Lundi

Thyl Sadow

J’ai encore fait ce rêve la nuit dernière. Je suis adolescent, en train de me balader dans ma rue. Je croise une vieille femme qui arpente tout doucement le trottoir. Je connais cette femme. Elle passe ses journées à faire des allées et venues depuis deux points qui me sont inconnus mais je suis habitué à la voir déambuler, à toute heure du jour ou de la nuit. Quoi qu’il arrive, je sais qu’elle sera sur le trottoir. Il est impossible de croiser son regard. Elle avance en fixant ses pieds et se chante à elle même des chansons françaises d’un autre temps, des chansons qui n’ont peut être jamais existé, qu’elle transforme pour qu’elles épousent son rythme de croisière. Elle porte une veste rose clair mais il arrive qu’elle se change au beau milieu de la journée pour une veste plus fine, verte. Quand il pleut, elle remonte le capuchon de sa veste rose et celui ci, la plupart du temps à l’abri des rayons du soleil, a gardé sa couleur d’origine, rouge vif, si bien que même quand elle est à la fin de la rue, quand elle va disparaître à l’horizon, j’aperçois encore un point rouge vif qui s’évapore lentement.

J’ai connu cette femme. Je sais qu’elle a existé. Je ne connais rien d’elle et je ne sais pas pourquoi elle continue à faire ses allées et venues dans mon esprit. La nuit dernière, elle est apparue une dernière fois. Dans ce rêve, je suis en train de marcher sur le trottoir derrière elle mais son rythme, qui est d’habitude d’une constance horripilante, se met à devenir irrégulier jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. Lorsque j’arrive à sa hauteur, elle lève les yeux vers moi. Elle ne chante pas. Je lui demande si tout va bien et en guise de réponse, elle m’agrippe le bras. Son corps semble être assailli par la pesanteur et ses yeux sont dominés par la peur. Elle se couche sur le trottoir. Je lui demande où elle se rend mais elle ne me répond pas. Je lui demande si il y a quelqu’un que je pourrai appeler, pas de réponse. Je lui dit de rester calme, que je vais appeler une ambulance. Elle m’agrippe alors le bras et dit : « Chantez moi une chanson ! ». Je la regarde sans comprendre. Elle me sourit et me rassure : « Chantez moi juste une chanson, s’il vous plait ». Je veux aller chercher de l’aide mais la rue est déserte. Je passe alors en revue dans mon esprit quelle genre de chanson est ce que je pourrais bien lui chanter et je me rend compte que je ne connais aucune chanson française. Tout  ce que j’ai retenu de Ferré ou de Brel, ce sont les mélodies et je m’en suis toujours sorti en marmonnant    quand je me trouvais dans un groupe qui reprenait à l’unisson l’un ou l’autre classique que je ne connais pas. Elle ne me laisse pas le temps de réfléchir. « N’importe quoi, chantez moi ce que vous connaissez » et elle me fait signe de me rapprocher de son oreille. « Chantez ! ». Alors je me mets à chanter la seule chanson dont je connais les paroles et qui n’est même pas en français, « Sympathy for the Devil » des Stones, un classique que mon père écoutait en boucle à la maison. « Please allow me to introduce myself/ I’m a man of wealth and taste… ». Au fur et à mesure que j’avance dans la chanson, je peux sentir son étreinte se ramollir et quand j’arrive au bout, quand il n’y a plus vraiment de paroles, rien que des parties de tambourins que je n’essaye pas de reproduire avec ma bouche, elle est là, les yeux grands ouverts à fixer quelque chose à l’infini. Peut être un point rouge vif. « Please to meet you/ Hope you guessed my name… »

