentit son sang bouillir, sa chair se fendre comme les flancs d’un volcan sous la pression de la lave en fusion. Le couple infernal qu'ils formaient, roi et reine, dressait dans le clair-obscur de la pièce et la lumière vacillante des torches le tableau d'une créature mugissante, une hydre à deux tête qui forniquait sur les idoles. Le pontife lui-même barbouillait les statues de vin avant de les faire lécher par un jeune homme qu'il déshabillait. Les voix, les mouvements, tout n'étaient plus que crépitements et flammes dont le souffle ardent étiolait un peu plus le contrôle qu' Ingmar exerçait sur lui-même. Tout ici, au cœur de son royaume, rappelait les limbes et les orgies sans fin auxquelles se livraient les démons sans forme à qui il avait dû échapper. Le nombre d'hommes dans toute la salle n'était plus réduit qu'à une masse suante et mouvante, poussant râles et soupirs comme autant d'exhalaisons de vapeurs et de soufre. Sa souffrance mise à nue, accordée avec celle de bien d’autres en proie à l’expression du mal, il laissa libre court à la puissance de sa voix. Un son inhumain sortit de sa bouche qui se voulait un flot torrentiel prêt à emporter les murs jusqu’aux confins du monde, le cri de la révolte des opprimés du globe. C’était le cri d’une bête rendue folle par la frustration et la rage, dans lequel disparaissaient l’homme et l’enfant en lui. Les mains d’Ingmar se crispèrent, il sentit la douleur le transpercer de part en part. Il crut ressentir des fourmillements à l’arrière de son crâne, que son esprit allait quitter son corps. Sa tête fut prise de vertiges, il vomit une masse informe et noirâtre à ses pieds. Ses mains, puis ses bras prirent feu. Littéralement. Son rugissement couvrit les cris de l’assistance, et le roi, hagard, tenta de se lever. Les nobles se rhabillaient en toute hâte devant cet homme qui se consumait. Les gardes présents l’encerclèrent, au loin les renforts arrivaient. On avait ouvert les portes aux cavaliers qui traversaient la cour à la hâte. Ingmar hurlait à la mort, sa voix semblait s’altérer progressivement dans un sens qui cependant restait inattendu. Elle se faisait de plus en plus grave, ce qui rajoutait encore à la terreur de la salle. Sorcellerie criait-on d’un doigt accusateur malgré le tumulte. Le vent se levait, les tentures, fanions, barbes et cheveux furent brusquement ballottés par les bourrasques. Les portes claquèrent. Personne ne pouvait plus sortir, personne ne pouvait plus entrer. Les gardes se concertèrent du regard. Ils avaient peur, mais ils ne pouvaient plus espérer aucune aide, ainsi claquemurés. Leurs poignets se raidirent, leurs jambes avancèrent mécaniquement tandis que les lances se rapprochaient de l’homme-torche qui se débattait plus vigoureusement encore. Ce qu’il avait vomit convulsa soudain. Sa surface bougea, ondula pour former des membres noirs tendus vers le ciel. La masse de matière poisseuse rétrécit au fur et à mesure que se formait des créatures aux contours indistincts. Les torches s’éteignirent. Ingmar aussi. La salle fut plongée dans le noir. Les invités hurlèrent, puis doucement se turent. On frappait au dehors, contre les portes. Les cavaliers. Le reste de la garde. Les femmes échangeaient de vifs propos entrecoupés de silence. Quelques hommes ivres jurèrent. La lumière revint, tout doucement. Un point vif brilla, seul dans les ténèbres. Son rayon grandit. Tous portèrent la main, éblouis, à leur visage. Ingmar, tout auréolé, l'écume aux lèvres, se tenait entre les deux bébés. Les créatures avaient disparus mais derrière lui, les soldats gisaient, inertes, sur les dalles froides. Il leva les mains. Les corps des enfants firent de même, en lévitation au-dessus du sol. Pas un ne pleurait. La salle entière se vit pénétrée d’un silence de plomb. La reine voulut se précipiter, les mains tendues. NOOOOOOOOOOOOOOONNNNNN !!! Les enfants se consumèrent dans l’instant, deux astres dans la nuit épaisse d’une salle devenu sépulcre. Leurs petits bras s’agitèrent quelques secondes. Ils ne crièrent pas, le feu fut trop rapide et les corps des deux princes disparurent de la surface