Love letters (4)

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

Chapitre 4

L'air du temps

Retour chez notre amie Mélanie, bien curieuse… Merci à ceux d'entre vous qui apprécient cette histoire. Bonne lecture !

L'air du temps est une chanson de Florent Pagny et Cécilia Cara.

Arrivée devant la maison de ma grand-mère je ralentis un peu le pas, l'esprit confus. Mes converse sont pleines de sable, ma peau frotte contre les grains humides, je m'en débarrasse d'un geste, assise sur le petit escalier qui monte à la terrasse. Je soupire, le cœur lourd, découragée. J'aurais mieux fait de me taire, de ne pas accepter de garder Manon, de ne pas aller rôder devant chez eux. Non, j'aurais mieux fait de ne pas lire ces lettres, ces fichues lettres.

Une voiture passe, puis une autre, je reste assise comme une conne sur ces quelques marches, plus paumée qu'une SDF. « Bien fait pour toi », me dis-je en me mordant l'intérieur des joues, jusqu'à saigner. Me voilà bien avancée maintenant, prise entre deux feux, la solitude ou la présence réprobatrice de l'amant de ma mère, je suis une vraie débile, faut croire. Je regrette d'être venue dans cette maison, il n'y a rien de bien pour moi ici, que des ennuis. Une fois de plus je repense à la légende de Barbe Bleue, le sang qui ne s'efface plus sur la clé, le sort qu'il ne faut pas tenter.

J'entends le téléphone sonner à l'intérieur, le temps de me remettre debout et d'ouvrir la porte, il s'est tu. De toute façon, personne n'utilise ce numéro pour me joindre, j'ai mon portable. C'était sûrement un appel pour ma grand-mère, peut être une connaissance qui ignorerait son décès, et je ne saurais pas comment réagir dans ces circonstances, alors mieux vaut de pas répondre.

Je traîne un peu entre le salon et la cuisine, pas décidée à dîner, ni à sortir. J'appellerais bien ma mère ou mon frère Emmanuel, mais pour leur dire quoi ? Leur avouer que j'ai fouillé et lu des lettres qui ne m'étaient pas adressées et qui m'ont foutu le blues ? Ce serait boire le calice jusqu'à la lie et je n'ai plus soif, merci.

Après avoir vidé deux sachets de chips et trois vodkas, une vraie horreur, je somnole devant la télé quand j'entends la sonnette, qui me fait frémir. Il faudra quand même que j'arrête de sursauter pour ou oui ou un non, gamine éternellement en faute. Je cache le reste du paquet et la bouteille à moitié vide avant d'entrouvrir la porte, un peu anxieuse.

- Olivier ? Qu'est ce que tu fais là ?

- Quel accueil dis moi ! Tu n'es pas contente de me voir ? dit mon ex-fiancé en entrant sans que je l'y aie convié.

- Contente ? Je suis censée être contente ? Tu m'as bazardée en trois minutes, je te rappelle…

Il regarde autour de lui avec curiosité et je sais ce qu'il voit : une petite bicoque démodée, lui qui n'aime que les lofts ultra modernes.

- Moi ? Je t'ai juste dit que ce serait bien qu'on fasse un petit break, c'est tout. On va pas rester collés l'un à l'autre comme des moules à leur rocher, à notre âge ! Ce serait débile, non ?

- Ben voyons…

- Dis donc, c'est la maison des schtroumpfs ici, ou un revival 70's ?

- 60's plutôt. Mais je te retiens pas… tu étais pas censé aller en Espagne avec tes potes ?

- T'es pressée de te débarrasser de moi ? dit-il en s'installant confortablement sur le canapé, avec ses chaussures.

Je pousse ses pieds pour qu'il les repose par terre, son sans-gêne m'énerve, j'aimerais qu'il parte mais je sens mon cœur battre plus fort, malgré moi. Son sourire est irrésistible, il m'a toujours eu comme ça, je le déteste.

- Non, je n'étais pas pressée, c'est plutôt toi qui l'étais, chéri, rappelle-toi. Et ton projet d'Espagne ?