Je suis réveillé maintenant. Je suis dans la cuisine en train de préparer le café pour Marcia et l’infirmière, Cynthia. Elle sont à la table, en train de parler de tout et de rien. Je dépose trois tasses sur la table. Cynthia pose sa main sur la tasse de ma femme et me dit avec son accent qui ne m’évoque rien : « Monsieur, vous savez qu’elle ne peut pas, ce qu’il faut ce sont des infusions, beaucoup d’eau, il faut purifier l’organisme. » Je me sers une tasse que je bois cul-sec, j’ignore ce qu’elle vient de me dire et je sers une tasse à ma femme. Marcia se contente d’humer l’arôme du café et me sourit. Je la vois de moins en moins sourire alors je profite de ce moment mais il est vite gâché par Cynthia qui s’agite sur sa chaise et se met à sortit des brochures de son sac. Elle les disposent sur la table comme un jeu de Tarot. Avec ses longs cheveux noirs et son nez légèrement crochu , j’ai vraiment l’impression qu’elle va nous lire l’avenir. Et surtout j’ai vraiment l’impression qu’il sera aussi noir que le café. « Je me suis permise de vous apporter des informations sur les différents centre de soin 24h/24 de la région. Il y en a qui sont tout à fait charmants et le personnel soignant y est très compétent… ». Marcia prend une gorgée de café et se tourne vers elle. « Cynthia, mon mari et moi, nous ne pouvons pas nous le permettre, ce n’est pas… ». Je ne lui laisse pas le temps de terminer et je fourre toutes les brochures dans ma poche et je promet d’y jeter un coup d’œil. 

J’embrasse ma femme, lui souhaite une bonne journée. Elle monte à l’étage, elle va s’allonger pour les soins. Cynthia lui emboîte le pas mais je la retiens par le bras et l’entraîne dans le salon.

-« Il faut que je vous parle »

Je la hais. Je me demande si ça se voit sur mon visage. 

« Je vous écoute ».

Je me reprend et j’essaye d’être le plus doux possible. « Qu’est ce qu’on peut faire concernant la douleur ? Ce que vous lui donnez, ça ne suffit plus. Elle se réveille pendant la nuit… Elle essaye de ne pas faire de bruit mais je sais qu’elle crierait si elle pouvait. »

« Votre femme reçoit déjà les doses maximales. Lui donner plus d’anti-douleurs, c’est prendre une direction irréversible. Votre femme a encore des chances de s’en sortir, ce qu’il faut faire, c’est apprivoiser, visualiser la douleur. Tout est expliqué dans les brochures que je vous ai donné ».

Je ne ressens plus l’envie de faire le moindre effort. Je lui demande si elle se fout de ma gueule mais imperturbable, elle continue à me déverser son discours.  Écoutez, me dit-elle, le cancer, avant d’être pathologique prend racine dans des maux somatiques. Il y a des événements , des traumas, des choses irrésolues dans la vie de tous les jours qui font que l’on développe la maladie. Ce dont votre femme a besoin, ce n’est pas de masquer la douleur avec d’avantage de médicaments  mais de visualiser cette douleur et de faire la paix avec elle.  Elle me fixe en silence de ses grands yeux verts , elle attend ma réaction et pendant une fraction de seconde, je pense à lui fracasser le crâne contre la cheminée et lui demander si elle visualise la douleur. Mais je ne fais rien. Je ne dis rien, je ne sais pas quoi dire. Elle farfouille à nouveau dans son sac et me tend une cassette audio.

«  Tenez, prenez ça. J’en ai déjà parlé à votre femme, elle était réticente car elle avait peur de votre réaction, et elle a raison, avec une attitude négative comme la votre, on ne peut rien accomplir mais je crois que ça lui ferait le plus grand bien si vous écoutiez cette cassette ensemble ».

J’entends ma femme qui appelle Cynthia et celle ci prend congé. Je reste un moment debout dans le living room, le regard perdu dans le vide, puis je regarde la jaquette de la cassette audio. La tête d’une femme d’une cinquantaine d’année émerge de ce qui semble être une sorte de cœur aux couleurs arc-en-ciel. Au dessus de la photo, en caractères gras, il est inscrit : Vaincre la douleur par la pensée positive. En face b : exercice de visualisation de la guérison. Fond musical : Harpe et flute. Je regarde ma montre, je suis en retard.

