LUDOVIC 9207

Samuel Leroy

Ludovic 9207, alias Fred Cobra, né Anthony Privas… Trois identités, un seul homme…

Synopsis de LUDOVIC 9207

 

Ludovic 9207, alias Fred Cobra, né Anthony Privas… Trois identités, un seul homme…

Peut-être parce que nous sommes tous plusieurs à l'intérieur…

Peut-être parce qu'on rêve tous d'une autre peau quand nous ne sommes pas bien nés….

Peut-être parce qu'une vie ne suffit pas pour être tout ce que l'on a envie d'être…

 

Acteur porno à succès, petite star dans le monde fermé du X,  Fred Cobra se réveille un jour à l'hôpital de Berck-sur-Mer dans un état de paraplégie. Un accident de la route… Toute la partie inférieure de son corps est invalide. C'est le début d'une nouvelle vie, en tous points. Son handicap va lui permettre de découvrir des valeurs enfouies en lui, dont il ne soupçonnait pas l'existence.

 

Tout va changer pour Fred Cobra. Après la question « Qu'est-ce que j'vais faire maintenant ? », Fred Cobra va partir pour une nouvelle quête de lui-même. Il va vouloir réparer le temps perdu avec ses enfants, faire le tri dans ses relations, trouver une même force passionnelle dans ses nouveaux centres d'intérêts ; Il va changer son point de vue sur l'approche de la vie, tout en s'apercevant qu'il l'a toujours regardé de cette manière….

 

Dans cette nouvelle existence, son ami Rufus, comme toujours, sera présent, à ses côtés.

Ce dernier sera également très présent dans la vie de Corine – La Baronne, épouse de Fred Cobra, victime elle aussi du fameux accident de la route, et qui ne souhaite plus voir son mari depuis ce drame.

 

Durant toute la période pendant laquelle Fred Cobra se trouvera à l'hôpital, il se liera d'amitié avec Carole, une infirmière très attentionnée, et fera la rencontre, très brève mais très importante de René, un érudit en fin de vie.

 

Lorsque Fred Cobra cèdera la place à Ludovic 9207, celui-ci entamera ses mémoires.

Les dialogues avec ses enfants et sa femme étant ce qu'ils sont, c'est-à-dire difficiles, Ludovic 9207 va écrire dans le but secret d'être lu par ses proches.

Ce sont précisément ces mémoires que le lecteur va découvrir.

Entre souvenirs de tournages pornos, flash-back sur son adolescence où Juanita mi corazon a tenu une place prépondérante, réflexions personnelles, humour, libertinage débridé, et séquences de sa vie au présent, Ludovic 9207 écrira son livre pour TOUT dire.

Le lecteur fera également connaissance avec les personnages de Dimitri, ou Jeff-La-Manivelle, ou encore du Gorille… Des portraits et des tranches de vie qui nous transportent au cœur des années 70 jusqu'aux années 2010.

 

Ludovic 9207 se veut un roman cinématographique, jalonné de valeurs philosophiques, sous le ton de la  légèreté et de la coquinerie.

Présentation des personnages principaux :

 

 

Anthony Privas – alias Fred Cobra – Ludovic 9207 :

 

Personnage charismatique, non dénué d'humour, séducteur devant l'éternel, Fred Cobra, né Anthony Privas, s'est construit tout seul ; Il a évolué dans le monde du porno toute sa vie d'adulte, jusqu'à ce qu'un accident de la route le cloue à un fauteuil roulant. Marié, père de deux enfants, c'est néanmoins en électron libre et en libertin assumé qu'a évolué Fred Cobra. Sa nouvelle condition physique, sa passion soudaine pour ses enfants et la culture générale (il ira même jusqu'à écrire un livre), le second souffle de sa vie… Ce changement de personnalité s'accompagnera d'un changement de nom : Fred Cobra deviendra Ludovic 9207.

 

Juanita Mi Corazon :

 

Juanita est une prostituée espagnole, qui exerce à Lille. Elle a un lourd passé derrière elle ; Personnage aussi excentrique qu'attachant, Juanita est d'abord l'amante de Fred Cobra. Elle deviendra par la suite une sorte d'institutrice de la vie pour le jeune homme, un modèle ; Elle donnera à Fred Cobra les prémices des notions d'honneur et de famille. Juanita est une femme libre, intelligente, solitaire et drôle.

 

Rufus :

 

Rufus est le meilleur ami de Fred Cobra.  Personnage effacé, fin, délicat, calme, il est à l'opposé de Fred Cobra. Il travaille pour la société « Gold and Love Prod », spécialisée dans la production de films X. Rufus est très amoureux de Corine, alias La Baronne ; Avec Fred Cobra, ils ont une relation fraternelle.

 

Corine, alias La Baronne :

 

Corine est une reine du X. C'est la femme de Fred Cobra. D'une beauté rare, elle fascine tous les hommes, dont Rufus, le meilleur ami de Fred Cobra. Corine est dans la voiture lors de l'accident de la route qui coûtera la paraplégie à Fred Cobra. Personnage assez fier, qui aurait bien aimé embrassé une grande carrière d'actrice standard, Corine n'est pas vraiment le genre mère au foyer. Après l'accident, elle ne souhaite plus voir son époux, Fred Cobra.

 

Carole :

 

Humaniste, intelligente, belle comme un cœur, Carole exerce la profession d'infirmière à l'hôpital de Berck-sur-Mer. C'est elle qui prodigue les soins à Fred Cobra. Ces deux là s'entendent très vite comme larrons en foire. Un peu paumée toutefois, dans sa vie sentimentale, Carole prendra conseil auprès de Fred Cobra. Carole et Fred vont s'apporter beaucoup mutuellement.

 

Dorothée et Arno :

 

Jumeaux, ce sont les enfants de Fred Cobra et Corine – La Baronne. Ils sont très soudés l'un à l'autre. Ils ont vingt ans, et ont vécu une enfance très particulière de par le métier des parents, leur mode de vie, leur absence. Dorothée est plus souple et clémente qu'Arno, sur les relations que Ludovic 9207 essayera de nouer avec ses enfants. Arno est en quête d'identité. 

 

 

Le début du roman LUDOVIC 9207 (97877 signes)

 

 

Quand les médecins m'ont annoncé, il y a deux ans, que j'étais devenu paraplégique, et que jamais plus je ne pourrais retrouver l'usage de mes jambes, ni de toute la partie inférieure de mon corps, quand j'ai bien accusé réception du choc, quand j'ai compris pleinement que ma situation était irréversible, sauf miracle – Lourdes, Soubirou, Perlimpimpin, et mon cul c'est du poulet – la première chose qui m'est venue à l'esprit, la toute première, c'est que je ne pourrais plus jamais FOURRER… Jamais plus.

Fourrer, limer, lever, niquer, prendre, baiser, donner…. Aux oubliettes tout ça !

Il y a plus grave dans la vie, certainement. On est tenu de dire et de croire à ce genre de conneries, dans des situations comme la mienne, sinon on sombre… Totalement, j'veux dire.

Alors vraiment, avec acharnement, on essaye de s'imprimer dans la caboche cette phrase-cadeau, cette phrase-bonus, cette phrase-joker : Il y a plus grave dans la vie. 

Le problème, en ce qui me concerne, c'est que, à 48 ans, quand j'ai appris qu'il y avait plus grave dans la vie, j'avais l'impression franche et nette d'avoir toujours fourrer ! Depuis toujours ! Et que pour me défaire de ces aventures sexuelles dont mes journées étaient imbibées depuis toujours, ça n'allait pas être de la tarte ! Et pour cause :

A 18 ans, j'me lance dans l'porno (sans mon bac, je le précise… Comme quoi, on peut faire carrière sans le bac). Trente ans de métier jusqu'à mon accident. Trente ans d'amour !

A 13 ans, j'ai été dépucelé par Juanita mi corazon, une espagnole catholique pratiquante, l'archétype de la pute au grand cœur, qui m'a pris gracieusement ma virginité parce que je lui rappelais son premier amour d'adolescente.

Avant mes 13 ans, je pratiquais déjà ardemment la branlette, et ce depuis mes 11 ans.

Et avant mes 11 ans, ben j'ai pas trop de souvenirs si ce ne sont de maigres réminiscences de deux ou trois Noëls emmerdants au plus haut point, et durant lesquels mon père,  pompette comme à son habitude, pelotait très ouvertement ma mère… Et ma tante par la même occasion ;  Et puis de mon enfance, j'me souviens de Madame Labru, ma gentille institutrice aux gros seins, et aussi de quelques scènes touche-pipi avec une cousine éloignée.

C'est pour vous dire : J'ai toujours baigné dans le cul !

 

            Et puis hop, d'un coup d'un seul, il y a deux ans, sans prévenir, dans une chambre d'hôpital des plus austères, la chambre 117, on m'dit en gros, sans arrondir les angles, sans mettre de gants : Tu ne fourreras plus jamais, faut laisser du fourrage pour les autres, place aux jeunes ! T'as fourré assez ! T'as pris trop d'avance, Madame la Vie n'est pas contente… On va te coller le cul sur un fauteuil roulant, les jambes mortes, tu pourras plus marcher, on va t'aider pour le pipi et le caca, et on t'interdit formellement de bander, au cas où l'infirmière te donnerait des idées, mon salaud ! Boum ! Prends-toi ça dans les niflettes… A quarante-huit ans.

Si Madame la Vie avait tapé sur un particulier, j'dis pas, elle aurait causé un moindre mal….  Si elle avait rendu invalide un gus bien pépère qui s'envoie sa grosse le dimanche après le rôti Orloff du midi, ça aurait gêné qui ?…. Mais moi, je suis un professionnel tout de même ! C'est vexant ces conneries. Je fourre comme d'autres maçonnent, je fourre comme d'autres enseignent la philo, je fourre comme d'autres règlent la circulation, je fourre à longueur de journée comme d'autres ne font rien à longueur de journée.

Il ya plus grave dans la vie.

Peut-être ! Mais devenir ce que je suis, quand on a été ce que j'ai été, c'est un petit peu mourir quand même !

Tout ça, c'est ce que je me suis dit au début, au tout début, et puis après Il y a plus grave dans la vie m'a trotté dans la tête, l'idée a suivi son chemin, je suis devenu philosophe ou bien résigné, je ne sais pas.  Entre résigné et philosophe, il y a sûrement une différence. Moi, je ne sais la dire cette différence.

On peut vivre sans fourrer… Comment font-ils les curés ? Les asexués ? Les infirmes, qui me comptent désormais dans leur club privé ?

On peut être heureux sans fourrer. Le tout, pour le hardeur que j'étais, allait être de me sevrer psychologiquement. Physiquement, je ne pouvais plus avoir d'érection …. Le problème était à moitié résolu.

17 Septembre 2009, hôpital maritime de Berck-sur-mer, après un accident de voiture, moi, Anthony  Privas, 48 piges, acteur X, et metteur en scène s'il vous plaît, connu sous le pseudonyme de  Fred Cobra,  libertin de la première heure, j'apprends donc ma paraplégie ; Ca, c'est encore un demi-mal. Mais j'apprends aussi que je ne pourrais plus jamais fourrer… Et ça, ça me fait vraiment bobo.

 

*

 

            Je n'étais pas tout seul dans la bagnole avec laquelle je me suis lamentablement viandé, ce jour du 15 septembre 2009 ; Une nationale du Pas-de-Calais qui mène au Touquet, une pluie battante,  des pneus lisses, une vitesse excessive, une femme à côté de moi, ma femme précisément, moi qui conduis, une engueulade, un virage, un ravin…. Fallait pas sortir de l'ENA pour prédire ce qui allait se passer. Boum badaboum ! Six tonneaux que la caisse elle a fait ! Et en plus, je n'avais rien bu ! A part un Cuba Libre, deux pastagas, un Perroquet, une petite mousse, et un whisky-coca, je n'avais rien bu…

Je ne m'en suis pas voulu. L'accident … Je ne m'en suis pas voulu. Je suis paralysé à vie, mais je ne m'en veux pas. J'ai toujours été indulgent avec moi-même. C'est comme ça.

Je n'ai pas causé volontairement l'accident. C'est la pluie, c'est les pneus, c'est le Pas-de-Calais…. C'est pas moi. Ou alors pas moi tout seul. Pas moi seulement. Pour s'engueuler, il faut être deux. Ma femme, La Baronne, comme on l'appelait dans le milieu du X, n'avait pas arrêté de me prendre la tête depuis le début du trajet. D'ailleurs, elle me cherchait des poux depuis plusieurs jours. Ca faisait même plusieurs mois qu'elle n'était plus tout à fait pareille avec moi ; Faut dire qu'on ne se comprenait plus trop bien depuis cinq ans, depuis ses quarante ans en fait. Le désamour ne se fait pas en un jour ; Mais j'y reviendrai.

Corinne, alias La Baronne, en femme qui se respecte et qui partage tout avec son mari, était dans la Mercedes. Trois tonneaux chacun, six tonneaux à nous deux… J'imaginais bien, quand je me suis réveillé à l'hôpital de Berck, le 17 septembre, que La Baronne avait dû morfler aussi.

-          Et ma femme ? Corine Privas. Est-ce qu'elle va bien ? Corine, tu es là ?

-          Votre femme est vivante Monsieur. Rassurez-vous. Elle est entre de bonnes mains.

-          Elle est là ?

-          Elle est au CHU de Lille.

 

L'infirmière ne me donna pas plus de détails.

Ca laisse de la place pour l'imagination.

Merde !

La Baronne avait trois ans de moins que moi, quarante cinq automnes… Autant d'hivers, d'étés et de printemps.

On était mariés depuis 21 ans mais on vivait ensemble depuis 22 ans. On avait deux gosses, des jumeaux, frère et sœur.

La Baronne bossait avec moi.

Comme pour beaucoup, on s'est rencontré dans le cadre de notre travail… Un manoir dans la campagne alsacienne durant le tournage du film d'amour La Baronne du Bas-Rhin  réalisé par  JC Bitman.