- En fait le rendez-vous est demain, donc j'ai pensé passer voir ma chérie…

- Ah d'accord, je joue les bouche-trous, c'est ça ?

- Qué bouche-trou ? sourcille-t-il en se redressant. Mais qu'est ce que t'es vieux jeu, Mel, c'est pas possible ! On peut pas juste passer une nuit tranquille, ensemble, sans se prendre la tête ?

- Ben voyons, c'est tellement pratique ! Pas d'attache, pas de promesses, la liberté quoi !

- Ben oui, et alors ? répond-il en me dévisageant comme si je prônais la fidélité ou pire, la chasteté.

Je hausse les épaules, comment lui expliquer que je rêve d'un amour intense, voire éternel, plein de serments et de souffrance, mais absolu ? Au moment où il met la main sur la bouteille de vodka avec un soupir de satisfaction je repense aux lettres, toutes ces lettres d'amour, follement romantiques, qui dorment dans le tiroir et je les envie, oui, je les envie malgré le désespoir, la douleur, la folie.

Olivier me tend un grand verre transparent avec un petit sourire, il attrape ma main et la couvre de baisers, une tension s'installe entre nous, son regard provocant me chavire, il fait si chaud ce soir.

- Tu es si douce, si tendre, ma Mel…

- J'aime pas quand tu m'appelles Mel, tu le sais, je réponds en essayant –difficilement- de résister à ses baisers dans mon cou et à ses mains sur ma taille.

Il connait tous mes points faibles, l'amour avec lui a toujours été parfait, même si ça ne suffit pas à faire de nous un couple, loin de là. A vrai dire je ne sais pas ce qui nous manque pour être un vrai couple, je ne le saurai jamais. La fidélité, un projet commun, la confiance ?

Ses doigts glissent sur ma peau et ma robe fine tombe par terre, il m'enlace, je souris, après tout, pourquoi ne pas prendre un peu de plaisir, avant son départ, même si c'est exactement ce que je déteste ? Nos corps se retrouvent avec bonheur, ça me fait du bien de retrouver ma vie, oui, j'avais une vie avant de venir ici, des amis, un amour, je n'étais pas si mal. Parfois je me trouvais jolie dans le reflet d'un miroir, je riais et j'espérais, avant.

Par-dessus son épaule j'aperçois la lune, je me sens tendre et offerte, prête à me donner, j'ai envie d'un coup, vraiment envie, d'aimer et d'être aimée, même en vain, même mal. Je ferme les yeux, je suis avec Olivier, je sens son souffle et sa chair en moi mais le désir monte par vagues je résiste mais je ne peux plus lutter, je suis avec lui, amant merveilleux et passionné, le plaisir a son visage, il m'envahit et me transporte, je me cambre et je tais son prénom, me contentant de murmurer : « Je t'aime, oh oui je t'aime… ».

Quand je rouvre les yeux la lune est toujours là, Olivier a l'air ravi de ma déclaration, je me sens minable.

- Je reviendrai tu sais, je ne t'oublierai pas…

J'écoute ses mots d'une oreille distraite, songeant avec amertume aux amours infidèles, que j'ai toujours haïes. J'étais bien au-dessus de ça, avant.

oOo oOo oOo

Le lendemain trois coups secs à la porte nous font sursauter, Olivier se lève en marmonnant, je n'arrive pas la main sur ma chemise de nuit, ni rien de convenable. Je manque de trébucher sur la bouteille vide en enfilant une robe extirpée de l'armoire, un sérieux mal de tête me vrille les tempes quand j'aperçois en me penchant par la fenêtre ouverte Sébastien devant la porte.

- Attends, je vais répondre ! je crie à Olivier qui enfile son jean.

« Salut ! Je ne vous dérange pas ? » demande Sébastien avec son sourire craquant, alors que j'entends les pas d'Olivier derrière moi.

- Non, non, je…

- C'est qui, celui-là ? maugrée Olivier dans mon dos et je serre les dents, essayant de garder le sourire.