L’allée du garage est recouverte d’écailles de peinture blanche. Cela me donne l’impression que je suis le seul chanceux chez qui il a neigé et je ne sais pas pourquoi ça me réconforte. Cela fait des années que l’on a pas eu un hiver enneigé. Juste un ciel bas et une pluie glacée. J’ai passé tout le dimanche à gratter le nom et le numéro de téléphone de mon ancienne société de plomberie qui étaient peint sur le flanc de ma camionnette. A la place, il ne reste plus désormais qu’une grosse tache blanc cassé sur un fond blanc. Cela fait deux ans que j’ai fait faillite , quatre depuis que l’on a appris la maladie de Marcia, mais tant que cette peinture était là, c’était comme s’il suffisait que je me lève un matin, que je me rende dans le garage et que je parte avec la camionnette en rue pour que tout redevienne comme avant. David Schoenmaker et fils, Plombier.  Pour être honnête, c’était de la publicité mensongère car je n’ai pas de fils, et si j’en avais eu un, je me serai battu pour qu’il ne soit pas plombier. Mon père n’était pas plombier, pas plus que mon grand père. J’avais juste vu que la plupart des société de plomberie se passait le métier de père en fils, et je voulais donner un cachet d’ancienneté à une société que je venais de fonder. Je ne suis donc pas devenu plombier parce que c’était dans la famille et que j’avais voulu rendre mon père fier. Je suis devenu plombier et personne n’a été fier. Je me suis marié, j’ai du entrer dans la vie active alors que je n’y était pas près, d’ailleurs ça  n’était pas forcément dans mes plans que d’y être prêt un jour, mais si j’ai du laisser quelques rêves sur le bord de la route, j’ai gagné de l’argent et j’ai fait ça pendant trente ans. 30 ans. Et tout ce qu’il me reste, c’est une tache blanc cassé sur un fond blanc. Je grimpe dans la camionnette et démarre. Je suis en retard. Je passe à toute allure dans la longue allée du garage et les écailles de peinture s’envolent, tourbillonnent et vont se poser dans le gazon. Un petit peu comme une dispersion de cendres. 

Pat m’attend sur le trottoir devant chez lui. C’est un grand type dégingandé avec un petit bouc et une queue de cheval. Le même look depuis 30 ans. Il a l’air détendu, il fume une cigarette, un grand sac de sport posé à ses pieds. Quand il m’aperçoit il jette sa cigarette et son visage s’illumine. Il s’installe à l’avant et j’ai à peine redémarré qu’il s’allume une nouvelle cigarette. « Bien dormi ? » me demande-t-il. Je lui répond que c’est le réveil qui a été un peu dur. Il ne me pose pas plus de questions, il regarde le visage en souriant et je me demande comment il peut être aussi détendu. Pour moi c’est suspect. Il se met à prononcer mon nom sans raison. « David Schoenmaker… David Schoen-ma-ker… », puis il éclate de rire. « Qu’est ce qui te prend ? ». Il se relève dans son siège, un peu moins hilare maintenant. « C’est juste que… toi et moi… faisant ça …aujourd’hui ! On aurait du faire ça il y a 30 ans, David. Quand je te l’ai proposé, je n’ai pas cru une seconde que tu allais accepter, je savais que tu ne cracherais pas sur l’argent mais je te l’ai vraiment proposé pour la forme, parce que je te fais confiance… Et la raison pour laquelle je te fais confiance, c’est que tu n’as jamais rien accepté de ce que je t’ai proposé avant ! ». Il se remet à rire doucement. « Oui, eh bien, comme tu l’as dit, je ne cracherais pas sur l’argent ». Il est encore tôt, il n’y a pas de monde sur les routes et j’ai rattrapé mon retard, on sera chez Derek dans moins de 5 minutes. Pat se met à me fixer et ça  me rend nerveux. « Qu’est ce qui t’as fait changer d’avis ? ». Je n’ai pas envie de répondre, j’ai envie de lui dire d’aller se faire foutre, si possible dans les mêmes environs que Cynthia. Mais je ne parle pas comme ça. « Je n’ai pas changé d’avis, c’est juste un cas d’urgence ». Pat se rapproche de moi, son haleine sent le haschich. « C’est vrai que t’as une excuse maintenant, avec ta femme et tout ça… ».  Je ne prend pas la peine de regarder s’il y a une voiture derrière moi et je me range sur le bas côté. J’empoigne Pat par cette sorte de poncho qu’il se plait à porter en permanence. « Pour qui est ce que tu te prends ? Je sais ce que tu penses de moi. Tu penses que j’ai une vie de con, que j’ai toujours eu une vie de con, que j’ai pas de couilles, que je suis un planqué. Mais c’est toi le planqué, Pat. Qu’est ce que tu as accompli, toi, au juste ? ». Je n’explose jamais de colère et je me sens plutôt bien, libéré, flottant. Je voudrais pouvoir me délecter de la peur sur le visage de Pat mais il continue à sourire. « Eh ben voila, tu vois que t’as des couilles. Maintenant calme toi, tout ce que je dis, c’est que si tu le fais pour Marcia, c’est bien, si tu le fais pour toi, c’est bien aussi, okay ? On peut y aller maintenant ? ».