C'était le premier film de Corinne, en vedette j'veux dire, et dont le rôle-titre lui vaudra le surnom nobiliaire de Baronne, définitivement. Auparavant, elle avait tourné dans quelques navets très cochons où elle campait, non sans brio d'ailleurs, des rôles de figurantes : Une stripteaseuse par ci, une suceuse par là… Des rôles sans importance, quoi ! Pas de quoi choper un Hot d'Or. Avec La Baronne du Bas-Rhin, Corinne a littéralement crevé l'écran, et s'est imposée comme la révélation féminine de l'année 1987. Après ce film choc, il a plu des contrats et des propositions  à n'en plus finir. Tous les plus grands metteurs en scènes indépendants voulaient La Baronne dans leur prochain film. Elle n'avait pas son pareil, la Corine, pour ce qui est de la chevauchée. Elle y mettait ce petit supplément d'âme qui n'appartient qu'aux monstres sacrés. Son petit plus à la Baronne, SA différence d'avec les autres actrices, c'était qu'elle chevauchait ses partenaires les mains derrière la nuque, les yeux levés au plafond, ce qui lui donnait un air détaché, voire je-m'en-foutiste ou carrément hautain, d'où le surnom de la Baronne.

Le plus drôle, c'est qu'elle s'était donné au départ le défi de se faire remarquer dans le métier avec la levrette, sa soi-disant spécialité.

« Si un jour j'ai un nom dans le show-biz du cul, ce sera grâce à la levrette » qu'elle me disait Corinne, quand je la dragouillais après les scènes de tournage.

Seulement, après le succès de La Baronne du Bas-Rhin, on ne la voulait plus que pour des rôles de chevaucheuse hautaine ; Elle a du « s'asseoir » sur son projet de révolutionner la position de la levrette. Soyons clairs ! Pour exprimer un sentiment de détachement et de mépris, pour incarner une baronne hautaine, en levrette, donc de dos, ce n'est pas facile ! Corinne dut alors renoncer totalement à sa première ambition. Finalement, tant mieux. Nous avons enchaîné les tournages, succès sur succès… : La Baronne sur la Garonne (la croisière interdite), puis La Baronne se déchaîne, et enfin le quatrième volet, plus violent, dans lequel Corinne atteint le sommet de son art : La Baronne est une pute.

Après la quadrilogie de « La Baronne », Corinne a voulu repositionner son image.

« Ce qui a fait la  formidable carrière de Romy, c'est qu'elle a su casser le mythe de Sissi, au bon moment, en choisissant des rôles diversifiés et plus ambitieux ! » m'avait-elle dit un soir, le ton grave.

Des foules et des foules de souvenirs me revenaient en pleine tronche.

Je ne les choisissais pas les souvenirs. C'est ma mémoire qui se servait toute seule, comme une grande, sans me demander l'autorisation. Elle triait à sa guise parmi mes quarante-huit ans d'existence.

Trois jours venaient de s'écouler depuis mon réveil à l'hôpital.

Je n'avais pas vraiment de nouvelles de Corinne… La Baronne se faisait désirer.

 

*

 

            J'ai rencontré Rufus dans une partouze, été 1990 au Cap d'Agde. Il est gentil Rufus. C'est un sentimental. C'est un peu comme mon frère. Il est même bien plus qu'un frère puisqu'avec les miens de frères, Pierre et Alain, on s'est brouillé comme des œufs.

Rufus et moi, on est cul et chemise. Depuis 1990, on ne se lâche plus.

Rufus, il ne fait jamais de vagues. On peut toujours compter sur lui. Officiellement, il est assistant-réal et cadreur. Officieusement, il organise les castings pour les films, il recrute les petites nouvelles hardeuses, il s'arrange pour les magouilles de paiement en liquide, sous le manteau. Il prépare les loges des acteurs. Il fait chauffeur aussi. Il gère les plannings, les rendez-vous, les salons de l'érotisme de France et de Navarre. C'est un pilier de notre société : Gold and love Prod, la boîte que Corine et moi avons crée en 1990.

On bossait à trois, et ça se passait très bien.

Rufus était un adorateur du cul, mais un passif, un voyeur. Il limait ça et là, pour sûr ! Il ne se faisait pas prier pour tester l'une de nos nouvelles recrues. Mais, vue l'environnement sexuel dans lequel il trempait, disons qu'il ne surconsommait pas tant que ça. C'était un actif raisonnable. Il aimait éperdument la Baronne, il ne s'en cachait pas. Elle le savait, je le savais, nous le savions tous… Je ne lui en tenais aucune rancune. Au contraire, ça me faisait plaisir. Tout le monde était amoureux de Corine ! Jusqu'à ses quarante ans, ma femme était une bombasse ! Mais, quand les autres aimaient La Baronne pour l'image qu'elle représentait, Rufus était amoureux d'elle, bien au-delà de sa plastique. Il était à ses petits soins, tout le temps. Rufus m'aimait d'un amour fraternel, et aimait d'un amour passionnel Corine. C'était un placement d'amour pour Rufus. J'étais persuadé qu'il aurait un jour Corine, quand elle et moi, ça ne marcherait plus. Le moment n'était seulement pas venu encore. Il n'était pas jaloux de moi, Rufus. Il savait la Baronne dans de bonnes mains, les miennes, et quand ces mains-là n'en pourraient plus de Corine, les siennes, si bien entretenues, si bien conservées, par un amour profondément inassouvi, inutilisé, seraient prêtes à saisir le corps et le cœur de ma femme.

Du reste, Corine aimait Rufus, aussi fort que moi. Elle me le disait.

« Si tu n'étais pas là, ce serait lui. »

Je lui répondais que savoir ma femme dans les bras de mon meilleur ami était la meilleure chose qu'il pourrait nous arriver en cas de rupture. Pas d'inquiétudes à avoir… Bien au contraire. Les amours claniques…. Y'a rien de tel pour se rassurer l'esprit.

- Te rends-tu compte chérie ? Poursuivais-je, te savoir avec un type dont je n'apprécie pas la conduite, trop irrespectueux, ou aux valeurs morales trop limites, ou bien trop moche, ou bien trop con, ou bien trop radin, ce serait un enfer. Comment laisser celle qu'on aime si fort avec ce genre de zigues. Ce n'est pas parce qu'on ne peut plus vivre ensemble, qu'on ne s'aime plus. Je veux pour toi le meilleur, que nous vivions ensemble ou séparément, et Rufus… C'est le meilleur.

- T'aurais pas un pincement au cœur ? Tu ne serais pas jaloux ?

- Et bien non. Je le serais d'un type que je n'aime pas. Pas de Rufus.

Corine, Rufus, et moi, nous nous étions crée un code de la vie bien à nous.

Ce que peu de gens auraient pu comprendre, nous, nous le comprenions. Non pas que nous nous sentions ou pires ou meilleurs qu'autrui, nous nous savions différents, voilà tout.

C'est Rufus qui fût le premier à me rendre visite à l'hôpital. Il fût le premier à me donner des nouvelles de la Baronne.

 

*

 

                        Mes premiers jours de convalescence à l'hôpital maritime de Berck-sur-Mer sont pénibles. Pénible est un euphémisme. Y'a la mer tout à côté, c'est chouette ! La mer, moi, j'suis pas prêt d'y refoutre les pieds… Bernique ! Le personnel est sympa. Mais les premiers temps, je me dis qu'après tout ils sont payés pour être sympas, les membres du personnel ; Je me dis que les clodos, les crèves-la-dalle, les miséreux en tout genre qu'ils rencontrent dans la rue ou dans leur vie de tous les jours, hors cadre du travail, ils ne les regardent même pas ; Et qu'en plus, ils doivent se dire « Ben on en voit assez dans not' boulot d'la misère », et que ça leur donne une putain de bonne conscience. Et puis après, j'me dis qu'il faut pas être dur comme ça avec ses contemporains, que moi-même, j'ai pas souvent filé de sandwichs, de ticket-restos, ou de fonds de bouteilles de pinard aux mendiants qu'il m'est arrivé de croiser. Et puis aussi, très vite, je découvre pour la plupart d'entre eux, des vrais trésors d'humanité. Pas chez tout le monde, bien sûr, m'enfin chez pas mal d'entre eux.

Le médico-social, c't'une vocation !

C'est comme comédien, ou acteur porno, si vous préférez… C'est une vocation.

En tout cas, les deux sont des métiers de contact.

Ce qui me choque également dans cet hôpital, c'est que personne ne me reconnaît ; Et parmi les soignants, et parmi les patients. Merde ! Serais-je un acteur impopulaire ? Est-ce que personne ici ne regarde de films olé-olé ? Ou alors sont-ils honteux ? N'osent-ils pas se dire entre eux : « Mais au fait, le père Privas d'la chambre 117, c'est pas lui qui a joué dans « Braquage à la banque de sperms » ou « Salace Alice » ou encore « Verge dure pour douces vierges ».

Dans cette nouvelle vie qui commence, il me faut accepter de n'être plus entouré de libertins, de hardeurs, de pros du sexe, de gens qui me connaissent et me reconnaissent. Ici je suis quelqu'un d'autre. Je ne suis plus Fred Cobra mais bien Anthony Privas, patient paraplégique parmi tant d'autres dans un milieu hospitalier.

« Anthony Privas… C'est bien peu. » Me dis-je.

L'hôpital est moche, moi qui suis un esthète, c'est bien ma veine ; J'lui en veux pas à l'hôpital d'être moche, m'enfin c'est pas en r'gardant le ciel du Pas-de-Calais qu'on se refait une santé de fer. La mer, pas d'bol, de ma chambre, j'la vois pas.

Je pense, je regarde ma bistouquette, mon outil de travail qui n'œuvrera plus ; Je lui pose la question de savoir si ça l'emmerdait pas trop d'être en retraite anticipée. Ma bistouquette me répond que non, qu'elle avait assez donné et que de toute façon, elle n'avait pas le choix…. Elle était H.S.

« Salope ! » que j'lui dis « T'avais pas l'droit d'me faire ça ».

« T'avais qu'à changer tes pneus et rouler moins vite ducon » qu'elle me répond.

« Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? » lui demandais-je.

Aucune réponse de ma collègue de travail…. C'est vrai qu'elle était bien H.S ; Je crois qu'en terme de clairvoyance, valait mieux éviter de compter sur elle à présent. Il allait falloir taper une autre partie du corps pour la clairvoyance, pour les idées, pour s'occuper…. Je ne le savais pas encore mais j'allais dans quelques temps apprendre à me servir de mon cerveau.

Et quelle découverte !

 

*

 

            Octobre 2009, je me souviens de mon dépucelage. Plus tard, je fis le rapprochement qu'en faisant le deuil de mon sexe, tout me renvoyait immanquablement à sa naissance. Sa vraie naissance, j'veux dire. Avant de rencontrer vagins et autres orifices naturels, le sexe masculin, remarquais-je, ne sert à rien d'autre qu'à pisser. Ce qui n'est déjà pas si mal, me direz-vous, mais à franchement parler  entre le plaisir de pisser sous la lune, par une belle nuit étoilée, et le plaisir d'un coït au coin du feu sur une peau de mouton fraichement tondue, lequel l'emporte ? Hein ?

Prenons toutefois note qu'on ne peut pas vivre sans ce plaisir provoqué par l'appareil urinaire qu'on appelle communément faire pipi, mais qu'on peut très bien vivre sans l'autre plaisir provoqué par le même appareil, mais cette fois génital, qu'on appelle simplement faire l'amour ;

Je ne dis pas ça pour faire l'avocat du diable… Mais les faits sont là, point barre.

Deux plaisirs :

Le premier, petit plaisir anodin de la vie de tous les jours ne demande pas de talent particulier, ni d'effort exaltant sinon celui d'ouvrir sa braguette, sortir l'engin, effectuer sa petite commission, rentrer l'engin, refermer la braguette, et, accessoirement, se laver les mains au lavabo le plus proche, après l'action.

Le second, plaisir suprême de la chair, idée fixe chez certains hommes, demande une multitude d'efforts stratégiques, allant de la conquête du ou de la partenaire jusqu'au cri de la victoire émanant de l'éjaculation. Se laver les mains n'est pas obligatoire, prendre une douche est conseillé, toujours après l'action (pendant l'action aussi… Pour ceux qui aiment).

Deux plaisirs vous dis-je… L'un minuscule, l'autre immense. L'un nécessaire, l'autre non.

 

Je me remémorais donc mon dépucelage avec Juanita mi corazon. Elle nommait ainsi tous ses clients mi corazon. Elle avait une voix de crécelle, la Juanita. Mi corazon, dans sa bouche, ne sonnait pas très sexy. Par contre, pour ce qui est du châssis, et ma mémoire ne me fait pas défaut, la Juanita  était admirablement bien pourvue par Dame nature.

Mes parents, mes frères et moi, on vivait dans un appartement rue des Procureurs à Lille. Le quartier des putes était à deux pas. J'allais, solitaire, y traîner mes guêtres, pour tuer le temps quoi , le soir après le dîner.

Juanita mi corazon était une gagneuse. Ah, ça ! Elle en bouffait du chiffre d'affaire. Elle savait l'aguicher le client, pis elle savait le plumer comme il faut l'oiseau. Elle se sapait comme une gitane, histoire de mettre de l'exotique sur sa p'tite personne. Elle rêvait d'amasser assez d'pognon pour ouvrir un bobinard. Comme elle croyait au Bon Dieu et qu'elle voulait gagner sa p'tite roulotte au paradis, elle expiait ses fautes tous les dimanches à l'église, et aussi en rendant fréquemment visite à m'sieur l'curé, pour causer bondieuseries, soi-disant, et enfin en s'occupant des fleurs des chapelles du quartier.

Elles étaient jolies à mes yeux, toutes ces Belles de nuit, mais allez savoir pourquoi, c'est Juanita mi corazon, qui du haut de mes treize ans, me fascinait véritablement.

Un soir d'avril 1974, lorsque j'ai enfin osé lui lancer un timide « Bonsoir m'dame », je ne savais pas que ce serait elle, ma toute première fois.

-          Tu traînes souvent par ici dis-moi. Ce n'est pas la première fois que je te vois ;

-          J'habite le quartier m'dame.

Je frissonnais… Elle m'avait repéré !

-          Tu as du feu ?

-          Oui m'dame.

-          T'as quel âge ?

-          Seize ans, m'dame.

Elle a du s'apercevoir que je mentais.

Elle a ri. J'ai rougi.

Elle m'a dit que j'étais un très beau jeune homme.

- C'est pas faux, j'ai répondu.

Il s'est mis à pleuvoir. Elle en avait marre.

-        J'ai fini ma journée, me dit-elle. Tu veux faire mon garde-du-corps et me raccompagner chez moi?