- Olivier, je t'expliquerai. Vous désirez ? dis-je à Sébastien qui a pâli.

- Je…euh, je suis désolé. Je ne voulais pas…

- Pas grave. Il fait chaud aujourd'hui, hein ?

Il me fixe avec surprise, je dois avoir l'air d'une folle, avec une robe chiffonnée et les cheveux en pétard –pas besoin de lui faire un dessin, à mon avis. Il doit être pas loin de midi, on sort du lit. Je n'ose imaginer la réaction de son père s'il m'avait découverte comme ça, mais je chasse cette pensée résolument. J'entends Olivier qui s'éloigne, finalement je ne suis pas mécontente de l'intermède, lui qui pense que je lui suis toute dévouée, il doit déchanter.

- Hum, oui… Est-ce que… vous seriez toujours partante pour garder Manon, finalement ? souffle Sébastien en passant d'un pied sur l'autre.

- Votre père est d'accord ?

- Oui, oui, bien sûr.

- Manon a eu le dernier mot, hein ?

- Oui. Comme d'hab. Mais si vous avez d'autres plans…

- Comment ? Oh non, non, ne vous inquiétez pas. Mon ami part aujourd'hui, justement. Pas de souci. On commence quand ?

- Quand vous voulez. Aujourd'hui, ou demain. Dites-moi.

- Aujourd'hui, dis-je d'un ton ferme. Je viendrai à 14h, ce sera parfait.

- D'accord… encore désolé de vous avoir réveillés, ajoute-il avec une petite grimace.

Il est si touchant que je ne peux que sourire, soudain je sens une vague de bonheur me gonfler le cœur, sans raison précise. La vie est belle, tout est possible, tout est neuf. Je lui fais un petit signe en refermant la porte, satisfaite. Olivier finit de s'habiller, visiblement mécontent.

- Alors c'est qui ce petit mignon ?

- Tu le trouves mignon ? Remarque, t'as raison, il est pas mal…

- Alors, c'est qui ? répète-il avec agacement, je hausse les épaules.

- Un voisin. Voyons, ne sois pas si réac, mon chéri. On n'est pas un vieux couple, si ?

Sa tête me ravit, il est fou de rage, on n'est jamais mieux mouché que pas ses propres arguments, je jubile. Avec un peu de chance il partira avant le petit déjeuner, je crois qu'il ne reste presque plus de café.

- Tu te fous de moi ? T'as couché avec lui ?

- Non.

- Ben voyons. T'as pensé à lui hier soir, hein, t'étais pas comme d'habitude…

- Ah bon ? J'étais pas comme d'habitude ? Vraiment ? T'as vu ça à quoi ?

Ses yeux lancent des étincelles, il préférerait se faire couper en morceaux que d'avouer qu'il a deviné une émotion différente de d'habitude, je penche la tête :

- Je te jure que je ne pensais pas à lui, hier soir.

Comment mentir tout en disant la vérité, un autre instant jouissif, finalement. Je file sous la douche, en lançant « T'as qu'à faire du café, je crois qu'il en reste un peu »

- Mais où ? Je connais pas cette cuisine, t'es chiante !

- Allez, tu finiras bien par trouver, t'es intelligent, pas vrai ?

- Mais…

Sous la douche je prends plaisir à faire mousser le gel douche aux parfums d'amande sur mes seins et mes fesses, après tout je ne suis pas seule, je suis jeune, la vie est là, dehors, frémissante, pleine d'inconnus. Un air tiède passe par le vasistas entrouvert, je frissonne, j'aimerais danser, courir, vivre. Sébastien et sa mine d'enfant pris en faute, Olivier et son regard jaloux, et lui, lui…

J'enfile ma robe la plus décolletée, celle que je ne mets jamais, d'habitude. Après tout, pourquoi pas ?

Une odeur de café chaud vient jusqu'à moi, des toasts pas trop brûlés attendent sur la table de la terrasse, là, il m'épate. Lui qui n'a jamais rien voulu faire, il a préparé le petit déjeuner. Je crois que j'ai toujours été trop gentille avec lui, avant.

