lourtuais
thierry
1
Lourtuais, c’est une plage. Un cirque de pierre sable fougères et bruyères, avec la mer pour cadrer le tout. Pas une maison visible, ni voiture, pas une antenne. Aucune onde téléphone-TV-internet ni télépathique n’arrive jusque-là. Pas même France Télécom et ses fantômes. Un espace peu fréquenté hors saison. Bretagne nord. La manche. Quelque chose de brut, sauvage, prenant. Une énergie comme une masse, étrange, que je ne peux pas définir mais seulement ressentir. Une masse qui vous enlève un poids d’être. Peut-être parce qu’elle évacue le superflu ? Je ne définis pas et je ne comprends pas. Je me suis dit ce matin, après la douche au camping voisin, le café dégueu bien en main, les dernières nouvelles de ma vie reçues, bien fraîches, glacées, et après avoir craqué et chialée une bonne heure, je me suis dis :
Tiens ! Et si j’allais faire un tour à Lourtuais !
Ni une ni deux, j’enfourche mon fidèle canasson Sleipnir. Comme ça que je l’ai baptisé, à cause de mon nom patronymique. Un vélo aux roues voilées volé ado quand j’errais autour de la Baltique. Rouillé mais fidèle. Je déraille, je replace la chaîne et me noircis les pattes, monte en danseuse tu es roc et, arrive super essoufflé en haut de ma plage préférée. Superbe perspective. Elle m’éblouit à tous les coups comme si je découvrais pour la première fois. Je reprends mon souffle sur le banc de granit. Et je m‘en mets plein les yeux au moins quatre grosses bonnes minutes. Une grosse minute doit bien en faire sept petites ? Le temps et moi, on s’apprivoise encore.
2
Aujourd’hui est spécial. Quatre mai deux mille deux et j’ai cinquante ans. Ce matin, ma femme m’a annoncé la mort de ma mère, tout en me précisant qu’elle me quittait pour partir vivre avec notre voisin de palier, Ange Lalloq. Un type bien sous tout rapport, que j’estime beaucoup et avec lequel j’ai travaillé ces quatre dernières années. Mon nouveau directeur de recherche, jeune diplômé d’un big very classe master made in USA. En espèces, un jeune manager qui en veut. Le mois passé, il m’a viré de la boîte où je travaillais depuis vingt années et dans laquelle j’avais validé mon doctorat de recherche. Je ne sais pas comment tout cela a commencé, et je n’ai pas bien vu comment cela a fini, mais il a réussi à faire passé ça pour une faute professionnelle grave. Il n’y connaît rien dans mon domaine de recherche, mais cotés finances, il en touche un rayon. Pas un sous pour compenser le désagrément, traduire mon ancienneté et le travail fourni, les brevets de mes trouvailles enregistrés au nom du laboratoire et de la firme Biotech Star One. Ange est doué. Ma femme, Lola, me le dit tout le temps. Je ne percevais pas encore le double sens de son allusion. Quand le pôle emploi m’a précisé que je ne toucherai pas un rond, j’ai un poil paniqué.
3
Quand je panique, je m‘enterre dans mon silence. En temps ordinaire, déjà, je ne parle pas beaucoup. Et je communique avec pas mal de parasites sur ma ligne. Mon caractère de cochon-nokia disait maman celtique, adepte des néologismes, et crâne de breton disait mon papa finnois bien carré dans ses idées. La famille Odin au complet. Et toujours, Lola me boude en représailles quand je déraille, côté rouages neuronaux. Je ne sais pas comment on replace la courroie de transmission. J’essaye depuis des lustres. Je noircis des idées à la chaîne. Avec du recul de 444 kilomètres qui me sépare de notre foyer d’amour, achetée à son nom, je peux dire que Lola me boude aussi quand je vais bien.
