Love letters 11

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand-mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

 

MELANIE

Chapitre 11

Riverside

« Riverside » est une chanson d'Agnès Obel, jeune artiste danoise, que j'adore et que je vous invite à découvrir.

Mes pieds sont douloureux lorsque j'arrive enfin aux portes d'un grand domaine pompeusement appelé « Château Delmas », ça m'étonnerait que ce soit un vrai château, pas plus que la maison du père de Sébastien. Au loin je n'aperçois que du vert, des arbres, de l'herbe et des vignes, à perte de vue. Un point blanc derrière les arbres ressemble à une maison, mais il me paraît si loin que je me demande si je l'atteindrai un jour. Un peu découragée je m'assois sur une ancienne borne, en me redemandant ce que je fais là. Pourquoi avoir fui, pour aller où ?

Je dois ressembler à une vagabonde avec la poussière sur mon jeans et mes chaussures, le teint bien écarlate. Je n'ai rien d'une jeune mariée, j'ai l'impression de m'être trompée de film, ou alors c'est un cauchemar. Il est pourtant trop tard pour faire demi-tour, le prochain bus ne passera que demain, je dois trouver un logement pour la nuit, coûte que coûte.

Peu à peu une grande bâtisse blanche apparaît derrière les arbres, un ou plusieurs bâtiments allongés la composent, entourés d'un jardin impeccable. Plus j'avance plus je me demande ce que je vais dire, inventer comme histoire. J'entends des chiens qui aboient, je ralentis le pas. Normalement c'est un domaine viticole, j'imagine qu'il doit y avoir des visiteurs, j'espère qu'ils ne leur lâchent pas les chiens. A part deux 4x4 garés sur un parking tout semble désert, je soupire en me disant que je serais mieux chez moi, à paris, à Epernay ou même chez ma grand-mère.

Sur un des murs impeccables est affiché « réception », je pénètre dans l'élégant hall en marbre –ou imitation- peuple de plantes vertes et de photos du vignoble et des caves. Là non plus il n'y a personne, j'appuie timidement sur une petite sonnette dorée posée sur le comptoir reluisant. Personne. Je réessaie un peu plus fort, un jeune homme roux apparaît enfin, portable collé à l'oreille, chewing-gum dans la bouche. Sans interrompre sa conversation il me fait un vague signe de tête et s'installe devant l'ordinateur, l'air ennuyé.

- Vous venez pour visiter les caves ? C'est fermé à cette heure-ci, maugrée-t-il sans me regarder.

- Non, je… je cherchais une chambre, pour la nuit.

- Une chambre ? Toutes nos réservations se font en ligne, mademoiselle. Désolé.

Il poursuit sa conversation avec son interlocuteur sans plus s'occuper de moi, je reste désemparée, immobile. C'est le pire scénario et je n'ai pas de plan B. Je suis une imbécile, ça m'apprendra à jouer les aventurières. Finalement il se lève et disparaît derrière une porte sans me prêter attention, je décide de m'installer quand même deux minutes sur un des sièges de l'accueil, pour souffler.

Je revérifie l'argent dans mon sac, dire que je pourrais me payer une belle chambre et que rien n'est disponible, c'est décourageant. Je décide de fermer les yeux quelques instants pour souffler, faire le point quand j'entends une voix grave à côté de mon oreille :

- Je peux vous aider, mademoiselle ?

C'est un autre jeune homme, brun et souriant qui me fixe aimablement, je murmure :

- J'espérais passer la nuit ici mais je n'ai pas réservé.

- Oh, ce n'est pas si grave, il nous reste des chambres, les touristes sont déjà repartis, à cette heure-ci, dit-il en consultant à son tour l'ordinateur.

- Je croyais qu'il fallait absolument réserver en ligne. C'est ce que m'a dit votre collègue, tout à l'heure.

- Mon collègue ? Il était comment ?

- Roux. Pressé.

- Ah, ça c'est Pierre, mon frère. Crétin, souffle-t-il en ses dents. Il aime mieux le travail fait que le travail à faire, et il ne court pas après les clients. Il nous reste une belle chambre pas trop chère, ça vous intéresse ?

- Oui, je veux bien, merci.

Il ne ressemble pas du tout à son frère, mais c'est sans doute lié à la couleur de cheveux. Il est également beaucoup mieux habillé que lui, polo bleu et pantalon brun, presque un jeune cadre dynamique. L'idée que je m'en fais.

- Vous êtes seule ou accompagnée ?

- Seule. Pour l'instant.

- D'accord. Vous payez comment ?

- En liquide, dis-je en sortant rapidement un billet de mon sac.

- Oh, vous pourrez payer demain, ce n'est pas urgent. C'est pour une nuit ?