- Merci pour le petit déj, chéri ! Tu pars quand, finalement ?

- T'es pressée ?

- Non. Pas du tout… Tiens, tu peux me passer la confiture d'oranges amères ?

Il me la tend négligemment, sans lever les yeux. Il me regarde différemment ce matin, ou alors c'est l'échancrure de ma robe, ou le souffle du vent des sables, ou la langueur du matin, ou mon imagination… C'est un beau matin, les trilles des oiseaux emplissent l'atmosphère, le café est délicieux, je rêve d'aller me baigner, il semble collé au sol, la mine sombre.

- C'est qui, ce mec, alors ?

- Un voisin, je te l'ai dit. Je garde sa petite sœur, c'est tout, dis-je pour simplifier.

Il flotte quelque chose de bizarre entre nous, comme un mystère, une interrogation. Pour une fois je suis intéressante, énigmatique, lui qui me reproche ma simplicité, je ne vais me dévoiler, oh non. Pas question de le rassurer, il ne l'emportera pas au paradis. Il sirote son café, je l'entendrais presque réfléchir.

- Je t'appellerai quand je serai arrivé.

- Si tu veux.

- Tu ne veux pas m'accompagner ? tente-il enfin, anxieux.

- En Espagne, avec tes copains ? Tu plaisantes ?

- Tu as changé, Mélanie, ajoute-il au bout de quelques instants, et je souris.

- C'est l'été, la détente.

Vivement cet après midi, vivement les vagues, le soleil… et Sébastien ?

oOo oOo oOo

Il est à peine 16h, ma peau est devenue caramel et j'essaie de convaincre Manon de rester sous le parasol, en vain. Elle galope à droite, à gauche, plonge dans l'eau et se laisse porter par les rouleaux en riant, je paresse misérablement sur la plage, alanguie.

Heureusement une famille vient de s'installer à côté, le gamin doit avoir 7 ou 8 ans, il extirpe du sac de sa mère tout un attirail de pelles, seaux et arrosoirs, avec un peu de chance je pourrai relâcher ma surveillance. J'ai l'impression de loucher entre mon livre et la surveillance de la petite, toujours prompte à faire une bêtise. Elle ne m'épargnera rien, je la connais. Mon salut viendra d'un petit copain ou d'une copine, j'arriverai peut être à lire deux paragraphes de suite –un exploit.

Le vent se lève et m'envoie du sable dans les yeux, il fait si chaud que je crois fondre, je me réfugie sous le parasol, louchant sur le vendeur de glaces, au loin. Un petit sorbet citron ne me déplairait pas, je vérifie la position de Manon –fermement arrimée à son bateau pneumatique- et j'y vais, je lui rapporterai une glace chocolat-banane pour le goûter, elle sera contente. La plage se remplit de plus en plus, d'autres familles débarquent avec bébés, palmes et bouées, parasols et glacières, bientôt il ne restera que quelques centimètres entre les serviettes, j'envisage de changer de lieu pour le lendemain.

- Elle est bonne ? entends-je dès que je me suis rassise.

- Oui, oui, dis-je en me retournant, éblouie par le soleil.

C'est Sébastien, Manon ne lui jette pas même un regard, dégustant sa glace qui dégouline sur son menton.

- Enfin ça dépend, je reprends, vous parliez de la glace ou la mer ?

- Les deux.

- La réponse est oui pour les deux.

- Parfait ! Je peux installer ma serviette dans le mouchoir de poche qui reste libre ici ?

- Je ne suis pas contre un peu de renfort, dis-je en souriant.

- Ouh là ! Ne comptez pas trop sur moi pour dompter le fauve, elle ne m'a jamais obéi. Je vais plutôt piquer un petit roupillon, ou alors vous allez me lire un extrait de votre bouquin, pour me bercer.

- Je ne suis pas sûre que ça vous plaise.

- Ah bon ? Pourquoi ?