de la terre. Evolyn gémissait, se ramassant sur son trône. Le roi n’avait pas bougé, stupéfait. Il avait reconnu le fils qu'il avait fait assassiné. Ingmar ramassa une des hallebardes puis contourna l’autel pour gravir les premières marches du gradin. Dans l’ombre, les portes craquaient sous les coups redoublés des soldats sans céder toutefois. Ingmar s’arrêta un instant. Le roi put détailler son visage. Comment avait-il put lui-même reconnaître son fils ? Ses traits étaient déformés par la haine, il était méconnaissable. Alors c’était cela un héros tel que l'on pouvait en voir dans les légendes ? Se surprit à penser le vieil homme. Ingmar tourna d'abord les yeux vers sa belle-mère, qui voulut s’avancer. Elle déglutit. La lance s’était fichée en travers de sa gorge pour se planter dans le dossier. Le guerrier l’avait cloué au trône qu’elle avait tant désiré. Sa fin fut rapide mais douloureuse, elle sentit la vie s’échapper de son corps à mesure qu’elle suffoquait puis ses yeux fixèrent le vide et son visage se figea. Andréos la regarda, sans bouger et lui ferma les yeux. Il était ivre mais il était prêt. Alors il attendit la fin. Les secondes puis les minutes s’écoulèrent. Rien. Ingmar le regardait toujours, de ses yeux fous.
- Veux-tu que ça finisse comme ça ?
- Ai-je le choix ? répondit le vieux d’un ton las.
- C’est vraiment tout ? demanda encore son fils comme s’il l’implorait. Il voulait autre chose, entendre, percevoir. La stupeur ne suffisait pas. Il voulait –oui, ça pouvait paraître absurde- que son père soit fier, à vouloir mourir pour l'expiation de ses défaillance de géniteur et de souverain, à éprouver des regrets. Qu’il le trouve fort, le trouve beau. Lui, le guerrier, le sage, revenu de tout, de la mort et du feu. Le vrai membre de sa lignée, le vrai préposé au trône. L’héritier du sang des rois. Andréos porta furtivement une fiole minuscule à ses lèvres. Il s’effondra, remua légèrement. Ses membres se raidirent. Lui aussi était mort. Ingmar resta sans rien dire, les lèvres révulsées dans une grimace démente. Les portes derrière lui cédèrent. Il prit la couronne alors que s’amassaient les gardes et la mit sur sa tête en les dévisageant tous. Les invités se relevèrent, à demi-nu. Ils parlaient à voix basse. Qui était donc cet individu venu s'emparer de la couronne, qui réclamait à grand cri la douairière ? C'est alors que certains comprirent, et la foule des convives s'agita d'une rumeur inquiète. Peu avaient protesté contre l’exécution d'Ingmar, et voilà qu'il était revenu. Il s'assit sur le trône et réclama ses droits, à la fois de roi spolié et de prince héritier. Qui oserait lui contester ? Pas un ne se leva. Alors il harangua la garde, les représentants de la Ligue du Nord comme ceux des contrées extérieures et amies. Argoné allait connaître une nouvelle ère. Le tyran était mort. Allez de par le peuple ordonna t'il aux soldats et annoncez leur le retour de leur roi. Les portes s'ouvrirent, des cavaliers se dispersèrent aux quatre coins du royaume. Il leva le corps de son père, ordonna qu’on l’enterre. Evolyn devait être brûlée. Que les survivants de sa famille infâme mangent ses cendres, qu’il ne reste rien de son corps. Les cachots furent rouverts, la tête de Frédérik jetée aux chiens. Mara fut retrouvée, elle avait perdu les eaux. Elle fut emmenée en lieu sur, où les médecins les plus compétents s'occupèrent d'elle et du bébé à naître. « O Mara reine retrouvée d'Argoné, tenez bon après avoir traversé les épreuves ! »
La nuit se coucha bientôt, la pluie tombait drue mais les chaumières restèrent allumées encore longtemps. Dehors, un petit groupe s'était rassemblé sous le tonnerre. Il était en partie composé d'enfants. Devant eux, contemplant les soubresauts d'espoir du royaume et la flamme chandelles de veillée, se tenaient deux ombres. La première, la plus grande, semblait chercher le réconfort des étoiles. La petite, à ses cotés, prit la parole. Ses cheveux ondulaient, s'enroulaient doucement autour de son cou pour le préserver de la fraîcheur du soir. L'étrange gamin fée scrutait dans le noir les traits de sa maîtresse.