C'est chez elle qu'elle a constaté ma ressemblance frappante avec son premier flirt, un guitariste, espingouin forcément. Ah.... Nostalgie.... Tu nous fais faire des folies.

V'là qu'elle me jette dans son canapé, en m'demandant si j'étais encore puceau.

- Bien sûr que non, lui réponds-je.

Elle a ri de plus belle en prenant mes mains et en les déposant sur ses seins.

-        T'es un petit menteur mi corazon.

 

C'est en me rhabillant dans son salon tapissé de vieilles photos en noir et blanc, qu'elle me dit : « C'est pas parce que tu as eu ce que tu voulais qu'il ne faut plus venir me voir mi corazon ».

Elle poursuivait : « Tu ne veux pas rester dormir? »

Et je suis resté dormir.

 

*

 

            Décembre 2009, Noël approche. Je demande aux infirmières à quoi sert la gymnastique imposée par le corps médical puisque mon cas est désespéré. On me dit qu'il peut y avoir du mieux, qu'il faut pas s'laisser aller, et que c'est normal, pour le patient que je suis, de passer  par une étape  de lourde déprime.

- Et Rufus, il n'est pas venu aujourd'hui ? Me lança Carole, une de mes infirmières préférées, qui cherchait à m'aérer l'esprit.

- Ben non, vous savez, il peut pas venir tous les jours.

- Il a l'air très gentil, en tout cas.

- Il n'a pas que l'air.

 

En me massant la jambe, Carole laissait apparaître sa poitrine sous mon regard. Des idées me vinrent. Faut dire ça fait un bail que j'ai pas fourré.

Et Carole ? Ca fait combien de temps qu'elle n'a pas été prise ?

Une jolie p'tite pépée de 25 ans comme elle, bien pomponnée en plus, ça doit être souvent l'objet de convoitises masculines. Mais est-elle réellement épanouie sexuellement ?

-        Vous êtes mariée Carole ?

-        Mariée, moi ? Non, mais je vis en couple.

 

Pas mal de questions indiscrètes voulaient sortir de ma bouche. Mais on n'était pas assez intime pour ça.

-        Vous connaissez un certain Fred Cobra ?

-        Fred Cobra ? Non ça m'dit rien, me répond-t-elle. Pourquoi ? C'est qui ?

-        Un acteur.

-        Ah non, j'connais pas.

 

Ben t'iras voir sur internet c'qu'on dit de lui. Tu vas halluciner ma cocotte. Et tu reviendras te trémousser en me massant les guiboles comme une chatte en chaleur. Fred Cobra, n'importe quelle féministe devrait le connaître tellement il fait du bien aux femmes. Et puis....

-        Il a joué dans quoi?

-        Pardon ?

-        Fred le serpent là, il a joué dans quoi ?

-        Des films pornos, lui réponds-je du tac au tac.

-        Ah! fit-elle, sans se démonter, alors pas étonnant que je ne le connaisse pas. C'est pas le genre de cinéma que je regarde, voyez-vous. Moi, je suis plus films d'auteur.

 

Bon sang Carole ! Pensais-je. Comment est-ce possible? Il faudra bien tôt ou tard que tu t'y colles aux films de cul ma grande. Tu verras quand ton couillon ne te fera plus jouir et que t'auras pas le courage de le quitter à cause de prétextes bidons comme la baraque et les gosses, tu s'ras bien contente de le mater Fred Cobra entrain de donner du plaisir comme personne à des femelles bien plus bandantes que toi. Tu rêveras de lui la nuit dans ton plumard, quand vous serez dos à dos, toi et ton jules. Quand t'apprendras qu'il s'envoie sa collègue, ton bonhomme, c'est pas tes intellos à la noix qui te consoleront ma mignonne, avec leurs grandes phrases soulantes et leurs plans larges sur des horizons mornes; C'est Fred Cobra qu't'u s'ras contente de trouver, c'est moi qui te le dis. Fred Cobra, il parle pas pour ne rien dire comme ses p'tits peignes-cul de fils à papa qui se masturbent les neurones.... Non, non, non... Fred Cobra ne parle pas.... Fred Cobra, il agit ! IL TE BAISE FRED COBRA !

Je savais bien évidemment que j'avais tout faux dans mon raisonnement. Pour le coup, c'est moi qui me branlais la tronche. Pis elle était vraiment gentille, Carole.

Blessé dans mon orgueil, je regrettais simplement de ne plus pouvoir parler de mon métier avec personne d'autre que Rufus, lors de ses visites. Et puis quoi ! Moi, j'm'intéressais un peu à son taf à Carole. Quelle pommade elle utilisait pour les massages ? Quelles études pour devenir infirmière ? Y avait-t-il une bonne ambiance entre les collègues ?

Je jouais au curieux poli quoi !

J'aurais bien voulu qu'on s'intéresse à mon job.

Sur la fiche de renseignements, lors de mon admission à l'hosto, Rufus a marqué gérant d'entreprise. C'est bien, c'est propre, c'est rassurant pour tout l'monde, c'est moderne, mais c'est de l'intox ! Je suis acteur porno avant tout ! Et il s'trouve que pour officialiser tout ça, moi et ma femme La Baronne, on a monté c'te boîte Gold and Love Prod.

Y'a plus grave dans la vie....

Je pensais également que le personnel n'avait pas l'occasion de contempler le prodigieux cobra que je me suis fait tatouer dans le dos, vu qu'j'avais demandé à m'débrouiller tout seul pour la toilette du haut de mon corps. En bas du tatouage, était inscrit Fred Cobra.

Carole avait terminé son labeur. Je lui demandais de me déposer au service animation de l'hôpital. On organisait souvent des spectacles pour les patients. Et aujourd'hui, y'avait un chanteur qui se produisait. Des chansons rigolotes, on m'a dit qu'il chantait ça. Samuel Leroy, qu'il s'appelait le chanteur. Un illustre inconnu....

Dans l'allée centrale, je rencontrais un vieil homme, en fauteuil roulant.... Vous vous doutez que le fauteuil roulant, chez les paras et les tétras, c'est le véhicule de fonction attitré. Un peu comme les Peugeot ou les Mercedes au Maghreb.

Ce vieil homme, avec qui j'avais eu l'occasion d'échanger des fadaises, me salua :

-        Bonjour Monsieur 9207.

Carole m'arrêta un instant, nous étions interloqués.

 - Qu'est-ce que vous dites René?

-        Je dis Bonjour monsieur 9207... Vous ne faites pas le lien ?

-        Non, quel lien ? répondis-je.

-        Comment vous appelez-vous?

-        Et bien Anthony Privas... Ca n'a pas changé depuis la dernière fois.

-        Bonne journée Monsieur 9207.

Et il nous planta là, Carole et moi.

Je vis qu'il avait un bouquin avec lui... Emile Zola, mais j'ai pas vu le titre, pis j'm'en tapais.

-        Vous avez compris Carole ?

-        Pas du tout. Mais c'est un original René. Très érudit. Un ancien professeur de lettres.

-        Il a un grain papy ?

-        Non, il n'a pas de grain comme vous dites. Par contre, René tousse beaucoup en ce moment et ça nous inquiète un peu. Bon j'vous y mène au concert monsieur 9207?

-        Allons découvrir ce Manuel Deroy.

-        Je crois que c'est Samuel Leroy, me corrigea Carole.

 

J'étais un des premiers arrivé dans la salle. Le chanteur était en retard.

Je pensais à la Baronne, que je n'avais toujours pas revu depuis l'accident... Trois mois déjà.

Les enfants m'avaient dit qu'elle ne souhaitait pas me voir pour l'instant... Personne ne pouvait la voir, d'ailleurs. On me servit du café et une part de tarte.

Le chanteur arrivait... Il avait pas l'air d'un chanteur.

Les patients débarquaient en masse dans la salle.

Un véritable défilé de pneus dans une seule pièce. On se s'rait crue dans une écurie de F1.

Le concert m'a scotché. C'est la première fois de ma vie que j'assistais à un spectacle de chansons françaises.

Ca m'a fait un bien fou. Une première bouffée de fraicheur dans l'atmosphère pesante de mes journées d'hôpital. Je n'ai pas songé au sexe pendant trois plombes successives, comme ça, sans me forcer. Ca m'a reposé un peu.

 

*

 

            Le lendemain, Rufus est passé me voir… En vitesse, car il avait rendez-vous sur rendez-vous. C'était le dépôt de bilan de Gold and Love Prod. Il n'était pas question, pour Rufus, de continuer sans La Baronne et moi. Je le comprenais. Il venait de terminer  les montages des deux derniers films de Gold and Love Prod ; L'un, En rut mauvaises croupes !  , où j'étais crédité en tant que réalisateur ; Et l'autre Trans Zombies,  un film spécialement crée pour nos clients chinois ; L'action se passe au bois de Boulogne ; Un sérial-killer pourchasse sans relâche les travelos et les transsexuels. Ceux-ci, une fois assassinés, se réveillent en morts-vivants avides de sexe et de chair fraîche ; C'est une de nos plus grosses productions ! 10 000 exemplaires en sont tirés, essentiellement pour le public nippon. Je jouais le rôle de l'inspecteur principal chargé de l'enquête. Je me faisais tuer à la fin du film par une armée de transsexuels délurés, aux mâchoires pendantes, et aux pénis tranchants. J'agonisais parmi les miasmes des corps en décomposition de ces bêtes de sang et de sexe.

J'ai toujours pratiqué la bisexualité depuis que je suis passé pro, c'est-à-dire depuis mes 18 ans. J'ai  tout de suite reniflé qu'il fallait être le plus polyvalent possible. 

-          Si j'avais su que je terminerais ma carrière d'acteur avec « Trans Zombies », j'aurais remanié le scénar pour avoir plus de scènes de cul rien qu'à moi.

Rufus remarqua ma bonne humeur, il en fût ravi :

-          Ou alors t'aurais choisi un rôle plus romantique, non ? Genre gentleman cambrioleur sodomisateur.

Nous rîmes un peu en évoquant quelques bons vieux souvenirs de tournage.

Nous redevînmes sérieux, dès lors que le nom de Corine fût prononcé ;

-          Comment va-t-elle ?

-          Mal, me répondit Rufus.

-          Voilà un mois qu'elle est rentrée à la maison, pourquoi ne vient-elle pas me voir ?

-          Tu sais, elle a accepté une seule visite de vos enfants. Et ça s'est mal passé ; Elle a encore trouvé le moyen de s'engueuler avec Dorothée. Elle s'isole, et elle boit pas mal. Et puis, son traitement est lourd, très lourd. Des douleurs folles la tiraillent, ça la réveille la nuit.

-          Sa prochaine opération à lieu quand ?

-          Dans une semaine, pour ses hanches.

-          Dis-lui qu'elle m'appelle au moins. J'ai besoin de lui parler. Essaies de l'en persuader.

-          J'te promets rien. Elle t'en veut un peu.

-          Un peu ?

-          D'accord, beaucoup. Elle t'en veut beaucoup. Mais tu la connais aussi bien que moi, ça dure jamais bien longtemps les fâcheries de madame La Baronne.

-          Tu vis avec elle ?

-          On en parle de temps à autres, mais c'est pas encore au goût du jour. Elle a honte de son corps maintenant alors elle est bloquée sur pas mal de choses…. Et puis l'accident est encore récent. Je veux lui laisser du temps. Moi, je suis là, je bouge pas, et elle le sait, c'est quand elle veut.

-          Olga ne m'a jamais rappelé, tu sais.

-          Olga ne t'a jamais mérité Anthony. Je l'ai toujours su. Excuse-moi vieux, mais pour moi, elle est tout juste bonne à aller pomper quelques routiers internationaux sur les aires d'autoroute.

-          Elle est venue me voir le lendemain de ta première visite. A son « Bonjour mon chéri », j'ai compris que je l'avais perdu. Elle est mauvaise comédienne Olga… Même pour des rôles de hardeuse, elle rame. Mais j'm'en fous Rufus. Hier encore, non j'm'en foutais pas. Aujourd'hui, j'm'en fous. Et je ne sais même pas pourquoi.

-          T'es passé à autre chose ? Ou plutôt sur quelqu'un d'autre ?

-          Je sens que je suis en pleine métamorphose, c'est tout. Je veux voir mon fils et ma fille. Corine, je la laisse venir. Je n'essaye même plus de l'appeler… C'est direct le répondeur à chaque fois.

-          Tu veux que j'appelle Dorothée et Arno pour leur dire de passer te voir plus souvent ?

-          Non, ce sont mes gosses, il faut que je leur dise moi !

 

Rufus me passa la main sur mon épaule ;

-          Tiens, signe-moi ça, c'est pour la chambre du commerce et de l'industrie.

Tout en signant, je lui adressai :

-          Merci Rufus, pour tout ce que tu fais. Y'avait le Bon Dieu de la chance qui était pas loin, le jour où j't'ai rencontré.

-          Un Bon Dieu dans une partouze, j'y crois pas trop ! M'enfin un archange du hasard, ça, j'veux bien le croire. Je te passe un coup de fil demain matin. Repose-toi bien vieux.

 

*

 

            Après la visite-éclair de Rufus, je suis parti saluer René dans sa chambre.

Il m'intriguait ce personnage. Je maniais si bien mon cabriolet désormais, que j'aurais pu faire le tour de l'Europe en fauteuil-roulant. Devant la porte de la chambre de René, tout au bout du couloir, je l'entendis tousser, et cracher, et parjurer.

-          Comment allez-vous monsieur 9207 ?

-          Pas trop mal, mis à part que je ne sens plus mes jambes, plaisantais-je. Et vous-même ?

-          Comme un savon… Toujours en diminuant. Je ne vous fais pas visiter la maison…

-          Les maisons des lotissements sont toutes les mêmes, hélas.

 

J'observais sur la commode près de son lit, une photo d'une femme. Une femme jolie, mais d'une joliesse d'un autre temps. Le genre de beauté qu'on ne voit quasiment plus de nos jours. La femme était âgée, bien sûr mais ce n'était pas la raison pour laquelle le charme du visage semblait ancien, désuet. C'était le naturel que soulignait son sourire à cette dame. Le naturel et la gentillesse. J'avais déjà constaté que ces deux traits de caractères s'effilochaient de plus en plus depuis l'an 2OOO ; On évoluait vers une société moins naturelle et moins gentille.