Je ne connais pas vraiment Derek. Je ne l’ai vu qu’une seule fois à l’anniversaire du fils de Pat, mais je ne l’aime pas. Il a la trentaine bien sonnée, des yeux froids bleu métallique et un petit rictus qu’il arbore comme pour se dispenser de faire le moindre commentaire. Je me gare devant chez lui et il grimpe à l’arrière de la camionnette, dépose son équipement et s’installe sans prononcer un mot. Je redémarre et il reste la, silencieux. Je le regarde dans le rétroviseur et il ne bouge pas d’un cil, il se contente de pencher un petit peu quand je prend un virage. On y sera dans 5 minutes. Pat en profite pour me briefer : « C’est très simple. On aura besoin que de dix minutes. Pendant ce temps, tu restes dans la camionnette, tu ne fais rien, tu ne parle à personne, au bout de huit minutes, tu mets le contact, dès qu’on est revenu, tu nous conduit au hangar. Pas la peine de rouler trop vite, on ne veut pas attirer l’attention. On ne peut pas faire plus simple. Des questions ? ». Je secoue la tête mais je me ravise, je me penche vers Pat et je fais un signe en direction de Derek. « Il n’a pas besoin de briefing , lui ? ». Pat me refait un grand sourire. « Crois moi, il sait parfaitement ce qu’il doit faire ». 
Je regarde dans le rétroviseur et je vois Derek qui me fixe, son petit rictus gravé sur ses lèvres.  