- Les Dieux vous l'avaient-ils révélé ainsi ?
- Quoi donc ? demanda la jeune femme. Sa voix paraissait aussi lointaine que l'endroit où se posait son regard.
- Son retour.
Elle ne répondit pas.
- J'ai entendu un mot plusieurs fois, parmi les esclaves... « Lorka ».
Laurithia poussa un profond soupir, et se mordit les lèvres.
- Il me semble l'avoir déjà vu, dans tes vieux grimoires... poursuivit le garçon.
- C'est une divinité, peu connue des gens du nord sous ce nom là.
Il attendit qu'elle veuille bien continuer. La pluie redoubla. Les gouttes martelaient la cime des arbres comme l'auraient fait les pieds de danseurs féroces en proie à l'hypnose.
- Lorka est le seigneur de la haine, maître de la vengeance et des tourments. Il vit quelque part dans l'Outre-là. On le trouve parfois représenté dans les bas-reliefs primitifs de quelques ruines, au sud, sous les traits d'un insecte. Un parasite. Son nom veut dire, en langue ancienne et profane « rongeur de fantômes », Lorka se rapprochant volontairement de Lektoo, « l’hôte ». Tu n'as pas retenu tout ce que je t'ai enseigné lui reprocha t'elle tristement. Mais l'enfant savait bien que cette tristesse n'était pas réellement de son fait. Quelque chose de plus profond minait sa maîtresse en cet instant.
- Lorka grandit et gangrène l'esprit de celui qui le porte pour se nourrir de sa haine vengeresse et ne laisser qu'une enveloppe vide et furieuse. Lorsqu'il y voit un intérêt il peut même aider l'esprit à accomplir sa vengeance, quitte à le ramener parmi nous. Les hommes que tu as entendu ont pris l'habitude de le reconnaître sous l'apparat de la banalité. Un certain nombre de ces non-morts errent encore à la surface de la terre, et la leur est encore pleine de cadavres n'ayant pas trouvés la paix.
Le garçon baissa les yeux. Ce que Laurithia lui révélait impliquait certaines choses.
- Mais toi même maîtresse, ne l'as tu pas reconnu ? Pourquoi n'as tu pas prévenu le guerrier ? Lorka s'était-il déjà attaqué à son âme ? Etait-ce un plan des dieux pour renverser Andréos le tyran ?
- Ingmar n'a jamais cru en les Dieux dit-elle pour elle-même sans vraiment répondre à la question.
- Alors il a toujours été fou trancha le garçon aux cheveux étranges en regardant ses pieds. Il savait qu'il allait trop loin en émettant de tels jugements. Il ne vit pas les larmes couler sur le visage de la jeune femme visage au milieu de la pluie. Sa bouche avait tressailli au son des paroles de son jeune élève. La folie... C'est précisément pour cela qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer Ingmar, même si l'homme fier et libre qu'elle avait connu n'existait plus. L'enfer avait fait son œuvre... L'enfant attendit encore un peu. Au loin un éclair illumina l'horizon. Derrière eux, les enfants d'esclaves grelottaient.
- Que vas devenir le royaume ? Que vont devenir la reine et le petit ? essaya t'il encore.
La jeune femme se détourna du paysage.
- Viens. Il n' y a plus rien pour nous içi.
La petite troupe s'enfonça dans la forêt pendant que dans ses appartements retrouvés la douce Mara, reine du nord, fils du roi Pliga, seigneur du sud, expirait de chagrin. Seul la nourrice, une brave femme du coin allaitant le nouveau-né, entendit ses derniers mots et les prit pour une expression du délire. La reine, les yeux clos, revit le visage de l'époux « retrouvé » dont elle avait perçu la ruine et balbutia dans un souffle la cause de sa souffrance alors que le pays fêtait le fils qu'elle avait mis au monde. « Lorka ». Ses lèvres se fermèrent à jamais tandis que son enfant tétait, avide et insouciant, le sein de la vie.