Maman déclinait à cause d’un Parkinson. Elle souffrait. Je souffrais. Quand je lui tenais la main, quand je lui massais les mollets pour soulager des douleurs musculaires, quand je la prenais dans mes bras pour la ramasser là où elle tombait parce que tout déconnait, quand elle ne pouvait plus prononcer un mot, rien qui sort, pour simplement me dire combien elle m’aimait, même si pas vraiment moi mais plutôt l’enfant que j’avais été, quand tout ça qui ensemble résumait son quotidien de mal en pis, je souffrais bien profond dedans. Un truc bien pourri. Une biscotte l’a tué, étouffée. Et pas besoin de grand chose à ajouter là-dessus pour titiller mon état de panique. Un rien, et ça dégénère. Ce matin, la dose dépassait mes capacités d’entendement.
Dans un cas de grosse panique et courts-circuits à répétitions dans le fil de mes idées, je décide de prendre un train en direction de mes origines. Je prends mes clics et mes claques et je me réfugie sur l’héritage de mon oncle, frère de maman, que dans la famille nous appelions entre nous, Glouglou. Son vrai nom m’est inconnu. Un artiste… Tout ce qui me reste de lui et de son œuvre : un terrain non constructible, un puit d’eau, un cabanon avec une électricité faite maison. Je produis quand le soleil ou le vent ou des énergies Zexon donnent sur mon PQF, une invention non brevetée élaborée comme un passe-temps. D’autant que l’équation qui actionne mon PQF, relève du temps, ou, d’une variante de l’idée d’espace-temps. Mais pas le cœur à déblatérer sur mon génie non reconnu.
Là, avant de savoir pour maman, je suis parti dans la nuit après ma visite au pôle. Revenu pétrifié de froid à notre appartement, un mot de Lola m’expliquait qu’elle ne rentrerait pas cette nuit. Une affaire urgente avec des copines. Lola ne travaille pas. Alors pour se distraire de son ennui, du vide de ses journées, elle s’affaire avec ses copines. Enfin, je le pensais avant qu’elle me donne une nouvelle interprétation de ses escapades noctambules. Nous n’avons pas pu avoir d’enfant. Elle m’en veut énormément. Et je la comprends. Parce que de ma faute. Mon métier, des ondes tueuses et destructrices que je manipule à longueur de journée, souvent de très longues journées, et me voilà non reproductible. Pas d’enfant et un cancer du pancréas bien douloureux que je soigne plus ou moins depuis l’année dernière, quand je trouve un horaire en accord avec la nouvelle gestion du labo instauré par Ange. Seul dans l’appartement vide, j’ai préféré fuir.
4
Aujourd’hui est particulièrement spécial parce que la nature se lâche. Un matin dans la brume, un truc bien épais à couper dans le gras de l’embrun, précède un ciel noir, cisaillé d’éclair. Sur la plage, bien installé sur mon bloc préféré de grès roses, j’observe le soleil qui creuse son trou. Des trous, et des rayons entiers qui tracent le ciel et embrochent la mer profondément. Sortent alors en surface, sur la frise des vagues, sur le glacis des eaux salées, des gisements de couleurs précieuses ou scintillantes. Des émeraudes et de la nacre, des teintes graves tendues sur l’horizon, bleus touareg ceruleum et turquoise qui se taquinent l’un l’autre au-dessus des fonds sablonneux avec des échappées, de violets et mauves, qui signalent les champs de laminaires ou de roches, des ocres et des roses orangés là où le ressac tape et remue les sables. Au nord, un bloc de ciel bleu finit par s’imposer. Un vent de nord-ouest écume le miroir d’eau où toutes les teintes du ciel glissent, et nuancent à l’envi les couleurs de fond.
Un vent fort, puis, qui tempête. Un vent tellement sonore que le tonnerre s’entend mal. Les mouettes jouent avec, surplace et en équilibre, posés sur un air de rien, dans le ciel. Deux sternes s’excitent sur un ban de poissons. Cinq cormorans siestent sur le rocher de la pointe en attendant que la météo se calme. Cependant, cela ne semble pas vouloir se calmer. Tout au contraire. Je dois maintenant m’accrocher à mon caillou. J’envie la patelle, l’huître, crépidules et moules. Elles assurent. Je crois que je perds mes derniers cheveux gris. Je sens que ça part en couille dans les éléments. Super-fête de la vie. Le manège-Nature m’époustoufle et me tourne un peu, beaucoup, énormément la tête. Il m’enivre méchamment.