Au dessus du portrait de cette charmante personne, d'autres photographies punaisées au mur, pêle-mêle. Des jeunes gens, des enfants, des petits-enfants…. René devait avoir une chouette famille. Moi, je n'avais aucune photo dans ma chambre. Je me surpris désagréablement à me dire que je n'y avais pas pensé… Accrocher des photos de mes gosses. J'avais un peu honte. J'étais le géniteur de Dorothée et Arno. Mais avais-je été un jour un papounet d'amour ? Avais-je été une seule fois à la hauteur de leurs espérances et de leurs attentes à mes jumeaux ? Etaient-ils fiers de moi ? Et moi ai-je été une seule fois fier de mes gamins ?

M'y suis-je une seule fois arrêté sur les détails de leurs vies respectives ? Et pourquoi je ne pensais pas à mettre des photos d'eux sur le mur de ma chambre ? Les aimais-je mes gosses ? Pas comme on fait croire aux gens de l'extérieur pour pavoiser et se la raconter, mais les aimer vraiment d'un amour filial ?

Toutes ces questions me foutaient la trouille… Je craignais d'avoir malheureusement les réponses. Ma visite à René m'obligeait à procrastiner et à me pencher sur ces sujets parents-enfants un peu plus tard ;

-          René, dis-je, pourquoi m'appelez-vous toujours monsieur 9207 ?

-          Je ne vous dirai pas pourquoi. Les journées sont longues ici, et vous avez par conséquent du temps devant vous pour chercher le pourquoi de cette fantaisie patronymique.

-          Allez, René ! Dites-le donc. Vous savez, moi et les énigmes… Ca fait deux.

-          Mais ce n'est absolument pas énigmatique. Je vous nomme en rapport à un certain point de vue… Un point de vue fantaisiste.

René avait repris un bouquin dans les mains.

-          Vous lisez quoi ?

C'est bien la première fois que je demandais à quelqu'un ce qu'il lisait.

Auparavant, mes questions étaient plutôt du genre : « T'as fourré qui hier soir ? ».

-          Je lis tonton Emile. Ou plutôt je relis. Vous connaissez Emile Zola ?

-          J'en ai déjà entendu parler … Vaguement. Y'a des rues qui portent son nom, me semble-t-il ?

-          Quelques unes oui, répondit René. Oh, des petites artères, rarement des grands axes. Comme quelques autres grands auteurs et comme quelques grands peintres, également… Pas tous malheureusement. Pourtant c'est pas ça qui manque des rues dans notre pays. Par contre, les militaires sont bien lotis. Les rues françaises adorent se baptiser de « Maréchal », « Général » et autres grades pompeux à souhait. Les rues se sentent puissantes de la sorte. Avez-vous remarqué qu'on attribue souvent les termes « Avenue » et « Boulevard » pour le Maréchal Foch » ou le Général de Gaulle ? Rarement Impasse ou Ruelle. C'est curieux de constater à quel point les gens sont fascinés par la force des mitraillettes… Si on m'avait demandé mon avis pour nommer les rues, j'aurais cité des grands auteurs, certes, mais aussi des inconnus, des braves gens, honnêtes, des bons pères de famille, des héros anonymes… On aurait pu faire un roulement régulier, faire en sorte que les noms des rues changent une fois par an, pour contenter les égos de tout le monde. J'ai toujours été idiotement idéaliste. Mais enfin, de quoi vous parlais-je donc ?

-          D'Emile Zola.

-          Ah oui… Tonton Emile. J'adore ce type.

 

C'est bizarre, pensais-je. On ne nomme jamais les rues des villes et villages français par des noms d'acteurs pornos. Jamais entendu « Rue Rocco Siffredi » ou « Place Brigitte Lahaie », pourtant ce sont des huiles dans leur domaines. Ils ont amené un souffle nouveau dans le X, ils ont effacé quelques rides du bon vieux cinéma porno à Papa.

René poursuivit :

-          Je relis le tome 4 des Rougon-Maquart de Tonton Emile. Le roman s'appelle La conquête de Plassans.

-          Ah bon. Et c'est bien ? Ca m'a l'air volumineux non ?

-          A la dernière page d'un roman de Zola, on se dit toujours que c'est trop court. Vous ne lisez pas monsieur 9207 ?

-          Des revues, oui… Des revues spécialisées….

-          Voulez-vous que je vous prête un livre ?

-          Je ne voudrais pas vous déposséder…

-          Ca me fait plaisir.

-          C'est-à-dire que…

-          Pour lire, il faut s'accorder du temps… Du temps, vous en avez, me semble-t-il.

-          Oui, bien sûr.

-          La bibliothèque de l'hôpital regorge de petits bijoux de littérature, et je dispose moi-même de quelques chefs d'œuvre du XIXème siècle. Mais j'y pense…A qui ai-je bien pu prêter « Ainsi parlait Zarathoustra ».

-          Pour être franc avec vous, René, je n'ai jamais porté un grand intérêt pour les livres.

-          Ca crève les yeux, monsieur 9207… Sans vouloir vous offenser. Mais les intérêts que l'on porte aux gens ou aux choses dépendent de chacune des phases de votre vie. Pensez-vous que j'ai toujours donné des miettes de pains aux pigeons ? J'ai appris à aimer les pigeons et à leur donner de la nourriture depuis que je ne peux plus marcher.

Avant d'être cloué sur un fauteuil, j'aurais eu l'impression de perdre mon temps, à nourrir et observer les pigeons une heure durant.

-          Au fait, qu'est-ce qui vous est arrivé, si ce n'est pas indiscret ?

-          J'ai fait ce qu'on appelle un AVC. Mais je n'ai pas envie d'en parler. Je n'en ai pas besoin. Je veux parler des choses que j'aime. La vie est courte…Enfin pour les êtres affairés, la vie est toujours trop courte. La vie est longue pour ceux qui s'ennuient. C'est bien regrettable pour eux.

 

Il me séduisait ce René. Il était âgé, il aurait pu être mon père. Il en avait des choses intéressantes à dire. J'aurais bien voulu rester là, dans sa chambre pareille à la mienne (excepté les photos), à tailler le bout d'gras avec lui, le reste de la journée. Mais j'ai dû quitter sa piaule. René toussait à nouveau sans s'arrêter. On est venu lui donner des soins… Enfin, ce qu'on pouvait.

Je le revois entrain de cracher soixante ans de cigarettes dans un gobelet. Il trouva le moyen d'ouvrir sa commode et d'en sortir un livre qu'il me tendit. Je pris ce livre. Ca s'appelait  L'Assommoir, c'était de Tonton Emile. J'ai dit merci René, je vous le ramène au plus vite. Je suis reparti « chez moi »… Monsieur 9207 s'en est allé rejoindre sa cellule 117, un chef-d'œuvre de la littérature du XIXème siècle dans les mains… Qui l'eut cru ? Comme quoi, tout arrive. Tout arrive… Les bonnes choses comme les mauvaises ; René est mort dans la nuit, d'une embolie pulmonaire.

 

*

 

      Juanita mi corazon m'avait à la bonne… Pas de doute là-dessus. De « Passe me voir après l'école » à « Viens manger ce soir » en passant par « Ramène-moi des cigarettes », je devenais l'homme à tout faire, pour ne pas dire l'homme indispensable de la plus fausse des vraies gitanes lilloises. Loin de moi l'idée de m'en déplaire. Je jouais un peu les cadors avec elle, les protecteurs mafieux du haut de mes treize ans. On avait été voir Le Parrain  au ciné, et je m'inspirais des Corleone quant à l'attitude que je devais adopter envers ma régulière. On baisait beaucoup, Juanita mi corazon et moi,  alors je prenais de plus en plus d'assurance. Ce que j'appelle beaucoup, ce n'est qu'une à deux fois par mois, mais pour le petit con de treize ans que j'étais, c'était bien assez. Elle me faisait voyager en me racontant des vieilles histoires de son village. Juanita mi corazon avait quarante ans, mais elle n'avait pas d'âge au fond. C'était une femme de son époque en ce qui concerne les meurs, on peut même dire qu'elle était formidablement en avance, vu le nombre incalculable de michetons qui défilaient sous ses draps, et qui y revenaient les saligots !  Et puis elle avait cent ans quand elle sanglotait des heures, endossant son rôle d'indécrottable bigote qui demandait, les mains tendues au ciel « Mais Pourquoi mon Dieu ? »,  regrettant d'avoir quitté l'Espagne, maudissant sa mère qui l'avait forcé à partir avec elle, à peine âgée de 11 ans, pour fuir le régime de Franco, « el caudillo de mes fesses », comme elle l'appelait. Ses frères et sœurs étaient restés là-bas. C'était en 1945. Quant à son père, il s'était fait embauché par les nazis, quatre ans auparavant, pour aller travailler dans le secteur mécanique, en Allemagne. Juanita n'a jamais revu ni son père, ni ses frères et sœurs, ni l'Espagne. De 1946 à 1949, sa mère a trouvé une place de femme de ménage chez des rupins de Roubaix, les Leguénec, qui bossaient dans le textile, et chez qui elle et Juanita logeaient.

La maman de Juanita est partie se jeter sous un train la nuit de Noël 49, après avoir laissé une lettre suppliant les Leguénec de s'occuper de leur fille. Leguénec Père, y'a pas fallu lui écrire deux fois pour aller s'occuper de Juanita. Il se l'envoyait sans y demander son autorisation à Juanita. A force de baiser, baiser, baiser, et toujours baiser, il a fini par l'engrosser. Ca a fait un sacré scandale dans cette famille honorable et respectable. Au bout de deux mois de grossesse, une faiseuse d'Anges est passée par là… Et on a remercié Juanita. On lui a dit, très complaisamment, d'aller tortiller du cul ailleurs, et qu'être aussi jeune et déjà aussi vicieuse, ça relevait du paranormal ou de la sorcellerie…Enfin que c'était pas saint, quoi ! Madame Leguenec lui a botté le cul a Juanita en lui conseillant de pas refoutre les pieds dans le quartier, et en lui gueulant que c'était pas parce qu'elle avait réussi à pousser à la faute Monsieur Leguenec, rien qu'une petite fois, qu'il fallait qu'elle s'imagine pouvoir briser un ménage aussi modèle et aussi uni que celui des Leguénec.

Elle est pas partie bien loin, Juanita ; Elle a fait Roubaix-Lille en bus. Elle a erré quelques jours puis elle a rencontré Diégo, alias Le Gorille, un expatrié espagnol lui aussi. Comme Le Gorille croyait dur comme fer qu'il fallait s'entraider entre étrangers immigrés, il a installé Juanita chez lui, nourrie, logée, blanchie, moyennant tapin et coups de cravaches.

Un vrai seigneur, ce Diégo. Ils sont restés comme ça quatre ans, de 1950 à 1954.

Quand Juanita me parle de Diégo, elle n'en parle pas avec haine. Ni avec amour, faut pas déconner ! Mais elle en parle avec une forme de reconnaissance. Elle reste assez floue là-dessus, mais en gros, il y a eu une descente de poulets, un jour, chez  Le Gorille. On l'a foutu en cabane, on avait de bonnes raisons ; Il faisait pas qu'dans les filles, Le Gorille,  il tapait un p'tit peu dans la poudreuse. Il y est mort, en cabane, le gorille Diégo… Une hépatite foudroyante à c'qui paraît ;

« Par la suite, j'en ai bouffé de la vache maigre ! » qu'elle me dit Juanita. Comme si elle avait pété dans la soie depuis qu'elle était née !!

Elle n'avait pas vingt ans quand elle s'est juré de ne plus s'amouracher d'un poilu, et de rester libre un maximum, quitte à en baver des ronds de chapeaux.

… « Et voilà…Je suis devenue commerciale indépendante » me dit-elle.

Je disais donc qu'avec Juanita mi corazon, j'approfondissais mes aventures de sciences naturelles au détriment de ma scolarité, au collège Salengro. C'est qu'il faut faire des choix dans la vie !

Juanita travaillait soit de son appart, soit dans son « hôtel particulier » comme elle disait, c'est-à-dire dans un bouge de troisième voire de quatrième zone, situé à deux pas de son chez-elle. Le boui-boui était tenu par Jeff-La manivelle. On le surnommait de la sorte parce que le Jeff, c'était le champion de la fermeture des volets de son rade, quand il entendait les sirènes des voitures de flics. Champion également, dès que les képis se faisaient sentir,  pour éteindre les trois pauvre néons qui éclairaient la façade jaune-pipi de son établissement malfamé, et dans lequel Juanita mi corazon faisait hurler de plaisir ou de douleur ses clients, sans déranger les voisins. 

Elle me disait « Les silencieux, les introvertis, je les emmène chez moi. Mais les volubiles, les expansifs, ceux qui veulent s'exprimer en toute liberté, je les embarque dans mon hôtel particulier ».

C'était toute une organisation.

Jeff-La Manivelle, dans ma mémoire, est un gentil monsieur. Le genre « Motus et bouche cousue – J'veux pas d'histoires ». En tout cas, je ne l'ai jamais vu manquer de respect à Juanita. Je l'ai toujours senti très proche d'elle.

Juanita me laissait, à ma guise, écouter et mater les ébats, chez elle ou à son hôtel particulier.

Je riais souvent, jeunesse oblige… Mais j'apprenais beaucoup… Adolescence oblige.

 

*

 

      20 décembre 2009, Carole m'astique les guiboles.

Elle travaille bien, Carole. Elle est pro.

-          Vous êtes mon infirmière préférée Carole. Je ne vous l'ai jamais dit ?

-          Ah, non. Mais ça fait rudement plaisir à entendre. Je vais le répéter à toutes mes collègues… Elles seront vertes de jalousie Anthony.

 

Je m'étais lancé ce petit défi, depuis la mort de René, de dire les choses agréables aux gens de mon entourage. C'est vrai qu'en général, pour gueuler, y'a du monde ! Mais pour dire gentiment les ressentis qui nous semblent agréables, je sais pas si c'est d'la pudeur, de l'oubli ou de la bêtise, mais y'a beaucoup moins de monde.

