Lulia

Marc Chataigner

Tentative d'actualisation des Villes Invisibles d'Italo Calvino

À qui pénètre de nuit sur le territoire de Lulia, il faudra patienter jusqu'à l'aube pour mesurer l'étendue de son corps. Dés le premier soir, néanmoins, je me rappelle percevoir la nervosité et le tonus de cette ville carnée. Depuis l'artère centrale jusque dans les ruelles adjacentes, irradiaient les festivités quotidiennes, mélangeant candomblé, salsa, rock et tous les autres cadences que les hommes ont inventées depuis la mélodie première des vagues. Le soir, les habitants de Lulia m'ont semblé ainsi ne faire qu'un, hybridant constamment à travers leurs costumes et parures toutes les variations de peaux, de types, de rythmes, de chants et de langues.

Mais dés lors que le soleil se lève, apparaît alors le vrai visage de Lulia. Cette ville, blanche et suave, s'étire le long de l'océan. L'axe principal n'est autre que le boulevard du bord de mer, séparant la ville de son reflet dans l'océan. Celui-ci occupe la moitié de l'espace, et la moitié des esprits. La plage et le boulevard sont les lieux où s'ébattent le plus clair du temps les habitants de Lulia. Les corps musclés, lisses, saillants sont, pour sûr, les plus beaux joyaux de la ville. Les modes défilent le long de cette avenue, parsemée qu'elle est de machines rutilantes pour la musculation et autres exercices, sillonnée de pistes cyclables et skateboardables, fleurie de terrasses où exposer ces peaux halées et aménagée de promontoires pour observer toutes ces chairs exposées.

L'expression corporelle n'est pas pour autant ici vécue comme une religion. Elle s'apparente bien plutôt à une simple pratique personnelle, avec ses gourous, ses chapelles, ses grands messes et les inévitables clivages snobs entre chaque attitude nouvellement en vogue. Revenez dans six mois et les formes d'expression dont vous auriez été témoin auront déjà pris de nouveaux atours. Avec son climat estival tout au long de l'année, les variations de ces modes d'expression qui courent le long de ce boulevard sont l'unique marqueur pour apprécier le défilé des saisons.

Toutes les façades d'albâtre et de gré rose de Lulia sont orientées vers l'océan et s'y mirent sans discontinuer. Mais dés que vous vous éloignez de ce boulevard central, lien entre les deux mondes, vous pourrez voir que tout semble tomber petit à petit en décrépitude. Comme si, à force de ne pas être admiré, tout ce qui fut batî un jour se laisse aller à un état de délabrement. Sur le boulevard inversement, le pouls de Lulia cadence le renouvellement permanent des faciès, des allures et des festivités.

Dans la mythologie de cette ville miroir, les aïeux batisseurs seraient nés de l'océan. Il faut imaginer leurs corps glabres, aussi prompts à danser que déterminés à l'effort. Les masses colossales de roches et de pierres qui furent nécessaires pour ériger Lulia et ses multiples scènes est là pour attester de l'opiniâtreté de ces ancêtres mythiques. La mer, qui les vit naître, continue de représenter la genèse, et ainsi, vivre le plus possible au contact de cet esprit procréateur est gage de jouvence. Mais voilà, l'océan reculant d'année en année, Lulia est vouée au fil des ans à se recontruire toujours plus avant et toujours plus haut.

Ainsi vous est-il aisé de comprendre, que les ruelles délabrées qui grimpent le long des collines qui la surplombent, ne sont autres que le cimetière du faste passé. Alors que l'océan accouche tous les jours de nouveaux corps rutilants, ceux dont la nature périclite se cachent pour mourir dans ces vestiges d'écume desséchée. Sur ces abords surplombant la ville, des ribambelles de bicoques en brique rouge s'accrochent et défient l'usure. Elles abritent, en plus de ceux qui cherchent à se soustraire du regard du temps, des colonies de specimens à la peau rouge terre. Ce sont les descendants d'indigènes, pour qui l'océan n'a jamais inspiré que la terreur.

Durant le jour, les voilà qui s'affairent confinés dans les ruelles insalubres, mollement, tant la chaleur que réverbère la lumière est ici intense. Les enfants, souvent fourrés sur les toits, amadouent la brise avec des cerfs-volants graciles. Leurs aînés maraudent dans la pénombre des taudis jusqu'à ce que le soleil décline enfin, et alors, grimés et sapés comme des dieux, tous dévalent les collines foutraques pour rejoindre le boulevard, où chaque nuit il est donné à chacun d'être la star. Se renouvelle alors le spectacle grandiose des corps qui se pavanent et commencent, envoûtés, à s'assembler dans la lumière du sunset.

La nuit venue arrive l'heure où la Lulia d'écume retrouve son double d'adobe. Tous ces êtres qui durant le jour s'évitaient se marient alors sur l'échine du bord de mer, laissant se dissourdre leur différences dans leurs danses érogènes.

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