- Je… je ne sais pas encore.

- De toute façon, il y a de la place. C'est 80 euros la nuit mais le tarif est dégressif si vous restez plus longtemps. Si vous voulez bien remplir la petite fiche…

Je me mordille les lèvres, gênée. Quel nom indiquer ? Si j'écris « Delmas » ça va m'attirer des commentaires de sa part, et je ne veux pas utiliser non plus mon nom de jeune fille, trop dangereux. J'invente un nom et un prénom, Amélie Martin, difficile de faire plus banal.

- Vous n'avez pas de bagages ? demande-t-il avec étonnement en me voyant les mains vides.

Je me sens rougir mais je hausse les épaules : « C'est mon ami qui doit apporter les valises, mais… la voiture est tombée en panne. »

- Mince. Loin d'ici ? Vous voulez qu'on appelle une dépanneuse ?

- Comment ? Oh non, non. Il a dû le faire, avec son portable.

- Il vous rejoindra ce soir, alors ? dit-il en me guidant dans l'immense escalier en marbre recouvert de velours rouge.

- Peut-être…

- Vous l'attendrez pour manger ? Nous faisons table d'hôte également.

- Ah oui ? Non, je ne l'attendrai pas. Je n'ai pas faim, dis-je en mentant effrontément, tout en le suivant dans les couloirs.

- Ou alors nous pouvons vous faire monter un plateau froid, si vous préférez. Il vous suffira de descendre à la cuisine pour nous le dire.

- A la cuisine ?

- Oui, à droite de l'accueil. Vous savez, nous ne sommes pas un vrai hôtel restaurant ici, juste une maison d'hôtes. Ça nous fait plaisir d'accueillir des gens, surtout à ma mère qui adore recevoir. Si vous changez d'avis, vous pourrez descendre à 20h, il y a toujours suffisamment à manger.

- Merci.

Nous entrons dans une belle chambre claire aux meubles beiges, agrémentée de voilages pastel, qui ressemble plus à une chambre d'amis qu'à une chambre d'hôtel. La fenêtre donne sur les vignes, le paysage est époustouflant.

- Il y a des serviettes dans la salle de bain attenante. Nous vous attendons à 19h30 en bas pour un verre d'accueil.

- Ah bon ? Mais je ne bois pas…

- Vous n'êtes pas obligée de boire de l'alcool, vous savez. C'est une tradition ici à chaque nouvelle arrivée, mes parents y tiennent beaucoup et ils seraient très déçus de ne pas vous voir, insiste-t-il gentiment et je comprends que pour ne pas éveiller les soupçons je ferais mieux de descendre à l'heure dite.

- D'accord, merci.

Je referme la porte en poussant un « ouf » de soulagement, même si je regrette de ne pas avoir échoué dans une chaîne hôtelière bon marché où je n'aurais croisé personne. Il va falloir que je me surveille pour ne pas laisser échapper une info sur moi, même si, vu l'attitude du père de Seb il y a peu de chances pour qu'ils soient au courant de ma disparition, voire même de notre mariage.

Je regarde autour de moi, la chambre est très cosy et je me sens complètement dépaysée, comme si j'avais quitté la région ou le pays alors que je ne suis qu'à quelques dizaines de kilomètres de chez ma grand-mère. Une bonne douche me permet de me rafraîchir et me dépoussiérer, dommage que je n'aie pas emmené des vêtements propres. Je me rappelle de ma confusion de ce matin –ce matin, seulement ?- ma fuite éperdue vers la mer et je me dis que j'ai agi bien irrationnellement, mais tout cela me paraît déjà loin.

En m'étendant sur la courtepointe je savoure le calme –sauf les chiens qui aboient de loin en loin- il fait si bon que je m'endormirais presque, aux doux rayons du soleil déclinant qui glissent sur le lit. J'observe les infimes particules de poussière dans le rai de lumière, en me détendant peu à peu.

Une portière qui claque me fait sursauter, je regarde l'heure, bientôt 19h30. Je me suis assoupie et un vieux mal de tête me vrille le cerveau, je me recoiffe avec mes doigts et descends jusque dans l'entrée, à reculons. J'espère qu'il y a d'autres « hôtes » qui me permettront de passer inaperçue mais au bas de l'escalier une femme blonde à la quarantaine épanouie semble m'attendre, les mains sur les hanches :

- Amélie ? Bienvenue !

Je suis sur le point de rectifier mon prénom quand je me reprends et hoche la tête de justesse, dans quel pétrin me suis-je fourrée ?

- Merci.

- C'est rare que des gens arrivent le dimanche soir, vous avez fait bonne route ? Louis m'a dit que votre fiancé avait eu des ennuis de voiture ?