Je me revois entrain de conduire mon Audi TT, il y a à peine quatre mois ; Quand quelqu'un devant moi m'apparaissait comme lent, trop lent à mon goût, ou quand un automobiliste oubliait un cligno, ou toute autre petite erreur du code Rousseau, je gueulais comme un goret. Je klaxonnais, tendait mon majeur droit pour faire un gros FUCK. La plupart des chauffeurs à qui l'on s'adresse dans ces cas là  ne nous calculent même pas. C'est du venin pour rien…

En revanche, est-ce que je chantais de joie quand la circulation était bonne, fluide, quand je n'apercevais aucun chauffard à l'horizon ? Est-ce que je leur criais BRAVO ? A toutes ces voitures qui allaient et venaient, et qui ne commettaient pas d'imprudence ou d'oubli, et qui, de facto, m'insufflaient la sérénité du pilote, heureux de chevaucher quiètement sa monture ? Je vous réponds tout net : NON, je ne leur disais pas. Au contraire, je guettais d'avance le prochain blaireau qui allait commettre une gourde !

D'ailleurs, je n'ai jamais entendu un seul chauffeur dire à son copilote : « Admire la justesse avec laquelle notre conducteur de devant a balancé son clignotant ! Et celui là, contemple un peu sa distance de sécurité, elle est tout simplement parfaite ! ».

D'ailleurs encore, nous engueulons-nous nous-mêmes quand nous faisons une connerie ?

Et nous félicitons-nous lorsque notre conduite est  purement  brillantissime…Ou simplement. Juste. Non, hein ?

Je m'étais donc résolu à dire les choses, belles ou laides, mais importantes ; Les choses intermédiaires, tièdes, ne relevant uniquement que du remplissage de silence, étaient à jamais bannies de ma bouche. Je me le jurais, sans gravité aucune, un peu comme un gamin qui se jure de franchir un petit ruisseau en sautant par dessus. C'était un jeu nouveau auquel je me livrais. Le jeu d'une nouvelle vie qui me laissait pour le moment, entrevoir son ossature, mais pas son corps, ni encore moins son visage.

Je reprenais : « Je suis sincère Carole. Vous êtes quelqu'un d'important dans mes journées. Je ne me sens pas aussi bien quand c'est une autre infirmière qui me soigne. »

Carole était touchée. Elle me sourit, puis me demanda :

-          Vous lisez quoi?

Je lui expliquais René, Tonton Emile, et L'Assommoir.

-          Et alors, c'est bien ?

-          Je ne me prononcerai qu'à la dernière lettre du dernier mot de la dernière page.

Mon portable sonna, c'était ma fille, Dorothée :

-          Papa, tu le passes où Noël ?

-          Ici, Dorothée, et toi ?

-          Chez des potes à Paris.

-          Et ton frère ?

-          J'sais pas. Il m'a rien dit.

 

Un silence, avant que je ne reprenne :

-          Et ta mère, tu l'as vu ?

-          Une fois. Mais je l'ai au téléphone, un peu.

 

Un long silence, avant que je ne reprenne :

-          Je sors de l'hôpital début janvier.

-          Ok.

 

Un silence gênant, avant qu'elle ne reprenne :

-          Et tu vas bien ? J'veux dire tu vas mieux ?

-          Oui, oui, ne t'inquiète pas.

-          Bon, tant mieux, tant mieux.

 

Un petit silence, elle reprend :

-          Non mais c'est bien si tu vas mieux…Tant mieux pour toi.

-          Merci…Ma fille.

-          Bon, ben j'vais t'laisser papa ; A bientôt.

-          Je t'embrasse très fort ma fille. Passe me voir s'il te plaît.

-          Ok. A plus.

-          Au revoir Dorothée.

 

Pathétique ! Minable ! Glacial !

En voilà de l'échange avec sa fille ! En voilà des bons sentiments !

J'ai attendu d'être retourné dans ma chambre pour pleurer ;

Je ne voulais pas embarrasser Carole. Elle me dit, enjouée, pour détourner mon chagrin :

 

-          Et quel âge a-t-elle votre fille ?

-          Elle a vingt ans. Comme mon fils Arno, ils sont jumeaux.

 

Carole, toujours pour me changer les idées, se mit à pérorer sur la gémellité ; Et c'étaient de longues tirades sur la nécessité d'une préparation psychologique et matérielle avant d'accueillir des jumeaux. Le problème du logement était une priorité. Puis elle se mit à plaindre les parents à qui ça arrivait. Elle babillait des lieux communs : Déjà avec un gosse, c'est pas évident, alors avec deux d'un seul coup… Enfin, Carole me parla d'une de ses cousines très éloignée qui avait pondu des triplés. Le couple en avait pris un sacré coup dans le nez ! Heureusement que la CAF existait, me jurait Carole, mais que, quand même, c'était pas la CAF qui s'levait la nuit pour leur donner à bouffer… Pis bonjour pour s'rendormir après ! Macache !

 

En écoutant Carole, dans sa généreuse gentillesse, je me disais que ça servait à ça, les phrases tièdes, intermédiaires, ce fameux remplissage de silence ; Ca servait à se ventiler l'esprit, à ses saouler de babioles pour oublier le plus grave, pour oublier ce qui vous ronge à l'intérieur.

Néanmoins, de retour dans ma piaule, la terrifiante 117, les larmes me montèrent aux yeux.

Alors c'était ça mes rapports avec ma fille ? Du vent ? De la politesse de base ? De la superficialité à l'état brut ? C'était donc ça le résultat de vingt années d'éducation de Dorothée  par Corine et moi ? Nom de Dieu….

Quand la vérité toute nue se dresse sous vos yeux et qu'elle est moche à regarder, la vérité, y'a une p'tite voix qui vous dit dans l'oreillette que les mensonges, finalement, ont du bon, et même quand ce sont des mensonges auxquels plus personne ne croit….

J'avais donc autant de retard que ça avec ma fille ?

Quant à mon fils, le retour du boomerang allait, sans délai, me revenir, et me péter tout droit à la gueule…

Et merde !

Je décidai de retrouver Gervaise et Coupeau, et de m'enfermer volontairement dans la Zolitude la plus complète, histoire de toucher le fond avec eux, avant de penser à refaire surface.

 

*

 

14 juillet 1975, j'ai quatorze ans. Pendant que Juanita mi corazon racole en bas de chez elle, moi, je suis dans sa salle de bain, attendant patiemment qu'elle remonte avec un gus. Je suis excité comme une puce. Quand j'entends des pas dans l'escalier, je frissonne à l'idée de pénétrer dans l'intimité d'un mec que je ne connais ni d'Adam, ni d'Eve. J'adore me rincer l'œil… Qu'est-ce que je me marre à voir tous ces vieux cons sortir de leur petit train-train amoureux avec leur régulière, pour s'encanailler avec une professionnelle. Quand Juanita rentre dans sa chambre avec un énième Jules d'un quart d'heure, mes zygomatiques s'émoustillent d'avance car Juanita n'a pas son pareil pour constamment changer les sons de ses cris de plaisir… Plaisir factice, bien entendu… Encore que, à quelques rares occasions, elle tombe sur un vrai caïd qui lui fasse prendre son pied. A chaque client, je m'interroge sur la musique de sa jouissance, le rythme qu'elle va prendre, les mélodies que sa voix dessine…  Ca me fait rire la manière dont Juanita jouit avec ses michetons. Elle sait y faire, y a pas à dire. Moi, qui la connais bien Juanita, qui la pratique régulièrement,  je pourrais leur dire à tous que c'est du pipeau, de l'imposture ; Je le sais : Quand on baise ensemble, elle jouit tout autrement.

Mais revenons-en à nos moutons…

Elle m'avait défendu d'émettre le moindre bruit. La salle de bain était en jonction avec sa chambre à coucher, je n'avais qu'à laisser discrètement entrebâiller la porte. Je voyais tout, j'entendais tout, je ne disais rien.

Juanita, les jours de fête comme la fête nationale, recevait chez elle, toujours. Tout l'immeuble était dehors, alors ses clients pouvaient s'mettre à gueuler… Ca dérangeait personne.

Elle m'avait dit : « Depuis quelques années, un drôle de type vient me voir chaque 14juillet, chaque 15 août, et chaque 24 décembre. Il est pas du genre bavard le loustique, il a ses habitudes…Toujours en levrette ! Pas méchant, pas gentil, mais ses venues chez moi sont tellement ritualisées que je peux te dire d'avance ce qu'il va faire de son entrée dans la chambre jusqu'à sa sortie. Un drôle de zigotto. Il va te plaire celui-là. Comme tu vas rire Anthony, je t'assure ! Il ne pousse que cinq cris, mais quels cris ! Très organisés ! Pas un mot, pas un son pendant toute la pénétration, sauf les dix dernières secondes avant l'éjaculation ! Et ça va crescendo ! Ah ah ah ah ahhhh ! »

Juanita m'expliquait qu'afin de tromper l'ennui, quelquefois, elle s'amusait à compter le nombre de cris par minute que les marioles poussaient pendant l'action. Comme elle ne le faisait que lorsqu'elle se faisait vraiment chier au pieu, j'en concluais très logiquement que notre humoriste aux cinq « AH » devait être un très mauvais coup.

« Tu verras, continuait-elle, il se sert un whisky sitôt arrivé. Moi, je me déshabille pendant ce temps là. Puis, il ôte ses souliers, son pantalon en tergal, et son slip. Tout le reste de ses fringues, il le garde ! Moi, je suis déjà sur le matelas, le cul en buse, prête à le recevoir gentiment. Il prend le temps de se peigner… Là, devant le miroir. Et puis, il grimpe sur le lit, calmement, toujours sans rien dire ; La première fois que je l'ai rencontré, il m'a dit qu'il aimait le silence…. Mais à ce point là ! Dans la poche de sa chemise, il a l'argent. Il me jette les billets par-dessus moi, juste avant de lancer sa chanson « ah ah ah ah ahhhh !».

Le temps que je m'essuie, il se rhabille très calmement, sort de sa veste un tube de gomina, se repeigne vite-fait, et ne me dit pas même au revoir ! J'ai même pas droit à un sourire !

Moi, en rangeant l'argent dans mon armoire, je lui dis « C'était le pied total, mi corazon ! Reviens-vite dire bonjour à Juanita ! ».

Quand je luis clame cette phrase toute faite, il se retourne et me regarde droit dans les yeux d'un air de dire « Ah, ma salope, c'est toi qui devrais me payer pour t'avoir procuré autant de bonheur ». Puis il s'en va.»

 

J'allais donc, caché dans la salle de bain que Juanita avait déclaré Hors-service à ses clients, en voir des vertes et des pas mûres, et me demandais si je n'allais pas exploser de rire quand j'aurais devant les yeux, monsieur « ah ah ah ah ahhhh !».

La journée du 14 juillet commençait tôt pou Juanita. Elle savait que les jours spéciaux étaient des grosses journées de boulot pour elle. « Beaucoup des clients ont le blues les jours de fête ;

Moi, à la fin de la journée, je suis sur les rotules, et j'ai la chatte toute rouge, et toute sèche. »

Les premiers clients…Je pouffe, la main sur la bouche pour pas me faire pincer.

C'est drôle de voir les positions qu'ils prennent, l'attitude qu'ils adoptent avec Juanita ; Y'en a des doux, des plus violents, des tendres, des romantiques, des qui se vengent de la tyrannie de la société actuelle en insultant leur fausse gitane préférée. Y'en a des p'tits, des gros, des grands secs, des pauvres extrêmement généreux avec Juanita, et des riches qui payent comme si on leur arrachait une côte et qui essayent toujours de rabioter un p'tit peu d'câlins supplémentaires. Y'a de tout, j'vous dis ! C'est génial !

A midi et demi, arrive le fameux client tant attendu. Juanita m'avait précisé qu'en montant les escaliers avec lui, elle me balancerait un signal sonore pour que je sache que c'était lui le drôle d'oiseau. Le signal sonore lancé dans l'escalier, était la phrase suivante : « Mais tu es de plus en plus beau, toi !! ».

Je suis un peu tendu. Quelle tête il aura le couillon ? Est-ce que je vais pouvoir me retenir de ne pas rire ? J'entends la porte de la chambre s'ouvrir. Juanita est devant, elle fait un clin d'œil dans ma direction. Le type referme la porte et se dirige vers la table ou sont posées quelques bouteilles d'alcool. Je l'observe, je ne ris pas, j'hallucine… C'est mon père.

Je décidais de ne pas mater… Dans un premier temps. Je les laissais faire leurs vies.

Mais je n'ai pu me retenir d'aller coller mon œil à la porte au bout de trois minutes, me laissant convaincre que ce n'était pas mon père, mais un simple client. Je ne voulais pas me laisser dominer par mes émotions. Quand je l'ai vu jeter négligemment l'argent à la tête de Juanita et commencer à émettre son premier « ah », je n'en pouvais plus. Les nerfs lâchaient, je me mis à rire, très discrètement bien sûr, mais en voyant les fesses de mon père se contracter au moment ultime de la jouissance, pile-poil synchro avec son dernier « Ah », j'ai laissé échappé un son bizarre.

Mon père est descendu du lit, illico-presto en demandant à Juanita « Qu'est ce que c'était ce bruit ? Y'a quelqu'un dans la salle de bains ? »

Juanita babillait des explications foireuses « Ah, non, moi, je n'ai rien entendu. Et puis il n'y a personne mi corazon…. Il n'y a que toi, moi, et l'amour ! »

Une tension latente se lisait dans les yeux de mon père. En se rhabillant à la va-vite, il bloqua ses prunelles sur la commode près du lit et sur laquelle un zippo était posé. Putain de putain ! C'était mon zippo…. Mon zippo unique au monde, offert par mon grand-père le jour de mes treize ans. Il y avait écrit « A Anthoni mon petit-fils ». Toute la famille me charriait à cause que mon grand-père avait mis un « i » à la place d'un « y ».

Mon père prit le zippo dans ses mains, fixa la porte de la salle de bains… Je ne riais plus du tout ! Il balaya le plancher, en ayant chapardé le zippo. Quand Juanita lança son sempiternel  « C'était le pied total, mi corazon ! Reviens-vite dire bonjour à Juanita ! », il ne se retourna pas. On entendit juste : « Ta gueule sale pute ! ».

 

Je ne me souviens plus de la première raclée que j'ai reçu par mon père, car comme je vous l'ai dit précédemment, mes souvenirs d'avant mes 11 ans ne sont pas légion, mais celle du 14 juillet 1975, cette raclée là, elle m'a fait mal, et ma mémoire n'en est pas là de l'effacer.

Quand je suis rentré le soir, mon père était devant la télé, dans le salon. Mes frangins étaient là, ma mère aussi… Tout le monde quoi !