- C'est un peu aride.

- C'est quoi, montrez voir ? Ah oui, en effet, c'est pas mon genre, je ne supporte pas les bouquins pédants. Rien que le titre « Extension du domaine de la lutte », c'est insupportable.

- Je comprends.

- Ah bon, pourquoi ?

- Mon ami ne supporte pas non plus. A croire que vous sortez tous du même moule.

- 15/0. Bravo. Mais j'aurai ma revanche, dit-il en s'étendant sur sa serviette bleue, l'air satisfait. Vous êtes étudiante en quoi, de nouveau ?

- Lettres modernes.

- Aïe ! Une intello. Bon, vous avez pas l'air trop coincée, ça va.

- Merci du compliment. Et vous ?

- Je viens de réussir difficilement mon bac, je n'ai pas d'idée pour l'instant. Ca rend mon père dingue, conclue-t-il avec un petit sourire.

Manon pousse des hurlements de joie en se roulant dans les vagues avec son compagnon de jeux, je lui fais signe de se calmer, Sébastien ricane.

- Elle est un peu rouge, non ? Vous lui avez mis de la crème ?

- Oui, quand on est arrivées.

- Il y a deux heures ? Alors elle est bientôt cuite. Vous allez avoir des soucis en rentrant, ajoute-il en ricanant. 15/15.

- Oh mince !

Je me précipite à la poursuite de la gamine qui ne veut pas entendre parler de crème solaire, bientôt nous courons toutes les deux entre les baigneurs mécontents, sous le regard goguenard de son oncle, qui se garde bien d'intervenir. Je finis par la coincer devant les rochers, elle se débat mais en la secouant comme un prunier j'arrive à la calmer –méthode non homologuée- et à l'enduire de crème luisante, dont l'odeur caractéristique fait revivre des tonnes de souvenirs. Mes vacances d'enfant, sur la Côte d'Azur, bouées blanches et mini jupe sur le Port. Les vacances chics chez ma grand-mère, l'autre, qui adorait Monaco et les casinos, un ennui distingué dans mes habits de poupée. Une enfance choyée et protégée de tout, même de l'insouciance.

Je rejoins mon voisin de serviette épuisée et en nage :

- Je vais me rafraîchir, vous venez ?

- Non, allez-y, je surveille votre chef d'œuvre, des fois qu'on vous le pique…

- Pff !

L'eau me semble glacée, je me suis longtemps baignée en Méditerranée mais je ne veux pas perdre la face, j'avance presque sans hésitation. Après quelques brasses je sens une énergie incroyable dans mes bras et jambes, une agréable légèreté, je nage sans difficulté malgré la houle, avant de réaliser que je dois surveiller Miss Catastrophe et que son presque frangin ronfle peut être à l'ombre. Je reviens plus difficilement, c'est marrant de constater que le retour est souvent pénible, alors que c'est le sens des vagues. Je tente de sortir de l'eau avec élégance mais je crois que c'est loupé, j'ai à peu près la grâce d'un éléphant de mer, je n'ai plus 6 ans, hélas.

Sébastien garde les yeux clos sous le parasol, je m'arrange pour faire glisser quelques gouttes sur lui, il ne frémit même pas. Très fort. Je regarde autour de nous et je me dis que nous formons un joli couple, non, une jolie famille même. Inhabituelle, mais jolie.

Manon asperge Sébastien avec son petit arrosoir, il beugle et la rattrape, la fait rouler dans le sable, je crains les éventuels dommages collatéraux, étant l'aînée. Mais non. En vieux habitués de la bagarre ils évitent la casse, Manon repart vers son copain et Sébastien revient vers moi, goguenard :

- Il va falloir me reverser une partie de votre salaire, Miss Glycines.

- Miss Glycines ?

- Ben oui, y a bien des glycines sur votre maison, non ?

- Oui. Heureusement que vous n'avez pas vu les araignées…

- Bravo. 30/15. Vous venez chaque année ? Je ne vous ai jamais remarquée, avant…

- Non. C'est la première fois. Ma grand-mère m'a légué sa maison, je suis venue pour en profiter une dernière fois.

