LUCIE
Michel Bioteau
Elle venait jusqu'à moi, à pas de louve. Lucie aimait me surprendre le matin lorsque réveillé avant elle je préparais en silence le petit déjeuner. J’appréciais le parfum de l'expresso s'écoulant lentement de la machine, l'odeur du pain grillé. Par la fenêtre de la cuisine je regardais les premiers soubresauts de la ville et les oiseaux piaillant sur les antennes de télé. Lucie posait ses mains sur mes yeux, comme l'aurait fait une gamine, juste après elle me prenait par les épaules pour me tourner vers elle, pour que je la regarde avec son petit air chiffon du matin. Ma bouche se trouvait attirée irrésistiblement vers la sienne, ses lèvres charnues que je dévorais. Je laissais son intimité buccale tranquille, nous n'aimions pas cette intrusion. Ensuite on s'installaient autour de la petite table de la cuisine et tout en beurrant ses tartines elle me racontait sa journée de la veille ou celle qu'elle s’apprêtait à remplir. Ne pas oublier de dire bonjour à la vieille dame du second, qui va de plus en plus mal, penser à prendre le pain en rentrant, à mettre des fleurs dans les vases de l'appartement.
Aujourd'hui, comme hier, comme demain elle ira rejoindre l'équipe soignante du service de néo-natalité à la maternité des Bleuets. Cela fait dix ans que nous vivons ainsi, elle toute dévouée à son travail, que dis-je à sa vocation, moi à attendre patiemment qu'elle est terminé pour qu'elle prenne soin de moi. Je passe la journée à lire et a regarder des vidéos sur la télé, puis lorsque j'ai du courage je m'applique à écrire, même si ce n'est pas grand chose, Lucie aime lorsque je lui écris des poèmes, elle dit que je suis très fort. Je me souviens qu'avant l'accident je n'avais pas cette facilité pour concevoir des phrases, mais c'est vrai que je parlais davantage, la nature humaine s'arrange toujours pour combler les vides.
Neuf heure elle doit partir, elle m'embrasse comme si c'était la dernière fois, avec cette douceur, cette humanité qui la dépasse souvent et m'émeut, Prends soin de toi, à ce soir.
Je la regarde partir, avec son petit sac en bandoulière, son écharpe autour du cou, son manteau de laine lorsque l'hiver est enfin là. Je me dis que la journée sera longue, en tout points semblable à la précédente. Je mets de la musique sur la stéréo, des trucs qui bougent, qui me donne envie de vivre. Je sais qu'elle doit être en train de parler avec ses collègues, peut être aussi d'aider une maman à surmonter la difficulté de ne pouvoir prendre son bébé dans ses bras, elle a les mots pour ça , elle est faite pour ce genre de chose.
Lorsqu'on s'est connus elle faisait du roller, il y avait une virée organisée par la ville et je m'y trouvais aussi, elle avait un problème sur l'une de ses roues qui faisait du bruit. Je me suis rapproché d'elle et pour faire le beau j'ai fais cette manœuvre stupide, sans regarder autour de moi, je me prenais pour Nouréiev avec mes nouveaux rollers. Elle a rit comme une gamine qu'elle était alors, je lui ai demandé si elle voulait que je répare ce petit truc qui couinait et elle a juste eut le temps de dire non et attention ! Après je ne me souviens pas de ce qui s'est passé. Comme si on m'avait débrancher d'une prise de courant. Lorsque j'ai repris connaissance trois mois plus tard elle était encore là et me couvait du regard. Je ne l'ai pas reconnu, alors elle m'a tout expliqué et on a tout repris à zéro. Au pied de mon lit médicalisé elle a saisit mes rollers à moitié écrasés pour me les montrer. J'ai compris... depuis ce jour on ne s'est plus quitté. Les mois ont passés, la rééducation fut pénible mais pas d'espoir de retrouver l'usage de mes jambes. Le plus difficile fut d'en faire le deuil, je venais de perdre mes fidèles alliées depuis ma naissance. Lucie avait pour moi toute sorte d'attentions qui me donnaient du cœur à l'ouvrage.
« Si tu veux de moi il faudra t'accrocher à ma petite culotte ou a mon soutient-gorge », disait-elle dès que les infirmières avaient le dos tourné.
Alors je faisais celui qui ne pense qu'à ça et lorgnais piteusement sur ses courbes de femme. Je n'en avais pas envie, ça aussi c'était partit, pour l'instant, sans doute une histoire de sommeil des sens. Elle s'approchait de moi, prenait ma main pour la poser sur le bas de son ventre et tout en me regardant elle prononçait à voix basse, « je t'aime ». La chaleur de ses mots,, la clarté de son regard pendant ces moments je ne les jamais oublier. Je caressais son ventre, son nombril, je ne demandais rien d'autre que cette attention.
Vingt et une heure, j'entends la clé dans la serrure, c'est Lucie qui doit rentrer. Vite, finir mon poème
le poser sur la table dans une enveloppe rose, tourner mon fauteuil roulant vers la fenêtre et attendre ses mains sur mes yeux.