Le parking est désert. La bijouterie est située entre un fast-food et un magasin nature et découverte. 
Pat et Derek enfilent leurs cagoules et se remplissent les poches de munitions. Je demande à Pat pourquoi est ce qu’il a besoin d’autant de munitions, il m’a juré qu’il ne tirerait sur personne. « J’ai juré que je ne tirerai sur personne si personne ne me tire dessus ». Je me retourne et Derek est debout , une kalachnikov en bandoulière. Il me fait un grand sourire et j’en viens à regretter son rictus. « On se voit dans dix minutes » me dit Pat avant de claquer la porte. Dans le rétroviseur, je les vois traverser le parking à la hâte et faire irruption dans la bijouterie. Derek bloque la porte d’entrée et et éteint les lumières. Puis je ne vois plus rien. Je décide de mettre un peu de musique mais l’antenne est cassée et je ne parviens qu’à capter des voix lointaines perdues dans un brouillard de bruit blanc. Je plonge la main dans ma poche et j’en sors la cassette que Cynthia m’a donné et je la plonge dans le lecteur. « Nous allons maintenant entamer une phase de visualisation de la guérison. Fermez les yeux, détendez vous et respirez lentement. Imaginez vous dans un lieu calme, un lieu qui respire la sérénité. Vous êtes dans un monde merveilleux où rien ne peut vous arriver ».
Je regarde furtivement dans le rétroviseur mais il n’y a rien a signaler. Au loin, un clochard passe lentement en poussant un caddie, il s’arrête un instant pour fouiller dans une poubelle puis reprend sa route et disparait au coin de la rue. « Laissez la peur vous quitter, vos narines se dilater, les muscles de vos bras se relâcher. Vous êtes beau, vous êtes fort, vous êtes un être de lumière. ». Je ne prête pas réellement attention à ce que cette femme me raconte mais sa voix est si douce et sa diction, si posée, que je me détends et j’en viens même à fermer les yeux et à me laisser bercer par la voix. « Mettez vous à nu, enlevez ce lourd manteau fait de frustrations, de douleur et de ressentiment, que vous portez en permanence et redevenez cet être pur et innocent que vous étiez enfant. Vous n’êtes qu’amour. Vous êtes en sécurité. ». On toque à la vitre et je me réveille en sursaut. Un grand poulet d’un mètre quatre-vingt me fixe de son regard vide. Je suis pétrifié, je décide de m’immobiliser. Peut être que si je ne fais plus aucun mouvement, il ne pourra pas me voir et il s’en ira. Mais il ne part pas, il s’impatiente et fait un grand mouvement de tête en avant comme si il essayait de picorer un grain égaré sur la vitre. Avec sa patte, il me fait signe d’ouvrir la fenêtre et je m’exécute. « Bonjour m’sieur » me lance-t-il, « Savez vous où vous allez déjeuner ce midi ? Chez Rocky Chicken, vous avez la possibilité de choisir parmi une sélection de 15 plats, tous préparés à base de poulets élevés en plein air et tués selon les normes biologiques en vigueur, le tout pour un prix défiant la concurrence » poursuit-il en me tendant un prospectus. Je prend le prospectus et le remercie. « Détendez vos muscles, détendez votre cuir chevelu… ». J’éteins la radio et remonte ma vitre. Le poulet reste debout près de la camionnette à me regarder alors je rebaisse la vitre. « Qu’est ce qu’il y a ? Qu’est ce que vous voulez ? Vous ne pouvez pas rester ici, bonne journée » lui dis-je en espérant que Pat et Derek ne sortent pas maintenant. Le poulet enlève sa tête et une sorte de beatnik barbu apparait. « C’est pas ces conneries de cassette qui vont te calmer, mec. Si t’as besoin de te détendre, moi j’ai ce qu’il faut. » dit il en sortant un gros sachet de marijuana de sa poche. « Je n’ai pas besoin de quoi que ce soit, je ne prend pas de drogue, maintenant je vous demande de dégager, j’vais pas le répéter ». Il pose sa main sur la vitre rabaissée et se penche légèrement vers moi. « Mec, ce boulot me tue, y a personne dans le coin, je peux m’accorder une petite pause. Qu’est ce que t’as à faire là, de toute façon ? On s’en fume un petit à deux et si elle te plait, je t’en vends à  prix d’ami. ». Je lui saisi la main et lui attrape son index que je tords de toutes mes forces. « Maintenant, espèce de petite merde, tu vas dégager de ce parking avant que je te casse ta petite gueule de con, okay ? ». Il est rouge, a du mal à respirer mais parvient à laisser échapper un « okay » qui monte dans les aigus. 
Il recule, les larmes aux yeux et me crie « Connard, c’est à cause des types comme toi que cette putain de planète tourne pas rond, va te faire foutre ». Il remet sa tête de poulet et se met à marcher en direction de la bijouterie. J’en viens à regretter que Pat ne soit pas là, il aurait vu que je peux me faire respecter quand il le faut. La porte de la bijouterie s’ouvre et Pat et Derek sortent en trombe, leurs fusils toujours braqué vers l’intérieur de la bijouterie. Le poulet qui se trouve dans leur dos reste immobile comme si ne pas bouger lui éviterait d’être vu. Lorsque Derek se retourne, il est saisi de voir ce grand volatile et il ne lui faut qu’une seconde pour lui tirer trois balle entre les deux yeux.