- C'est dommage… Pourquoi vous ne le gardez pas pour les vacances ? C'est un pied à terre sympa, non ?

- Mais je ne connais personne ici…

Il lève le sourcil avec étonnement, je crois que je rougis. Sa fossette se creuse, j'ai du mal à croire que la nuit dernière j'étais dans les bras d'Olivier et que je profite à présent du badinage léger de Sébastien, mais je ne suis plus tout à fait moi-même, depuis que je suis ici.

- Vous préférez Paris ?

- Pas vraiment, mais c'est ma ville, j'y ai mes amis…

- Le jeune homme, ce matin, c'est un ami ? interroge-t-il en penchant la tête.

Je souris mais ne réponds pas. Désormais je serai une intrigante, c'est officiel. Je commence à étendre de la crème sur mes épaules, il reprend :

- Je suppose que ça veut dire oui. Ne me dites pas que vous êtes de ces filles qui brisent le cœur des garçons, ce serait trop décevant.

- Rassurez-vous. En l'espèce, c'est plutôt le contraire. Il a décidé de prendre des vacances sans moi, je ne suis pas sûre d'attendre son retour.

- Vous avez raison, ces histoires de Pénélope, c'est barbant. Profitez de vos vacances. Carpe diem.

- Ah, vous avez des lettres quand même !

- Un vieux reste de grec ancien et de latin, matières imposées par mon père, avant mon naufrage en seconde. Le pauvre, tous ses enfants ont déçu ses espoirs d'études brillantes. Du coup il est passé à la génération suivante –avec votre aide efficace.

- Le pauvre, oui. Comment il a réagi à la naissance de Manon ?

- Mal. J'ai toujours pensé que Louise avait fait ça pour le faire chier –une alternative au suicide, pour elle.

- A ce point là ?

- Excusez-moi, je ne devrais pas dire ça. Je suis désolé, je ne veux pas vous embêter avec mes histoires de famille…

- Non, non, vous ne m'embêtez pas, pas du tout. J'aime bien votre famille, je la trouve… sympa, dis-je dans un souffle.

- Ce n'est pas beau de mentir, Miss Glycines.

- Mais je ne mens pas !

- Si, vous mentez, mais vous êtes gentille. Manon est insupportable, Louise est paumée et mon père est fermé comme une huître. Rien de sympa là dedans.

Il me fixe de son regard clair et je sais qu'il attend que je dise « Si. Vous, vous êtes sympa » mais à la place je lance :

- Il est comme ça depuis quand ?

- Qui ? Mon père ? Depuis longtemps, je crois que je ne l'ai pratiquement pas connu autrement.

- On dirait que… qu'il traîne un souvenir douloureux, ou qu'il cache un secret…

- Oh non, pas vous, fait Sébastien d'un ton désolé. Pas vous.

- Pardon ?

- Toutes les femmes sont folles de lui, les jeunes, les vieilles, les patientes, les impatientes, elles veulent toutes le consoler, c'est pénible. D'autant qu'il ne les voit pas. Un conseil, Miss glycines : oubliez mon père.

- Mais…

- Vous n'êtes pas son genre, personne n'est son genre, depuis la mort de ma mère. Ne vous laissez pas prendre à ses yeux de cocker, vous perdez votre temps.

Je fronce les sourcils, piquée, il sourit gentiment :

- Il y a d'autres manières de passer le temps, vous savez…

- Oui, la lecture, par exemple, dis-je en reprenant mon livre, concentrée. D'ailleurs ça va bientôt être l'heure de rentrer. Je pense que Manon va bien dormir, ce soir.

Il acquiesce, je le sens déçu, nous avons été trop loin, tant pis. Le vent tombe, les familles plient bagages, j'appelle Manon qui proteste, le retour va être compliqué. Le temps que je replie le parasol, Sébastien a disparu, je me console en me disant que c'est mieux comme ça, forcément.

A suivre…

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