Lundi après-midi
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Monsieur Craze avait pris le chien. Il n'avait pas réfléchi, la question “que se passerait-il si tu prenais ce chien avec toi ?” avait jailli dans son esprit et sa réponse, immédiate, découlait elle-même de cette envie électrisante, irrépressible et extatique, comme un jet d'étincelles dans le coeur, qui était montée en lui après se l'être posée. Personne ne l'avait vu, ça avait été très facile, beaucoup plus facile que s'il se l'était imaginé - car tout au long de sa balade il n'avait fait que penser à lui, à ses angoisses et à son avenir incertain, en aucun cas à ce pauvre chien qui avait disparu de son paysage aussi vite qu'il y était arrivé. D'un pincement de lèvres maladroit (siffler était très difficile pour Monsieur Craze), il avait d'abord tenté d'amadouer le chien, mais ce fut un geste de la main plus ferme qui le décida à le suivre et voilà qu'ils étaient partis ensemble, le chien sans vraiment lutter avait accepté d'emboîter le pas de Monsieur Craze, qui avait vécu ces premières foulées en sa compagnie comme un enchantement. Que l'animal le suive presque immédiatement lui donna un sentiment de puissance inégalé. Il sentit ses poumons se remplir de griserie et sa tête se brouiller. Il n'eut plus l'impression d'habiter son corps, au contraire il le survolait, guidé par l'adrénaline et accompagné par ce chien, bon Dieu ce chien qui le suivait comme s'il était sien. Au bout de quelques minutes d'une euphorie pénétrante, Monsieur Craze repensa au propriétaire du chien, jeta quelques regards furtifs derrière lui, tendit l'oreille un instant, puis, n'entendant rien, reprit son chemin avec son nouveau compagnon.
Il n'avait pas senti ce sentiment depuis des années. Quelle joie, que de perspectives, le monde était de nouveau une ascension pour Monsieur Craze. Avec ce chien, il se souvenait de l'état de son corps dans sa jeunesse et des sensations qu'il lui conférait. L'excitation et la joie étaient deux mêmes émotions localisées dans le thorax, la peur se manifestait à la pointe de son échine, les désirs de bousculade couraient dans ses bras. Quelles sensations ! Là, ce midi, dans l'air froid du zénith, Monsieur Craze sentait ses côtes vibrer et ses hanches, en marchant, animer le bas de son ventre. Il renouait avec un plaisir qui lui avait été longtemps interdit.
Monsieur Craze n'avait jamais eu un mot plus haut que l'autre envers quiconque - il était toujours ainsi. Enfant, il n'avait jamais enfreint les règles - ça, ça avait un peu changé. Il ne remettait pas en cause les ordres établis, son adrénaline prenait naissance autre part. Enfant, il avait vécu des émotions vertigineuses. Il avait développé une corporalité de ses ressentis, mimant et gesticulant de tous ses membres quand quelque chose le traversait, mais dans certaines conditions : jamais avec d'autres enfants, jamais en public, toujours chez lui, avec ses parents et particulièrement sa mère. Elle appelait ses comportements des “tocs de chat”. “Depuis qu'il est tout bébé, il réagit différemment : il renverse ses verres d'eau, pousse par terre les objets en bord de table, ou alors d'un coup, se jette partout en hurlant. Il a ses quarts d'heure de folie, comme les chats ! Mais... Les chats ont tous deux profils, c'est bien connu. Mon fils, c'est pareil. Lorsqu'il ne partage pas intensément tout ce qu'il vit, il se laisse aller, somnole... Il est presque plus actif dans son sommeil - il a récemment eu quelques épisodes de somnambulisme -, c'est dire !”, voilà comment la mère de Monsieur Craze le présentait aux médecins qui l'examinèrent à partir de ses 10 ans. Docteurs en pédopsychiatrie, orthophonistes, psychologues, tout un tas de spécialistes avait eu l'occasion d'ausculter Monsieur Craze et de lui imposer leur diagnostic : “Bipolarité précoce”. Ses parents avaient suivi leurs avis, ils achetaient les médicaments prescrits et avaient fait attention à ce que Monsieur Craze suive ses traitements jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge adulte.