- Euh… oui.

- Il vous rejoindra ce soir ?

- Non, il m'a appelé, il va rester à Bordeaux cette nuit, à cause de la voiture.

- Ah, c'est dommage. Venez, nous allons nous mettre dans le petit salon, vous goûterez bien un verre de notre propriété ?

- Je ne bois pas beaucoup d'alcool…

- Mais ça ce n'est pas de l'alcool, c'est juste un verre de notre vin, il est fait naturellement vous savez, sans cochonneries dedans. Et puis vous ne conduisez pas, pas vrai ?

Je grimace un sourire mais elle m'a déjà mis un verre dans la main, nous nous installons sur un vaste canapé à fleurs, bien mœlleux. Des amuse-bouche nous attendent, je frémis en entendant des voix masculines qui se rapprochent. Le jeune homme brun qui m'a accueilli entre le premier, souriant, suivi d'un homme mûr râblé et dégarni, un peu sombre, et du garçon roux qui arrive en traînant les pieds, les yeux au sol.

- Je vous présente mes fils et mon mari, Louis, Pierre et Dominique, mademoiselle Amélie, fait la dame. Moi je m'appelle Marie.

- C'est marrant, ma mère aussi, fais-je étourdiment avant de me taire.

- Ah mais je vois qu'il faut vous appeler madame, ajoute-elle en fixant mon alliance.

- Euh… oui. C'est récent.

- Tous mes vœux de bonheur, alors.

- Merci.

Je replonge le nez dans mon verre, heureusement la dame et son fils sympa se lancent dans l'historique de la maison d'hôtes et de la propriété viticole, j'acquiesce de loin en loin en priant que pour tout cela cesse rapidement. Le mari et le fils roux ne prennent pas part à la conversation, visiblement ils connaissent l'histoire par cœur et subissent l'exercice stoïquement en dégustant un verre. La ressemblance est loin d'être frappante entre le mari et mon beau-père, même s'ils sont largement aussi aimables l'un que l'autre.

- Bon, je vais m'occuper de la préparation du repas, vous dînez avec nous, bien entendu ?

- Je… euh, je n'ai pas très faim.

- Allons donc ! Vous n'allez pas rester toute seule dans votre chambre. Nous accueillons un couple d'anglais très sympathiques, joignez-vous à nous. Nous ne vous retiendrons pas toute la soirée, rassurez-vous.

Je soupire, la soirée va être longue.

oOo oOo oOo

Finalement le couple d'anglais s'avère très bavard, je dîne presque en silence dans mon coin, mes hôtes me supposent fatiguée et n'insistent pas. Seul Louis s'enquiert parfois de mon confort, je sens son regard attentif sur moi, alors que son frère, à côté de moi, ne décroche pas une parole de la soirée. Le repas est bon et copieux, j'ai l'impression d'être en vacances chez des cousins éloignés –ce qui est vraisemblablement le cas, hélas.

Le père de famille n'ouvre la bouche que pour parler de ses vignes, je comprends qu'il espère que les Anglais lui commandent quelques caisses de vin, ce qui ne sera pas mon cas. Du fait il ne me regarde pas, son attitude me fait parfois irrésistiblement penser à Philippe, mon beau-père. Tout en écoutant distraitement la conversation je pense à ma famille, ma mère qui doit être morte d'inquiétude et à Sébastien. Ils ne méritent pas ça, j'ai honte quand je pense à eux mais j'avais besoin de partir, réfléchir. Je jette un coup d'œil à mon portable, 10 messages de plus, j'ai honte. Heureusement que j'ai toujours mon cordon dans mon sac, je pourrai au moins le recharger. C'est idiot mais ça me fait du bien de savoir que ma famille est à portée de main, par le téléphone.

Je me demande ce qu'ils font, à cette heure-ci, de quoi ils parlent, à qui ils pensent. Je leur enverrai un SMS tout à l'heure, avant la nuit. Mais en levant les yeux je vois que la nuit est déjà là, il est tard, la lune se lève au-dessus du bâtiment. A l'idée de passer la nuit seule je me crispe légèrement, j'aimais tant dormir avec Sébastien, me réfugier dans ses bras.

- Tout va bien ? me souffle Louis en face de moi.

- Oui, oui, merci.

- Votre mari ne peut pas vous rejoindre ce soir ? chuchote-t-il avec un sourire encourageant.

- Comment ? Non, hélas… Il m'a envoyé un SMS, il passera la nuit à Bordeaux.

- C'est dommage. C'était votre voyage de noces ?

