Ma vie de stylo-plume en bakélite verte marbrée irisée

constanssina

Les objets se racontent...

J'en ai connu des matières !

A l'époque où j'écrivais en gothique, j'ai connu le velours de l'étui où j'attendais dans le noir feutré d'une librairie-papèterie,  écoutant de joyeux visiteurs lire des extraits d'Hölderlin ou de Goethe.

Puis ce fut le marbre blanc et le laiton lustré de la caisse du restaurant, où j'ai été posé chaque matin, pendant sept ans, alternant chaque nuit avec le satin de la poche du caissier ou je replongeais chaque soir et qui, rentrant chez lui, chantonnait en Yiddish.

Puis plus rien pendant cinq ans : immobilité totale.

Jusqu'au jour où des rafales de mitrailleuse m'ont réveillé et une main m'a retrouvé. J'ai alors revu le jour pour replonger dans une poche de toile dure, rêche et qui sentait fort le plomb et la sueur. A côté d'un paquet de chewing-gum, j'entendais siffler des airs de jazz en écrivant des cartes postales depuis les plages normandes jusqu'en Provence, en passant par Paris, l'Italie, et Berlin.

Ce tourisme agité s'est arrêté net le jour où un grand bruit m'a propulsé au fond d'une rivière.

Pendant quelques saisons, j'ai reposé au milieu des poissons et des algues en équilibre sur une grosse pierre.

Et à nouveau, une main m'a saisi, celle d'un enfant, tout content, qui m'a brandit comme un trophée et qui tout joyeux cria à ses parent qui pique niquaient sur la berge : "Smatriet ! Ya nachel sakrovishche !" *

L'enfant me nettoya, me remplit d'encre et j'appris à écrire en cyrillique. J'accompagnais alors celui qui devint un jeune homme studieux puis un employé modèle tout au long de son parcours lové bien au chaud de son manteau de laine feutrée.

Puis arrivèrent les jours où la poche de mon fidèle ami ne me protégea plus et sous un froid terrible mon encre gela. Je survécu coincé entre une paillasse et un montant de lit puant l'huile de moteur. Chaque soir, il me soufflait son halène épuisée pour écrire sur des bouts de papier d'emballage chiffonnés qu'il reliait avec du fil de fer. Au bout de quelques mois, je fus rangé avec le petit carnet d'infortune dans un interstice entre un mur et une fenêtre. Et j'attendis là de longues années.

Aujourd'hui, me voici, à nouveau rutilant comme à mes débuts, posé sur une feutrine douce, réchauffé par des projecteurs dorés. On vient m'observer comme un échantillon de l'histoire et sur l'étiquette qui me présente est écrit : « Si ce stylo pouvait écrire tout ce qu'il a vécu, cela ferait un beau scénario hollywoodien. »


* "Regardez ! J'ai trouvé un trésor !"



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