 
Je m’en tiens au plan, je prends les petites rues et je roule lentement, le hangar n’est pas si loin. J’entends le pot d’échappement qui crache, il faut que j’aille le faire entretenir. Derek ne sourit plus, il regarde ses pieds. Pat fixe la route, il a les yeux humides et sert un grand sac en cuir contre son estomac. « Ça ne s’est pas passé comme prévu ? » lui dis-je. Il se tourne lentement vers moi et en secouant sa tête, il me dit « Quoi ? ». « Je veux dire… est ce qu’il y avait moins que ce que tu espérais ou est ce que le compte est bon ? ». « Le compte est bon, David. Tu veux pas accélérer un petit peu, putain ? ». J’obéis et l’on passe devant une voiture de police qui est à l’arrêt, je croise le regard du policier qui est au volant. Je regarde dans le rétroviseur pour voir si il y a du mouvement, je suis prêt à accélérer au besoin, mais il ne se passe rien. Quelqu’un dit : « Je vais être malade ». Je ne réalise pas tout de suite mais c’est la voix de Derek, c’est la première fois que je l’entend parler.
Pat lui dit qu’il n’a qu’a vomir dans le camion. Je m’y oppose. « Non, non, je vais m’arrêter un peu plus loin, je connais un coin tranquille. ». Je vire à droite et je me dirige vers la déchetterie. Je m’arrête sur un chemin de terre près de la rivière. Je dis à Derek qu’il peut sortir mais je me rend compte que c’est trop tard. Il me regarde avec ses yeux humides, « Je suis désolé ». Je veux redémarrer mais j’entends quelque chose. « Vous entendez ça ? ». Ce sont des sirènes. « Okay, on va rester ici le temps que ça se calme et puis on ira au hangar ». Pat fait une sorte de crise d’angoisse, il respire bruyamment, la tête entre ses mains, « Je peux pas supporter ça, je veux pas entendre ça, les sirènes ça me rend dingue, mets de la musique ». Il allume la radio. « Le passé est révolu. Maintenant… est le seul instant qui existe. Vous êtes en sécurité. ». Il me regarde sans comprendre. « Il est vrai qu’enfant vous avez vécu des moments difficiles, où vous vous sentiez seul, non désiré ou non aimé, voire peut être abusé et rejeté, mais le passé n’a plus de pouvoir sur vous désormais. ». Pat se redresse dans son siège. « Mais putain qu’est ce que c’est que ce truc ? ». « Vous êtes une divine et magnifique expression de vie, vous êtes magnifique ». Pat se met à crier « Ta gueule » et il explose la radio avec son poing. La voix se met à dérailler avant de disparaître complètement. Pat se met à sangloter, son poing est en sang. Il se répète à lui même très bas : « putain, putain ». Les son des sirènes se fait de plus en plus fort. Il me regarde l’air de dire, comment est ce qu’on a pu se mettre dans une telle galère ? Je vois qu’il a du mal à déglutir et les larmes commencent à rouler sur ses joues. Il est perdu. Si quelqu’un peut nous sortir de là, c’est moi. Je fais demi tour et je place la camionnette au milieu de la route, si les flics rappliquent, je suis prêt à foncer dans le tas. J’attends, j’attends qu’ils soient dans ma ligne de mire. Pat se remet à respirer bruyamment. Sans quitter les yeux de l’horizon, je me met à chanter. « Please allow me to introduce myself/ I’m a man of wealth and taste… ». Je chante de plus en plus fort et ça marche. Pat et Derek me regardent comme si j’avais perdu la tête. « Please to meet you / Hope you guessed my name… ». Quand la chanson touche à sa fin, je reprend depuis le début et je suis le seul à voir pointer un point bleu et rouge vif à l’horizon.

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