- Pardon ? Oui, on devait partir ce soir, justement. A Venise…

Une vague de culpabilité m'étreint, je suis obligée de poser ma fourchette, je n'ai plus faim. Les autres discutent et rient, je me sens aussi misérable qu'un ver de terre. Ce soir je devrais être à Venise avec mon mari, qu'est-ce que je fous là ?

Pour un peu je me lèverais et j'appellerais un taxi mais rien n'a changé, je ne sais toujours pas qui je suis ni qui il est par rapport à moi, je ne suis pas prête à affronter ça. Pas encore.

Je sens un chien me caresser les jambes, sa queue s'enroule autour de mes jambes, je jette un coup d'œil sous la nappe.

- Ne vous inquiétez pas, c'est Saphir, notre chienne. Elle est très gentille. Vous voulez que je la fasse sortir ? demande-t-il en me resservant un verre de vin.

- Non, non, ça ira.

Je lui lance un petit sourire contrit, avec l'alcool j'ai l'impression que mes idées s'embrouillent. Je suis à la fois ici et chez Sébastien, j'ai chaud, une vague nausée s'empare de moi, il faudrait que ça s'arrête, toutes ces questions, tous ces doutes. Je donnerais tout pour être ailleurs, plus tard, tranquille, mais j'ai fui, ils m'attendent, je suis perdue. Un jour tout ira bien, je serai heureuse, mais là tout s'embrouille, le rire des Anglais me donne mal à la tête, je voudrais dormir. Je serre convulsivement mon portable dans ma main, incapable de continuer à manger, incapable d'appeler pour dire que tout va bien.

A table l'hôtesse parle de sa fille aînée, Océane, qui est étudiante en Angleterre, j'écoute d'une oreille distraite. Soudain le silence se fait, tout le monde me regarde, j'ai perdu le fil :

- Pardon ?

- Nous nous demandions si vous étiez étudiante, vous aussi, mais nous ne voulons pas être indiscrets, reprend la mère en me fixant avec bienveillance.

- Euh, oui.

- Et vous étudiez quoi ?

- Les lettres, dis-je en me rendant compte de l'ironie de ma réponse.

- A Bordeaux ?

- Non, à Paris.

Elle acquiesce, satisfaite, je replonge le nez sur la nappe. En fait je serai prof à la rentrée mais je n'ai pas envie d'en parler, je veux oublier et qu'on m'oublie. Je comprends que le second fils, Pierre, fait de vagues études de maths et travaille pour l'instant chez ses parents. Je lui jette un coup d'œil, son attitude renfrognée s'accroît encore, lui aussi voudrait qu'on l'oublie, visiblement.

Je tiens difficilement jusqu'au dessert, de plus en plus mal à l'aise. mais je ne veux pas faire faux bond à mes hôtes si serviables, ça va bientôt s'arrêter, il faut que je m'accroche. Après le melon je refuse le café et je me lève pour retourner dans ma chambre, balbutiant quelques mots d'excuse.

Je suis au milieu des escaliers quand j'entends une voix derrière moi :

- Mademoiselle ? fait Louis au pied des marches. Pardon, madame...

- Oui ?

- Vous allez bien ? Vous êtes toute pâle.

- Je… j'ai un peu mal à la tête, mais c'est rien. Je crois que j'ai trop bu et trop mangé. Mais c'était très bon.

- Vous voulez prendre quelque chose pour digérer ? La nourriture de ma mère est parfois un peu trop riche, c'est la tradition ici. Je vais vous amener un médicament très efficace, ça va aller mieux.

- Non, non, ne vous dérangez pas. Ça va passer.

- Ou pas. J'en ai pour deux minutes, je vous rejoins, dit-il en faisant demi-tour.

Je me laisse tomber sur le bord du lit, découragée. Je n'ai même pas de chemise de nuit, c'est l'horreur. Je m'aperçois que les touches du portable sont gravées dans ma main à force de l'avoir serré, c'est ridicule. Deux coups discrets à la porte, c'est mon hôte qui revient, une chemise de nuit sous le bras :

- Je me suis permis de vous apporter une chemise, j'ai remarqué que vous n'aviez pas de bagages. Vous êtes sûre que ça ira ?

J'opine du menton bravement, je sens qu'il n'est pas dupe.

- Ça ira mieux demain, j'en suis sûr, reprend-il en me donnant une pastille effervescente. Reposez-vous, nous servons les petits déjeuners jusqu'à 10h.

- Merci.

Il disparaît, je me sens comme abandonnée, d'un coup. Les larmes me montent aux yeux, bêtement, je me roule sur le lit en pleurant convulsivement comme une enfant chagrin, le bruit de mes sanglots me berce peu à peu, comme quand j'étais petite.

A suivre…

Merci à ceux qui lisent 

 

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