Ces médicaments lui avaient fait beaucoup de bien. Pendant de longues années ils l'avaient aidé à se sentir mieux (c'est-à-dire constant, régulier, prévisible). Depuis quelques temps il se soignait sporadiquement, histoire de ne pas être en état de manque. Mais maintenant il en était persuadé, avec ce chien, il n'avait plus besoin de rien. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Peut-être parce qu'il n'était pas habitué à la présence d'un animal. Le seul qu'il avait côtoyé, et c'était plutôt de loin, était le chat de son grand-père, une bête sale et vilaine qui ne lui avait jamais inspiré confiance. Mais un chien ! C'est tout le contraire, un chien. C'est gentil et câlin, c'est pour quand on est dans le besoin, un chien.
Guilleret, prêt à siffloter s'il en avait été capable (allait-ce être un problème, en tant que propriétaire de chien, de ne pas savoir siffler ?), Monsieur Craze retraçait le chemin qu'il avait emprunté seul quelques heures plus tôt. En arrivant à la jonction qui menait soit à la départementale soit au champs du voisin, Monsieur Craze, encore sonné et rêveur de sa décision, prit d'emblée le chemin du champs. La forêt semblait plus belle de ce côté-là, les arbres un peu plus feuillus et les chemins moins tracés, ce qui donnait à Monsieur Craze et à son chien des airs d'explorateurs. Plusieurs fois il dut soulever des branches ou enjamber des troncs pour rejoindre la clairière de blés, sèche en cette saison. “Si le voisin m'aperçoit, il verra que j'ai un chien et il me laissera tranquille”, se dit-il en empruntant la voie tracée par le tracteur au milieu de la parcelle. Monsieur Craze était fier de lui, il parvenait à surmonter ses peurs en un rien de temps maintenant qu'il était accompagné. Voilà ce qui lui manquait depuis tout ce temps ! Un chien ! Pour parvenir à traverser des sentiers qu'il n'aurait jamais cru pouvoir franchir ! Il se sentait empli d'énergie, persuadé qu'enfin sa voix comptait, qu'il avait du poids, qu'il ne s'envolerait plus à chaque brin de vent. En rentrant, il irait rédiger des candidatures spontanées aux rédactions des journaux locaux pour parler de ses habiletés en bricolage, ou bien de sa curiosité pour, disons, tous les sujets qui touchent à la création manuelle, qu'il pourrait écrire une petite chronique à ce sujet, que ça pourrait être intéressant - Monsieur Craze pensait que tout le monde devrait savoir réparer ses objets. Lui ne s'était occupé que d'un placard parce qu'il ne sentait pas le besoin d'en faire plus chez lui, dans cette maison tout lui convenait en l'état, même si pour d'autres c'eut paru laid ou négligé. S'il le voulait, il pourrait faire lui-même tous les petits travaux dont sa maison avait besoin.
Arrivé à la résidence de Monsieur Craze, le chien, qui n'avait pas moufté jusque là, se stoppa net. Monsieur Craze eut beau l'encourager à entrer dans la maison, rien n'y fit : il souhaitait rester dehors. Monsieur Craze fut tracassé par la nouvelle mais ne se laissa pas abattre. C'était l'occasion de mettre ses talents à l'œuvre une nouvelle fois. Il passa deux heures à scier et clouer des planches de bois entre elles pour construire une niche à son chien, qui s'y coucha dès qu'elle fut installée. Rassuré, Monsieur Craze se fit un sandwich au fromage et à la dinde, prit une photo du chien dans sa niche (pour sa future chronique), s'assit dans le canapé et, épuisé et ravi, s'endormit devant la télévision.