Quand sans prévenir, une pluie torrentielle à grosse goutte ma ramène sur terre, me mélange au sable, avant que le soleil reprenne le dessus, me tombe dessus. Soleil et vent. Sèche-cheveux surpuissant pour mon dernier cheveu, mon habit froissé, mes pensées imbibées de larmes. Arc-en-ciel, il manquait à la palette. Il prend pied, mon pied, dans un imbroglio de minéraux fracassés ou sculptés par un Chronos artiste. Le cheveu tient. Il s’entête. Il se raidit sous la bise Il blanchit dans le sel de l’embrun. L’habit se défroisse, tandis que mes pensées tournent bizarres. Tempête de mots qui se décrochent d’une mémoire en pelote. Collés à la crasse, ils font la queue pour sortir, ça pue dedans, en file indienne car pas possible de se mettre autrement que l’un derrière l’autre sur le fil de mon esprit, pour finalement gicler sur ma conscience. Une ligne d’énergie qui m’enrobe, me prend, me soulève de terre. Me dérobe à ma raison. Je perds la boule ? Je me sens effectivement soulever de terre. Je me sens dilater, à l’infini de ce que je vois, ressens, devine.
5
Un truc m’aspire. Un truc comme j’ai voulu depuis toujours mettre en équation sur mon tableau noir d’ordi mac blanc. Un truc comme un mouvement Poétique Quantique et Flou, pour mettre le temps l’espace et moi en orbite, en mouvement décalé et à l’écart des idées reçues, figées, décevantes. La particule de poésie absolue qui colle ensemble, ce monde, cet univers et d’autres, parallèles ou pas. Qui colle la matière, avec le temps et les énergies. Qui colle tout et rien. Qui colle les particules d’être. Qui abrite la vie, le mouvement, la vibration intrinsèque de ce qui est. Un instant de pure vérité.
Me voilà ici, là, ou bien plus loin aussi. Avec l’oiseau, aile contre bras que j’agite pour me tenir immobile à son côté. Je profite d’un air de rien. Face au vent, au soleil, transpercé par l’éclair qui me chatouille les oreilles. Je pique du nez avec la sterne pour piocher du hareng dans le ban. Je me trempe dans l’arc-en-ciel pour me colorer les idées noires. Incroyable comme je suis partout à la fois. Incroyablement bien. Il faut prescrire du Lourtuais à la louche à tous les détraqués de cette terre. Pas possible que ma vie se résume à une liste de déboires. Il y a un truc qui doit encore m’échapper. Le truc bien.
Il faut que je pense absolument à éditer dans la revue scientifique idoine mon principe d’énergie Zexon, dite de force réunificatrice, construite sur le principe de loi du mouvement PQF. Elle tient la route. Quand la route part dans tous les sens, sens du terme et sans dessus dessous.
6
Mais non… Trop vite pensé ? Je retouche terre, plage, sable. Je saigne des oreilles. Je crache du sang. Une douleur terrible au ventre me tord en quatre. Un voile gris sale, cendre, me couvre les yeux. Je déconne, mon cancer et mes émotions m’achèvent. Je pars en vrac dans le tourbillon d’une tempête. Maman va pourrir sous terre avec son frère, Glouglou, un buveur de rêves saoulé d’illusions. Lola m’a quitté pour plus beau, intelligent, riche, jeune, efficace. Et ma recherche d’une vie coule à pic dans la tourmente, face à cette mer défaite.
Tempête de maman nature, dehors, tout autour et dedans, tout partout, déglingue et me fout le bourdon, me colle le chaos. Que ça qui colle à ce que je vis. Un chaos qui me massacre, m’extermine, qui me tempête de fond en comble les mots dans ma tête, vidée.
Soubresaut big bang du cerveau qui tire sa dernière salve de vie. Gros dégazage de neurotransmetteurs en folie. Poids d’être ? Que dalle ! Rien à enlever d’ici-bas que ma médiocrité lancinante. Mon PQF ne produit que de l’électricité pour fournir l’espace d’un terrain vague. Orphelin cocu et chomdu. Je meurs seul dans mon trou d’être, raté.
Voilà tout…