Papa m'a demandé de sortir avec lui. On a descendu les quatre escaliers qui menaient au rez-de-chaussée. Là, il m'a placé devant lui. Y'avait personne autour. Il m'a regardé fixement et le regard de mon père, bien énervé, bien en colère, c'est pas joli-joli à regarder. Je baisse les yeux… Je sais que je vais m'en manger une, une méchante, une bien comme il faut. Il sort de sa poche le zippo, me le tend, et me dit « T'as oublié ça chez la gitane ». Je regarde sa main, puis je souris parce que je suis un morveux qui ne sait pas quoi dire. C'est de sourire devant lui qu'il a pas du aimer mon père… Vlan, Vlan, un aller-retour qui m'a fracassé ma mâchoire.

Ca je m'en souviens bien. J'étais vraiment sonné.

Il a conclu par cette phrase courte mais intense : « Un mot à ta mère… Et t'es mort ».

Il est remonté au second étage, là où nous vivions.

J'ai voulu pleurer, un peu honteux quand même. Et puis non, j'ai pas pleuré. Je suis ressorti.

Je suis allé voir le feu d'artifice. Et c'était bien.

 

*

 

 Carole me promène sur la digue. Il y a du vent, mais la température est agréable, pour un mois de décembre. Demain, c'est Noël, et ça me fait chier. Le vent balaye le sable sur la dune et m'en rapporte quelques grains sur mon visage. On entend les goélands. Y'a quelques touristes qui s'promènent, quelques autochtones aussi, enfin tous ceux qui aiment la mer en hiver. Un labrador défèque sur un coin d'la plage ; Le propriétaire du clébard sort un sac de sa poche. Il veut ramasser la merde de Médor. Il se ravise, et remet son sachet plastique Cora dans sa poche, en regardant autour de lui, pour voir si personne ne l'observe. Même avec la meilleure volonté du monde, il ne pouvait pas la ramasser la crotte de son clebs, c'était une coulante.

Carole, qui l'avait remarqué, me dit :

-          Quand on a un chien qui a des problèmes gastriques, ou la diarrhée, on l'emmène pas sur la plage.

-          Peut-être que sa gastro au Labrador vient juste de se déclarer, peut-être que hier encore, Médor chiait des boules de plâtre… Et à ce moment là, le maître du chien n'est pas responsable. Il est coupable, mais pas responsable.

-          De toute manière, on n'a pas à amener son chien sur la plage.

-          Et les mouettes, Carole ? Pourquoi les mouettes auraient-elles le droit, et pas les chiens ? Et puis, où chient-elles les mouettes ? Pensez-vous qu'elles regardent en bas avant de larguer leurs immondices, pour pas salir un baigneur ou un vacancier entrain de lire « L'Equipe » ? Que nenni ! Elles chient où elles veulent les mouettes. Si on interdit les chiens, on interdit les mouettes…Ou si on autorise les mouettes, on autorise les chiens.

-          Oui mais les mouettes, c'est leur milieu naturel, tandis que les chiens, excusez-moi Anthony….

-          Parce que vous croyez peut-être que les chiens, leurs milieux naturels, c'est des villas, des F2, des F3, des maisons de campagne, des résidences secondaires en bordure de plage ???

-          Ben, c'est des animaux de compagnie tout de même… Donc ils vivent avec leurs maîtres…

-          S'ils vivent avec leurs maîtres, c'est qu'ils sont leurs semblables. S'ils vivent sous le même toit que leurs maîtres, ils doivent chier sous le même toit.

-          Vous croyez vraiment ce que vous dites Anthony ?

-          Je soulève le problème, je n'ai pas de réponse formelle, dis-je en souriant.

-          En même temps, dans c'que vous dites, y'a d'la vérité. Et puis d'accord, je suis la première à râler quand un chien fait sa grande commission sur la plage, mais tous ces humains petits ou grands, qui ne se privent pas de pisser dans la mer….Sans demander la permission aux poissons, c'est terrible tout de même ?

-          Alors là Carole, je vous arrête. Ce n'est pas que je tienne à jouer l'avocat du diable, mais c'est une vérité : Pisser n'est pas chier.

 

Et l'on se mit à rire.

Carole m'emmena jusqu'à la crêperie. Nous mangeâmes une crêpe au Nutella. C'était bon.

J'ai toujours eu des jolies femmes à mes côtés. Carole ne dérogeait pas à mes habitudes. Sauf que là, ça s'voyait qu'elle n'était pas ma femme, elle avait sous son manteau sa blouse d'infirmière. Tant pis. La présence d'une femme de toute beauté avec soi, même si ce n'est pas la votre, ça vaut quand même son pesant d'or.

On est rentré. Carole terminait son service. Moi, je terminais L'Assommoir.

Il fallait que je le termine avant le réveillon… Avant demain… Il fallait que j'avance.

Pari réussi.

 

*

 

                  Carole m'avait demandé si je voulais récupérer quelques classeurs  Culture Générale appartenant à René, et que sa famille avait laissé à l'hôpital. J'avais dit oui… Convaincu que tout ce qui venait de Maître René était bon à prendre.

On trouvait de tout dans ces classeurs : De la littérature, de l'Histoire, de la politique (nationale et internationale) de la géo, de la philo, de la mythologie, des sciences techniques, physiques, biologiques, de la théologie, du cinéma, des fiches art-plastiques, de la musique, du sport, des fiches-cuisines, de l'astronomie, de la grammaire, du latin, du grec…. Connaître tout sur tout, c'est ce que voulait René, très certainement.

Rien sur le porno, bien entendu.

C'est un chariot rempli à ras bord de dossiers que Carole m'apporta dans ma chambre.

-          Voilà M'sieur 9207 ! Vous avez du pain sur la planche si vous voulez tout apprendre.

-          Je ne comprends pas pourquoi 9207 ; Quelque chose me dit que vous le savez Carole.

-          Oui, René me l'a dit.

-          Alors ?

-          Vous vous appelez bien Anthony Privas ?

-          Jusqu'à preuve du contraire, oui.

-          Anthony, préfecture des Hauts-de-Seine, département qui porte le numéro 92 ; Et Privas, préfecture de l'Ardèche, département qui porte le numéro 07 ;

-          Ceci explique cela… J'aurais pu chercher encore pendant des années.

-          J'avoue également que si René ne me l'avait pas expliqué, je n'aurais pas trouvé toute seule.

 

Les dés étaient jetés… C'est le classeur Géographie spécial France  que j'allais ouvrir en premier, et étudier en profondeur. Sous l'œil bienveillant, tout là-haut, de mon professeur René.

 

- Et ce bouquin d'Emile Zola ? Alors…. Le verdict ?

- Franchement, c'est le meilleur livre que j'ai jamais lu de toute ma vie ;

 

Je ne lui disais pas, bien entendu, que c'était tout bonnement le premier livre que je lisais intégralement. Je me suis quand même mangé une putain de claque ! Ce livre m'avait vraiment, vraiment touché.

 

-          C'était quoi le titre déjà ?

-           L'Assommoir.

-          Mon Dieu, je l'ai lu quand j'étais ado au bahut. Ca remonte.

-          Et vous avez aimé Carole ?

-          Oh, je ne me souviens plus trop du contenu mais je me souviens de l'ambiance générale : Les misérables de Victor Hugo, c'est une comédie burlesque à côté de l'Assommoir.

-          Les misérables de Victor Hugo… Merci Carole. Voilà le prochain livre que je vais attaquer.

-          Euh Anthony, je déconnais pour la comédie burlesque… Vous allez pas franchement vous fendre la poire. Toutefois, vous avez un rendez-vous assuré avec un chef d'œuvre.

 

                                                                            *

 

                  J'ai reçu un texto de Corinne le premier janvier 2010.

Bonne année Anthony. Rufus me donne de tes nouvelles. Sois fort. C'est dur pour moi aussi. Ne m'appelle pas, c'est moi qui t'appellerai. Il me faut un peu de temps. Les enfants vont bien. Bisous.

J'ai répondu : Bonne année à toi ma baronne. On a eu de la chance tu sais. J'ai envie de te voir. Tu me manques. Les enfants aussi, et je ne les vois pas. J'espère que Rufus s'occupe bien de toi. Je sors dans une dizaine de jours. C'est une autre vie qui va commencer. Tu es la femme de ma vie, la seule qui compte. Mais tu sais bien tout ça. Prends tout ton temps. Je ne vois plus les choses de la même manière. Je ne comprends rien. Malgré ma paralysie, je me sens bien. Je t'aime.  

 

Je suis resté dans ma chambre, la déconcertante 117, toute la journée. J'ai lu un peu. J'ai pensé beaucoup. J'ai pleuré ce qu'il faut. Juste ce qu'il faut, au prorata de mes chagrins consommés, et des erreurs commises qu'il va me falloir assumer, sinon réparer, celles avec mes enfants et Corine. En temps ordinaire, dans ce genre de situation qui fricote amplement avec le gros coup d'blues, j'me serais bien branlé, mais j'en ai plus les moyens ; ce qui est une excellente nouvelle pour tous les contempteurs de la masturbation.

Alors, j'apprends les départements de l'hexagone, et les régions auxquelles ils appartiennent. J'apprends les préfectures, les sous-préfectures. J'apprends enfin, sur une carte, à situer des villes comme Tulle, Soissons, Nevers, Guéret…. Des villes que je connaissais simplement phonétiquement jusque là.

Et cette noble distraction géographique m'amène à soulever la question de l'inutilité de certaines choses. Et puis de toutes les choses. Qu'est-ce qu'on en a à foutre de savoir placer sur une carte de France Triffouillis les oies, ou Tagadaouchnok. C'est vrai ! Si on veut être lucide. Ca ne sert à rien du tout. Ca ne sert à rien, non. Pas plus qu'une course automobile, défendre une cause perdue, passer le bac, croire en un mouvement politique, éteindre un incendie, noyer le poisson, soigner des paraplégiques, tourner un film de boules…. Rien ne sert à rien.  On vient sur terre, on visite, on prend la température, et on s'casse. Rien ne sert à rien, dans le sens où rien ne sauvera notre mort qui est sûre et certaine. Seulement, faut s'occuper sur cette terre, une fois qu'on y est. Puisqu'on est là, autant essayer de ne pas trop se faire chier.

 

Je soulève une autre question en apprenant la géographie française: Si j'étais en pleine possession de mes moyens physiques, en aurais-je quelque chose à foutre de la culture générale. Ne continuerais-je pas mes activités lubriques, professionnelles ou non, les couilles allègres, les abdos luisants, le regard bestial, arborant fièrement mon tatouage du cobra royal ?

Je songe à René qui me parlait de ses pigeons. Ils avaient une importance capitale dans sa vie depuis qu'il ne pouvait plus marcher. Et moi, ma soif soudaine de connaissances, ma volonté surprenante d'instruction, de culture générale, ce besoin tout neuf d'entendre et de voir des œuvres magistrales avant de claquer, ne pas mourir avant d'avoir entendu de grands compositeurs, ne pas mourir avant d'avoir lu de grands auteurs, ne pas mourir avant d'avoir visité les grands musées, ne pas mourir avant d'avoir vu des films magistraux, il vient de où ce désir là ? Est-ce qu'il vient par défaut ? Est-ce que ça découle uniquement de ma nouvelle condition physique ? Et si je n'avais pas eu mon accident, aurais-je voulu, tôt ou tard,  partir enfin à la conquête de mes enfants ?

Les réponses sont incertaines. Mais depuis plus de trois mois, je suis métamorphosé, en dehors et en dedans, et je n'ai pas peur. Je n'ai pas peur de l'avenir, je n'ai plus peur de mes enfants, je n'ai pas peur de ne plus jamais faire l'amour, je n'ai pas peur de ne plus jamais marcher. Je vais apprendre la vie, la vraie vie, ma vraie vie. Enfin apprendre l'amour et enfin apprendre les choses de l'esprit. Voilà comment je vais m'occuper, moi, l'ancien Fred Cobra, l'ancien Anthony Privas, je vais occuper le reste de mes jours à apprendre. Je vais occuper le reste de ma vie à  jouer, comme un enfant vierge de tout, qui ne demande qu'à découvrir et s'émerveiller. Apprendre en jouant. Puisque la vie n'est qu'une farce incontrôlable qu'il ne faut donc pas prendre au sérieux. Car est-ce sérieux ce qui m'arrive ? Moi qui ai toujours tout misé sur mon corps pour me faire des amoureuses, des amis, et du travail. Moi qui ai toujours cru n'être rien  sans mon corps. Et voilà qu'on me prive de ce corps… Est-ce sérieux ? N'est-ce pas drôle cette ironie ? Comme un écolo condamné à bosser dans une centrale nucléaire….

Mais mon point de vue est le bon, me semble-t-il. Je ne me laisserai pas abattre par les caprices du hasard…

La mort n'a pas voulu de moi dans cet accident… Qu'il en soit ainsi ! Je vais vivre, et si je dois vivre, je veux vivre pour et par le plaisir, par le jeu du savoir, et par le jeu de l'amour que je crois enfin porter sincèrement à mes enfants et à ma femme.

Putain de bordel de merde ! Que la vie est mystérieuse…

Vivre pour et par le plaisir : En somme, c'est ce que j'ai toujours fait.

Mais, des plaisirs faciles, je passais désormais aux plaisirs subtils. Au bout du compte, je prenais du galon dans le domaine de la jouissance. Et je prenais du galon au niveau de mon cœur, que je ne voulais absolument plus ménager, et garder seulement pour moi. Ce cœur allait s'ouvrir pour de bon.

 

 

*

 

                             Dimitri est venu me rendre visite le deux janvier. J'vous ai jamais parlé de Dimitri ?

Permettez que je m'y arrête un moment.

Alors lui, c'est un spécimen, un original. Je le connais, je le fréquente, et je l'aime depuis que j'ai quinze ans. C'était un client à Juanita. Ils sont de la même génération.

C'est dans le bar-hôtel de Jeff-la Manivelle que je l'ai rencontré. Un vendredi… Forcément. Je vous explique :

La femme de Dimitri, catholique, tenait absolument à becqueter du poisson le vendredi soir. Question de tradition qu'elle disait. Le problème était que, régulièrement, Dimitri se chopait des douleurs intestinales voire des intoxications alimentaires dans la nuit du vendredi au samedi. Un jour, il a fait le rapprochement avec le poisson… En toute logique.

