Ma sœur

aporie

          Ma sœur m'avait toujours semblé, au mieux étrange, sinon carrément bizarre. Depuis toujours, elle m'avait eu l'air d'être… à côté. Longtemps, j'ai même cru qu'elle était tout simplement bête. Jeune enfant, elle pouvait passer des heures assise sans bouger, le regard fixé dans le vide, planté sur le mur blanc face à elle, assise dans son fauteuil. Plus tard et jusqu'à l'adolescence, elle passait ses journées, dans ce même fauteuil, à lire encore et encore, parfois les mêmes livre plusieurs fois de suite. Puis elle s'était mise, comme notre arrière-grand-mère avant elle, à broder et à tricoter, toujours assise dans ce même putain de fauteuil, son regard toujours ailleurs.

         Oui, à cause de tout ça, je l'ai longtemps cru idiote, incapable probablement de penser, le cerveau au mieux lent sinon carrément vide. Et, à ma décharge, le reste de notre famille semblait penser la même chose. Au début, tout le monde la regardait, cette gosse qui ne parlait pas, ne bougeait pas, et qui semblait même ne pas vouloir troubler en l'air en respirant trop fort. Puis tout le monde avait cessé de la regarder, cette enfant simplette avec qui on ne pouvait pas parler. Ça nous la rendait étrangère. Et puis parfois, sans qu'on sache jamais vraiment pourquoi, on faisait, on disait quelque chose, et ses colères surpassaient tout : l'enfant absente et silencieuse se mettait à crier et à pleurer, celle-là même qui ne bougeait pas pendant des heures se mettait soudainement à se frapper la poitrine en se berçant d'avant en arrière. Puis quand la crise retombait, elle replongeait, plus loin encore si c'était possible, dans sa catatonie. J'en avais conclu qu'en plus de la bêtise, elle était atteinte de folie. Et parce que notre famille arrivait sûrement à la même conclusion, tout un chacun s'efforçait désormais de ne plus la regarder.

         Et puis, en vieillissant, il m'a semblé comprendre qu'elle n'était pas forcément idiote ni folle. Elle était en faite, plus que probablement simplement triste. Triste à en crever, m'a-t-on même soufflé un jour. Et puis le temps défilant encore, ses heures passée seule à tricoter dans son fauteuil ayant rendu ses réalisations de plus en plus nombreuses, nous sommes devenus tous deux de jeunes adultes, et j'ai réalisé ce qu'elle était vraiment : pas idiote, pas folle, pas triste. Elle était malade. Une maladie si profondément enracinée en elle, si longtemps ignorée par tous ceux qu'il la connaissait qu'elle avait fini par en faire une part d'elle-même. La dépression. Pas de celle qui m'avait moi-même atteinte pas le passé quand au sortir de l'adolescence j'avais cherché ma voie. Non, de celle qui prend racine trop tôt dans l'enfance en se glissant dans la moindre brèche, la moindre blessure. Si je m'efforçais à la poésie, je serais tenté de décrire ma sœur comme une immense cassure de l'existence, dont la dépression serait comme des plantes grimpantes et envahissantes qui en comblerait tout l'espace.

         Je sais, intimement, qu'il est à jamais trop tard pour elle. Elle ne peut pas guérir, elle s'est construite comme ça. Réapprendre à vivre serait pour elle au mieux contre-productif, au pire effroyablement traumatisant. Alors, naïvement, j'ai cru que peut-être on la laisserait dans son fauteuil pour le restant de ses jours, son regard perdu dans le vague. Je savais bien au fond, que c'était impossible, que jamais notre mère n'accepterais une telle chose, qu'elle en viendrait probablement même à briser sa fille un peu plus encore. Je savais que nos grands-parents ne l'accepteraient pas plus, conscient de leur propre mort, prochaine, ce qui n'aurait en fait offert qu'un repris éphémère à leur petite-fille. Je le savais, mais je n'arrivais pas à la concevoir ailleurs. Je le savais, mais je n'avais pas imaginé qu'elle aussi, elle le savait.