Il a demandé à sa femme de changer de poissonnier. Elle a refusé net, lui soufflant que, elle, n'avait aucune douleur à l'estomac, que Dimitri était une chochotte, et que même si elle lui achetait des œufs d'esturgeon tous les vendredis, il trouverait le moyen de redire quelque chose parce que tout simplement il n'était pas pratiquant. Elle disait :

 

-          Bizarre tout de même ! A chaque fois que j'te fais du poisson le vendredi, faut qu'tu sois malade dans la nuit…. Et moi, je me porte comme un Charme.

-          J'ai la tuyauterie fragile Simone, j'y peux rien.

-          Tais-toi misérable ! Impie !

-          M'enfin Simone, change de poissonnier. Trouves-en un qui vende de la poiscaille fraîche et tu verras que je me porterai bien mieux.

-          C'est ça Dimitri ! C'est ça ! Je vais m'taper deux kilomètres en plus pour me fournir chez un poissonnier trois fois plus cher que chez Hautecoeur. Tout ça parce que Monsieur n'aime pas les traditions.

-          Mais Simone, Hautecoeur est trois fois moins cher que les autres poissonniers, parce que son putain d'poisson n'est pas frais ! Tu peux l'entendre quand même !

-          Et pourquoi moi je n'ai rien du tout ???

-          Mais Simone parce que toi tu as vraiment la foi…

Bref, un vendredi soir de l'année 76, on a vu débarquer chez Jeff-La manivelle un type à la drôle d'allure, c'était Dimitri. Il s'est commandé un steak-frites. Juanita et moi, on était attablé à côté de lui, et justement on parlait casse-croute. Juanita réussissait parfaitement la Tortilla, chère à son pays. Ca a interpellé Dimitri. On a fait connaissance comme ça.

 

- Mais moi, je sais pourquoi elle change pas de poissonnier : Elle se l'envoie son marchand de poison, ma Simone !

 

Juanita, qui ne ratait jamais une occasion d'élargir sa clientèle, lui a fait du gringue au père Dimitri. Je l'entends encore :

 

-          Mi corazon, moi, si j'avais un homme comme toi à la maison, je lui ferai ma spécialité, la Tortilla façon Juanita, et lui servirait en tenue de soubrette tous les vendredis.

 

C'était dit. Dimitri, tous les vendredis soirs, venait désormais manger chez Juanita la fameuse Tortilla maison, servie par la Patronne elle-même, en porte-jarretelles et bottes de cuir. Il payait cette prestation le prix d'une passe. Faut dire qu'en plus de bien manger, Dimitri se rinçait l'œil et pouvait passer la main  au cul de Juanita. Mais, si ma mémoire est bonne, il n'y a jamais eu coucherie entre ces deux là.

Au fil des semaines, Dimitri est reparti chez lui sans payer.

Au fil des semaines,  Juanita a changé sa « blouse de travail » pour sa robe de chambre et ses pantoufles.

Dimitri est devenu un proche, un membre de notre petite famille.

 

Dimitri passa donc me rendre visite ce 02 janvier 2010 ; Il avait du mal à marcher, avec l'âge.

 

-          Ah Anthony, j'arrive toujours pas à m'y faire de t'voir en fauteuil roulant.

-          Le principal Dimitri, c'est d'être mobile. J'me déplace en fauteuil. Toi, tu d'déplaces avec ta canne. Tu vois, on s'fait aider mais on s'déplace quand même.

-          Ca me fait plaisir de te voir mon camarade. T'es toujours dans tes lectures ?

-          Plus que jamais. Je découvre des histoires incroyables. Faut que je te raconte !

 

Et je luis parlais de Tantale et de son supplice, de Sisyphe et de son rocher, d'Atlas et du poids du monde, tous ces héros maudits de la mythologie grecque que je venais de découvrir à travers les classeurs de René.

Dimitri connaissait la majeure partie de ces mythes. Il m'écouta religieusement. Il était ému de me voir reprendre du poil de la bête.

Nous parlâmes deux heures entières.

Je lui dis, à mon ami Dimitri, que dès ma sortie, on se taperait une grosse tortilla le premier vendredi qui s'pointe.

Il me dit oui, il me sourit ; Tant mieux, c'était bien ça mon but.

 

 

*

 

Comme je vous l'ai dit, le jour de l'accident, la Baronne et moi, on s'engueulait sévère. A l'instant même où j'ai perdu le contrôle du véhicule, Corinne et moi défendions chacun notre petit bout d'gras. La raison de notre dispute ? Clairement, la raison s'appelait Olga, celle qui est venue me rendre une visite de courtoisie à l'hôpital, cinq minutes montre en main. J'étais tombé amoureux d'Olga, enfin je croyais l'être. Olga était la nouvelle recrue de Gold and Love Prod, dégotée par l'impayable Rufus, qui est quand même un sacré découvreur de talents dans son domaine. Je le réentends me dire au téléphone, début 2009 : « De la viande de premier choix ; Si elle n'était pas russe, je la comparerais volontiers à la Blonde d'Aquitaine ». On cherchait des nouvelles têtes pour nos futures productions. Rendez-vous fût pris avec Olga dans nos bureaux, c'est à dire chez nous. Quand je l'ai vu, comment dire, j'ai été happé. Y'a pas à dire, il y a quand même des gens qui dégagent des choses qui relèvent de l'inexplicable. Certains parleront de volupté, d'autres de charisme ; En l'occurrence, Olga me donnait l'impression d'être touchée par la grâce. Corinne, elle, ne l'a pas trop sentie cette blonde platine de vingt ans, dont l'accent soviétique rendait le son de sa voix unique et charnel.

Je lui ai proposé trois scènes dans notre prochain film, en prenant la décision seul, nonobstant la mauvaise impression de la Baronne. Premier sujet de discorde entre elle et moi :

- Depuis quand engages-tu des actrices sans me consulter ?

- Madame la Baronne, sauf le respect que je te dois, en vingt ans de boîte, et avec tout le métier que tu as, si ça t'a pas sauté aux yeux que c'est une bombe atomique cette Olga, et qu'elle peut beaucoup apporter à nos productions, faut fermer la boutique et faut faire autre chose.

Bon, je l'avoue maintenant, j'ai merdé. Pardon Corine.

Faut dire, avec la Baronne, on n'avait plus trop d'intimité. Ca paraît difficile à croire mais une certaine lassitude, amenée par l'habitude, peut se créer même chez les libertins. Et puis Olga a vingt ans, moi je fricote avec la cinquantaine ; Vous me direz, dans mon métier, des bimbos de vingt ans, j'en vois défiler. Alors disons simplement parce que c'était elle et parce que c'était moi...

De son côté, la Baronne vivait mal le fait de vieillir. Les hardeuses, c'est comme les bidasses, ça prend très jeune sa retraite. D'ailleurs, Corine tournait de moins en moins. Elle écrivait les scénars, elle passait derrière la caméra, s'occupait beaucoup plus des décors qu'auparavant. Personne ne lui mettait la pression, mais disons qu'elle se retirait du jeu progressivement par lucidité.

Tout ça pour dire que Corinne n'avait pas forcément la même objectivité qu'autrefois pour dénicher les nouvelles actrices. Un peu d'aigreur, un peu de jalousie... Je mets tout ça au conditionnel car rien n'a été dit entre nous là-dessus. Corinne a peut-être senti également que je n'étais pas insensible aux charmes volcaniques d'Olga. Très honnêtement, en dehors du boulot, Corine et moi étions un couple libre. Ca n'a jamais posé de problèmes. Mais avec Olga, le danger d'amour était là. Corinne a du le deviner, il paraît que les femmes ont des antennes pour ce genre de trucs. Encore une fois, je mets tout ça au conditionnel. Quoiqu'il en soit, entre janvier et septembre 2009, on a fait tourner Olga dans cinq films. Et c'est sur le tournage du troisième, Par tous les orifices, qu'Olga et moi avons démarré notre liaison. Je suis vite tombé accroc. Rufus était dans la confidence. Il me servait d'alibi quelques fois, mais il ne m'a jamais encouragé à fréquenter cette Olga. Il voulait même qu'on la vire, prévoyant la catastrophe qu'allait devenir notre situation, personnelle et professionnelle.

-  C'est de la viande de premier chois, je persiste et je signe, disait Rufus. Mais quand la bête est pourrie à l'intérieur, on ne la mange pas. C'est un poison cette fille Anthony. Ce qu'elle veut, c'est se placer et en croquer un max.

 

Je n'en croyais pas un traître mot. Olga ne pouvait qu'être amoureuse de moi. Elle me le laissait comprendre d'ailleurs. Je commençais à envisager la rupture avec Corinne. Quel con !

J'abordais le sujet de la séparation avec la Baronne dans la Merco qui nous menait au Touquet, quand on a eu l'accident. La suite avec Olga ? Depuis ma paralysie, je ne l'ai revue que cinq minutes. J'en conclus que je devais un tout petit peu plus tenir à elle qu'elle ne devait tenir à moi.

Rufus m'a dit qu'elle venait de signer chez la boîte suisse Production KnaP, concurrente directe de Gold and Love Prod, un contrat d'exclusivité pour deux ans.

Je ne souhaite rien à Olga, ni le bon, ni le mauvais. Je ne m'inquiète pas pour elle.

 

*

 

Mais comment se lancer dans le porno à 18 ans, quand on habite le Nord de la France et qu'on est fils d'un père ouvrier et d'une mère au foyer ? Vous brûlez de savoir non ?

1979, j'ai 18 ans le 17 mai. Le lycée, je sais que ça existe mais j'y crois de moins en moins. J'use de maintes et maintes ruses, avec toute l'inventivité et tout le machiavélisme au fond de moi, pour ne pas me faire virer. J'ai toujours de bonnes raisons pour ne pas être au bahut. Mon carnet de correspondance, c'est un carnet de mensonges.

Un beau matin d'avril 1979...

-  Monsieur Privas, hier, vous avez encore brillé par votre absence ! Alors cette fois-ci quelle est la raison de cette non-présence ?

Je montre au dirlo mon carnet, la mine peu réjouie.

- Votre chat chez le vétérinaire ? Vous blaguez Privas ?

Et là, je pleure, je sanglote, je m'effondre, j'en fais des tonnes, je demande un mouchoir à M'sieur l'directeur. Puis, je lui sors un papier officiel du vétérinaire arrêtant l'acte de décès de Toinette Privas, notre bonne vieille chatte. Le directeur est vert de rage, me plante ses yeux dans les miens pour tenter d'y déceler un semblant de vérité. Je poursuis, larmoyant :

-  Et en plus... Hier.... on avait sciences-nat... Et....et....

-  J'attends Monsieur Privas....

-  Et c'était un cours sur les chats. Je ne pouvais pas, m'sieur l'directeur, pas tout de suite, c'est encore trop tôt... Toinette !!!!

Le dirlo prend le téléphone :

-  Allo Madame Largot ? Excusez-moi de vous déranger un jour de repos mais j'aurais besoin d'un petit renseignement. Avec vos élèves de Terminale G, hier, vous avez traité de quel sujet ? Les mammifères carnivores ? Très bien.

Les félidés ? Hum hum.

Ah !!! Principalement les chats... Merci beaucoup Madame Largot. Mille excuses pour le dérangement.

Le dirlo me rend mon carnet.

- Foutez-moi l'camp Privas.

En sur-jouant mon rôle, car j'étais très habité, je suis même parvenu à gratter encore une journée de repos, deuil oblige... Une journée ou deux quoi, faut c'qu'il faut !

 

A la vérité, Juanita avait un client très amoureux et très vétérinaire, qui ne refusait jamais une demande de sa princesse gitane. Vous voyez le topo ? Juanita avait besoin d'un papier et elle l'a obtenu. Ces jours de désertion scolaire correspondaient à mon entrée dans le monde du cinéma porno.

 

En février de cette année-là, un certain Jean Blondel est venu frapper à la porte de Juanita. On était vendredi, Dimitri était avec nous. L'individu présentait bien, très courtois, très avenant, un bel hidalgo comme l'a dit Juanita.

Jean Blondel, un belge résidant à Mouscron, était à la recherche d'une femme mûre, la quarantaine bien tassée, sexy, de type hispanique pour un film à caractère érotique.

-        C'est Bernadette, une de vos collègues, qui m'a donné votre adresse.... Hum, quelle délicieuse odeur !

-        Assis-toi donc mi corazon, tu veux goûter à ma tortilla ?

-        Je vous remercie, non, je ne mange jamais le soir.

-        Ben ça en fait plus pour les autres, lâcha Dimitri.

Moi, je ne disais rien. J'observais ce belge intriguant, tiré sur quatre épingles. J'essayais de le jauger. J'étais un peu sur mes gardes.

- Dis-moi clairement ce qui t'amène, mi corazon, reprit Juanita.

- Et bien voilà, je produis un film érotique qui a pour cadre l'Espagne. Ca se passe pendant la guerre civile et alors que les maris sont à la guerre, les femmes pallient à leur angoisse en tuant le temps comme elles peuvent. Evidemment, leur oisiveté est prétexte à des scènes torrides et dénudées, sous le climat ibérique, avec de jeunes hommes virils, ayant refusé de partir à la guerre.

Mais attention, je parle d'érotisme, pas de pornographie. Il s'agit de montrer un sein par ci, une fesse par là et de suggérer la sexualité plutôt que de l'étaler. Alors, au niveau des conditions,  les actrices sont bien rémunérées, tous frais payés. Il faut prévoir une semaine de tournage. Que pensez-vous de ce projet ?

- Ton projet, mi corazon, il pue les affreux souvenirs. Moi, je dis qu'il ne faut pas.... Comment vous dites ici... Batifoler … Avec la guerre civile d'Espagne.

- Attention madame Juanita, reprit Blondel, je me dois de vous rassurer. Il ne s'agit nullement d'un film historique ou d'un documentaire ennuyeux qui relaterait les douleurs des espagnols sous Franco, non, non, non...

- Ouais bon ben c't'un film de cul quoi ! Dit Dimitri en arrachant un bon bout de pain.

- Oui enfin quand vous dites « de cul », c'est un peu péjoratif …

- Pour moi, c'est non. Merci Monsieur, au revoir Monsieur.

- Mais madame, laissez-moi au moins vous parler salaire, permettez que...

- Y'a pas à discuter, c'est non !