         Aujourd'hui, nous sommes dans la maison de notre enfance, nous deux jeunes adultes censés être en train de construire notre avenir à l'université. En arrivant ici, elle s'est assise dans son fauteuil, un dossier papier posé sur les cuisses, pendant que nous autres discutions autour de la table. Puis quand les sujets se sont taris et que les voix se sont faites plus rares, elle s'est levée, lentement. Elle a toujours été lente, et si comme je l'ai dit, j'ai longtemps cru que son esprit était lui-même lent, je vois aujourd'hui à quel point la vie lui pèse lourd et ralentis chacun de ses gestes. Elle s'est levée donc, le dossier dans ses mains. Elle nous a rejoints à table, sûrement pour la première fois. On ne savait même pas où la faire s'asseoir. Puis toujours aussi lentement, elle a ouvert le dossier, posé une feuille en évidence au-dessus de la pile qui s'y trouvait, et levé son regard sur chacun d'entre nous.

« Je rentre au couvent la semaine prochaine. Je vous ai emmené le courrier de confirmation. »

         Je n'avais jamais remarqué qu'elle avait la voix grave. Les rares fois où on l'entendait en vérité, c'était pendant ses crises. Ainsi, calme, sa voix était même jolie, malgré l'incongruité de ce qu'elle nous disait.

         Quand tout le monde autour de la table sembla avoir réalisé ce qu'elle venait de dire, l'apocalypse parut se déchaîner dans la pièce. Notre mère arguait que c'était ridicule, qu'elle n'était même pas croyante et qu'elle n'était pas baptisé, et quand ma sœur admit l'avoir été trois ans plutôt en entrant à l'université, elle lui signifia combien elle allait gâcher sa vie. Nos grands-parents eux, d'une religion différente, pleuraient à l'idée de la voir marcher dans les pas du démon et la suppliaient de renoncer à son projet. Finalement, elle laissa la feuille au milieu de la table, referma son dossier et retourna dans son fauteuil, toujours aussi calme, toujours aussi lentement. Et alors que le chat retournait s'installer contre sa poitrine, nous avons tous pus voir, au centre de la fichue table de ce foutu salon dans cette maudite maison d'enfance, la fameuse lettre du couvent acceptant son entrée.

         Nous en étions là désormais. Notre mère, abasourdis en train de ranger la cuisine, nos grands-parents sortis prendre l'air dans le jardin, et ma sœur, dans son fauteuil, le chat contre son sein, le regard sur le mur, un léger sourire aux lèvres. Et alors, je compris à nouveau quelque chose : si je m'étais fait à l'idée qu'elle n'était pas tous simplement idiote, je n'avais pas imaginé l'idée qu'elle puisse pour autant être intelligente. Pourtant, aujourd'hui, elle venait me semble-t-il de le prouver. Peut-être avait-elle compris, depuis longtemps déjà, qu'elle ne pourrait jamais se fondre dans le monde, vivre le quotidien de tout un chacun et se lever chaque matin pour aller travailler, gagner de l'argent, se marier, avoir des enfants,… Mais qu'il y avait un endroit où on ne lui reprocherait pas ses silences, son calme, sa discrétion, ou on la laisserait penser en paix, seule et au calme, à broder et à se perdre dans son esprit. Peut-être y pensait-elle depuis des années déjà, et ainsi avait-elle, depuis bien longtemps, mis en place tout ce qui était nécessaire.

         Je ne sais même pas si elle croit en un dieu quelconque, si cette conversion, ce baptême et se voile qu'elle s'apprête à embrasser ne sont pas qu'un moyen dépourvu de foi d'arriver à ses fins. Et au final, je crois que ça n'a pas grande importance. Ma sœur s'apprête à devenir sœur, et au final, c'est tellement logique, tellement convenu que c'en est risible. Elle ne sera peut-être jamais heureuse, il est sûrement trop tard pour ça, mais au moins sera-t-elle en paix. Qu'importe, au final, les velléités de notre mère et de nos grands-parents.

      À mon tour maintenant j'imagine, de mettre méthodiquement en place les pièces me permettant de construire ma vie à venir.

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