- Faut te l'chanter en flamand, reprit Dimitri. Quand Juanita dit non, c'est non. Maintenant tu vas recruter ailleurs qu'ici tes starlettes parce que t'es entrain de m'taper sur le système.... Et quand je mange ma tortilla chez Juanita, faut éviter d'me taper sur le système... Digestif, bien sûr.

 

Jean Blondel sortit de sa veste, à la hâte, une carte de visite et l'adressa à Juanita ; Elle le rembarra en déclinant d'un geste de la main. C'est à moi que Blondel remit sa carte, en disant :

- Si elle change d'avis... On sait jamais.... Mais faut faire vite, on commence la semaine prochaine.

J'ai mis la carte dans ma poche, machinalement.

A cet instant, j'ignorais qu'un mois après, je contacterais personnellement monsieur Jean Blondel pour lui demander un rôle dans un de ses films et qu'ainsi commencerait pour moi ma longue et prodigieuse carrière d'acteur X.

 

Le producteur belge a quitté le domicile de Juanita. Celle-ci le regardait traverser la rue par la fenêtre. Blondel s'éloignait en remontant la chaussée. Bernadette, la copine de Juanita, l'attendait, faisait le pied de grue. Il la gifla.

 

*

 

13 janvier 2010, je sors demain. C'est Dorothée qui vient me chercher, peut-être avec Arno. Je vais loger dans notre appartement de Boulogne-sur-Mer. Premièrement, la Baronne ne veut toujours pas me voir et bien qu'il m'en coûte très cher, je tiens à respecter son choix. Deuxièmement, l'appartement est situé au rez-de-chaussée, ce qui est bien pratique.

Dorothée et Rufus ont réaménagé l'appart, adapté à ma mobilité, en attendant quelques travaux supplémentaires. Une auxiliaire de vie, une aide-soignante et une infirmière vont passer tous les jours et j'aurai la téléalarme toujours sur moi, en cas de grave pépin. C'est la nouvelle vie et allez comprendre, j'la sens bien cette nouvelle vie.

J'en fais part à Carole, qui semble contente pour moi, mais seulement pour moi, car elle n'a pas l'air dans son assiette. Je l'invite à venir me voir de temps en temps. C'est la première fois que j'envisage une amitié solide et durable avec une femme, et en outre, une très belle femme. Je m'inquiète un peu face à l'effacement de carole :

-        Ca ne va pas trop Carole ?

-        Des problèmes d'ordre personnel, dirons-nous.

-        Et vous ne voulez pas en parler ?

-        C'est pas trop dans ma nature vous savez ; Parler d'moi, comme ça, pis surtout, je ne suis pas payée pour ça.

-        Vous avez raison Carole. Vous êtes payée pour faire du bien aux personnes en souffrance. Vous n'avez pas démérité une seule fois tout le long de ma convalescence. Vous êtes une vraie pro.

-        Merci Anthony.

-         Mais si vous saviez à quel point vous me feriez encore du bien si je pouvais à mon tour vous être utile. Et puisque moi je ne suis pas payé, disons que la fierté, l'autosatisfaction, le sentiment d'être bon envers une jolie infirmière affable, ça vaut bien un petit salaire.

            Tout ça pour vous dire que je suis peut-être l'oreille qu'il vous faut, si vous avez besoin de        lâcher des mots.

-        J'vous la fais courte Anthony : On se sépare avec Nicolas ; Voilà, c'est pas grand chose, c'est un drame de rien du tout. J'ai même envie de dire que c'est la suite logique d'une histoire d'amour, la rupture.

-        C'est à croire Carole, c'est à croire.

-        Sommes-nous faits pour vivre une vie entière avec la même personne ? Déjà qu'on doit se supporter soi-même tout une vie durant, alors si vous rajoutez quelqu'un d'autre, ça fait lourd à porter.

-        Ca fait même lourd à vivre ; C'est vous qui partez ou c'est lui ?

-        C'est lui, c'est lui qui part. Mais il soutient mordicus que c'est moi qui l'ai poussé à partir.

-        Evidemment.

-        Il me dit qu'avec moi, il …. C'est difficile à dire.

-        Rien ne vous oblige Carole.

Elle pleurait.

-        Il s'ennuie dans sa libido, voilà. Excusez-moi Anthony.

Et Carole me laissa, terminant brutalement notre conversation.

 

Je pris l'initiative de rejoindre ma chambre et de rédiger une lettre à Carole. Sans avoir l'habitude des mots, je l'écris quand même d'un seul jet, gardant la spontanéité qu'offrent seuls les élans du cœur.

 

Le lendemain, à neuf heures précises, Dorothée vint me chercher ; Arno était resté sur Paris, dans l'impossibilité, disait-il, de remonter dans le Nord.

 

-        Qu'est-ce que je suis heureux de te voir ma fille !

Je l'ai serrée dans mes bras ; Je ne me souviens pas l'avoir étreint aussi fort. Dorothée est restée simplement cordiale ; Mais je n'arrivais pas à lui en vouloir.

Elle peut me voir comme un étranger tout le reste de sa vie, je ne lui en voudrai pas ; Je prendrai ce qu'elle veut bien me donner. Je veux juste qu'elle sache qu'à partir d'ici, à partir de maintenant, elle a un père, qui plus est, un père qui l'aime. Un peu cabossé, un peu invalide, un peu en retard, mais un père quand même.

-        On y va, me dit-elle, Rufus nous attend à Boulogne.

Juste après avoir regardé pour la dernière fois la chambre 117, lieu de ma résurrection, je laissais au secrétariat ma lettre pour Carole. Voici ce qu'elle contenait, de mémoire :

 

Chère Carole,

 

Finalement, vous avez de la chance, vous êtes belle même quand vous pleurez. Vous êtes belle parce que vous êtes vraie. Je n'ai pas pu courir derrière vous pour vous le dire alors je vous l'écris.

Je ne sais pas quel sera votre avenir amoureux. Se fera-t-il avec ou sans Nicolas ? Si aujourd'hui la réponse semble être sans lui, sachez qu'aucune décision n'est figée de manière irrévocable dans la vie. Souvent, on croit dur comme fer à une chose et c'est le contraire qui se produit. J'ignore si ce Nicolas est une brave personne, un sale con, ou quelqu'un qui vous va bien ou non, mais je sais que vous êtes faite pour l'amour, pour le bonheur, avec ou sans lui; Tout simplement parce que vous êtes faite pour la vie.

Ce n'est peut-être qu'une mince consolation aujourd'hui, mais je vous offre mon amitié sincère Carole, et, si vous le voulez, je vous offre mes conseils fondés sur ma propre expérience avec les femmes. Renseignez-vous sur le net, faites des recherches sur Fred Cobra. C'est moi Fred Cobra. Je suis, enfin je veux dire j'étais, un acteur X, d'assez bonne renommée. Je crois donc pouvoir dire aujourd'hui que la sexualité ne m'est pas totalement inconnue. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais été très doué pour l'amour - ma femme, Corinne, ne veut plus me voir - J'en tire des leçons, mais pour le sexe, je l'ai été. Je n'ai pas la science infuse Carole, mais s'il me semble que je puisse vous être de quelques bons conseils pour récupérer Nicolas, je vous les livrerai.

Bien sûr, en échange, je compte sur vous pour me donner quelques bons titres de films que je ne manquerai pas de me procurer, afin de parfaire ma culture cinématographique, et d'assouvir ma soif de connaissances.

Sans oublier que nous devons toujours débattre sur la question des chiens qui défèquent sur les plages. Que faut-il faire à ce sujet ? Ce problème hygiénique y va de la santé publique ?

Blague à part, j'espère de tout cœur vous revoir bien vite, vous trouverez mon adresse à la fin de cette lettre.

Je vous embrasse Carole et vous remercie encore pour tout le bien que vous savez prodiguer autour de vous et dont j'ai pleinement profité quatre mois durant.

Soyez forte !

 

Anthony Privas, alias Fred Cobra, dit Monsieur 9207.

 

*

 

Sur le trajet Berck – Boulogne, chose rarissime donc précieuse, Dorothée et moi eûmes une conversation. A ma grande surprise, c'est elle qui donna le coup d'envoi. Moi, je m'étais préparé au silence.

-        Ca ne te fait pas bizarre de ne pas rentrer à la maison ?

-        Ben, tu sais, avec ta mère, ça va pas très fort. J'voudrais bien la voir, j'voudrais bien rentrer sur Lille, mais elle me l'interdit. Et puis l'appart à Boulogne, c'est quand même chez nous.

-        Papa, faut que t'ailles la voir. Maman est mal en point, vraiment. Elle m'inquiète et elle inquiète Rufus aussi.

-        Elle n'inquiète pas ton frère ?

-        Arno a décidé de ne plus s'inquiéter pour vous depuis longtemps et tu le sais bien. Mais maman, je pense qu'elle a besoin de toi.

 

-        On dirait que tu t'es rapprochée d'elle, non ?

-        Les circonstances s'y prêtent. Et puis heureusement que je passe la voir de temps en temps. A part son valet Rufus, Madame la Baronne ne voit personne. Elle s'isole, elle s'emprisonne dans le désespoir. Elle picole beaucoup, beaucoup trop. Avec tous les médocs qu'elle doit prendre, c'est pas bon pour elle.

-        Il faudrait qu'elle prenne conscience qu'elle est encore en vie. Ok, elle boîte et elle boitera très certainement jusqu'à la fin de ses jours, mais ça reste un moindre mal. J'veux dire ... On aurait pu y rester.

Dorothée alluma une cigarette. Elle montrait des signes de nervosité. Je poursuivis :

-        Pis tu sais j'm'en veux pour cette aventure avec Olga. Corine doit avoir du mal à digérer le...

Dorothée s'emporta :

-        Ah, non, pitié ! Ca suffit les confidences sur vos aventures extraconjugales. Merde papa, j'suis ta fille, juste ta fille. Je n'ai pas à tout entendre, et même, j'vais te dire, j'veux pas tout entendre, j'veux plus, tu entends ?

-        Excuse-moi Dorothée. Tu as raison. Vraiment, excuse-moi.

Puis, en se calmant, elle me dit :

-        J'veux bien faire des efforts papa. J'ai envie de comprendre votre vie à toi et à maman. Mais j'veux pas être toute seule à en faire. Faut m'soigner un peu, tu vois...

Mon impudeur avait encore fait des siennes avec ma fille, je me serais donné des claques. Mais l'ouverture de Dorothée, l'entrevue d'un espoir d'une nouvelle relation père-fille, ça, ça m'allait droit au cœur. Dorothée s'arrêta sur un parking. Elle coupa le contact, et tira frénétiquement sur sa clope.

-        Personne ne t'a mis au courant sur le véritable état de maman, n'et-ce pas ?

-        Qu'est-ce qui se passe Dorothée ?

Et comme un pavé dans la mare, douloureusement, ma fille m'annonça :

-        Maman est défigurée, papa.

Je n'ai rien dit. Dorothée n'ajouta rien. On a repris la route. Du coin de l'œil, je la regardais. J'étais fier d'elle, fier de sa dignité, fier de son courage.

Finalement, le silence auquel je m'étais préparé s'installa. Nous pensions tous deux à Corine, inévitablement. Corine, ma femme, Corine, sa mère, La Baronne déchue, défigurée.

 

*

 

Juanita ne roulait pas sur l'or et pourtant elle me gâtait. Elle me payait des fringues ; J'aimais déjà beaucoup le cuir. Le style, c'est très important me disait-elle. C'est ce que les gens regardent en premier chez une personne, la manière dont elle s'habille. Et tu verras, en vieillissant, tu feras de plus en plus attention à ton look. Comme disent les commerçants, quand la marchandise se détériore, on soigne l'emballage.

Mais qu'étais-je véritablement pour Juanita ? Le fils qu'elle n'a jamais eu ? L'amoureux qu'elle n'aurait jamais ?

Dans ma tête, les choses étaient claires ; Je l'aimais, nous deux, c'était à la vie, à la mort, ça je le savais. Mais je savais aussi que notre relation ne durerait pas tout le temps.

Juanita m'enseignait tout ce qu'elle savait. La vie n'épargne personne, mais elle avait particulièrement gratiné Juanita. Moi, pour affronter l'existence, je n'avais qu'une caisse à outils vide ; Les leçons de Juanita remplissaient ma caisse au fur et à mesure.

Sexuellement, Juanita était ma régulière. Mais j'allais avec toutes celles qui voulaient de moi, en général, des filles plus âgées. J'avais quinze ans, mais j'en paraissais dix-huit. Question préférences, je n'avais pas de critères. J'étais même infoutu de ne pas trouver une fille pas bandante. J'avais l'imagination débordante.

J'étais un garçon solitaire. Mes frangins jouaient au foot, traînaient dans le terrain-vague du quartier, s'amusaient à retaper des mobs... Moi, rien de tout ça. Je marchais beaucoup, j'errais du côté d'la gare Lille-Flandres. J'quittais l'foyer familial le plus souvent possible. Avec mon père, il s'passait pas grand chose. Mais alors avec ma mère, c'était le néant total. Rafistoler nos vêtements, une aiguille à la main, c'est la première image qui m'vient quand ma mémoire cherche un souvenir de ma mère. Elle ne parlait pas, n'avait d'avis sur rien, et disait « oui amen » à tout c'que le pater demandait. Mais qu'est-ce qui la poussait à vivre maman ? Qu'est-ce qui la faisait frémir, palpiter, chavirer ? Elle rêvait à quoi ?

Ma mère n'a jamais été très tactile avec ses enfants ; Elle savait pas, elle pouvait pas, elle n'osait pas.

Mon père bossait chez Citroën, carrossier qu'il était. Qu'est-ce que je peux bien dire d'autre sur mon père ? Ah, si ! Il a été très tendre avec moi... Je crois que c'était un jeudi soir, après le repas.

Voilà.

J'ai perdu mes parents à 21 ans. Mon père, d'une crise cardiaque, août 82. En décembre, ma mère l'a rejoint. Moi et mes frangins, on était déjà parti d'chez nos parents. Il n'y avait plus de vêtements à recoudre. J'ai su qu'on pouvait mourir d'ennui le jour où on a retrouvé ma mère morte dans son lit, en habit du dimanche.

J'espère qu'ils sont biens là où ils sont. Je sais aujourd'hui qu'ils ont fait ce qu'ils ont pu... Comme tout le monde ici-bas.

 

*

 

Signaler ce texte