Magie au clair de lune
kkarine
Berlin, 1928. Wei Ling Soo se produit ce soir au Berliner Theater. Son numéro le plus époustouflant consiste à faire disparaître sur scène un éléphant. Oui, vous avez bien lu, un éléphant : Wei Ling Soo, magicien chinois, habillé en tenue traditionnelle, fait monter par ses deux assistantes, également typiquement asiatiques, quatre cloisons autour d'un énorme pachyderme. Quand il ouvre le panneau face au public, miracle, l'éléphant s'est é-va-po-ré. Le public applaudit à tout rompre. C'est un triomphe. Un autre numéro spectaculaire, peut-être plus classique mais non moins bluffant, consiste à couper en deux une femme enfermée dans une boîte. Enfin, Wei Ling Soo lui-même se fait enfermer dans un sarcophage debout et revient dans un fauteuil tourné dos au public et Wei Ling Soo, le faisant pivoter, réapparaît comme par magie, face à son audience. La liesse est incroyable.
Le spectacle terminé, Wei Ling Soo arrive dans les coulisses. Il est furieux. Rien n'est jamais assez parfait pour lui. Il s'en prend d'abord au chef d'orchestre :
- C'est inconcevable, ce maestro est-il un bougre d'âne ! Nous avons répété les tempos six fois, c'est adagio, adagio, adagio. Nous ne sommes pas au champ de courses voyons...
Le chef d'orchestre s'excuse confusément.
-A quoi bon s'excuser, rectifiez le tir ! A quoi bon exprimer des regrets quand la poésie du moment est perdue.
Puis, se tournant vers ses assistantes :
-Et vous, vous devez toquer quand vous êtes à l'abri dans le coffre. Comment puis-je savoir que vous êtes prête ?
-Mais, je ne pouvais plus respirer... protesta faiblement la jeune femme.
-Respirer ne rentre pas dans vos attributions !
-Oh, mais c'était sa première fois, Monsieur Crawford, intervint la deuxième assistante.
-Nous avons répété ce numéro tout l'après-midi, continua Wei Ling Soo. Nom de Dieu, comment puis-je savoir quand introduire les lames ? J'aurais pu finir par vous tuer et en plus couvrir ma tenue de sang !
Après être passé devant une famille qui l'attendait en vain, Wei Ling Soo arriva devant un spectateur qui tenta de s'approcher de la star.
-Un autographe s'il vous plaît.
-Les autographes sont bons pour les déficients mentaux !
-Je veux la preuve que je vous ai rencontré.
- Si ça ne vous dérange pas, j'aime autant que cette preuve n'existe pas. Imaginez qu'on vous coffre pour meurtre !
Arrivé dans sa loge (Ankleideraum en allemand), Wei Ling Soo commença par défaire sa perruque. A ce moment-là, son vieil ami Howard entra.
-Stanley ! -Burkan ! Comment vas-tu Howard ?
Le sourire était revenu sur son visage en voyant le petit homme à lunettes et au front dégarni, fort élégant dans son smoking.
-Félicitations ! Tu es toujours le meilleur au monde.
-Et ce malgré le ramassis de cro-magnons que j'ai sur les bras !
-Tu n'as pas changé, tu sais, tu restes perfectionniste, génial, arrogant et doté de tous les charmes d'une épidémie de typhus !
-Est-ce ma faute si je suis entouré d'une bande d'assassins ? Stanley / Wei Ling Soo n'était pas du tout du genre à exagérer...
-Il n'en reste pas moins que tu nous a captivés de bout en bout, et ce dernier coup de théâtre, ce passage du sarcophage dans le fauteuil vide quand tu le fais pivoter. Franchement, moi aussi j'ai un tour de passe-passe dans mon spectacle où je fais réapparaître ma jolie assistante à l'autre extrémité de la scène dans une malle de voyage, mais ça n'est rien du tout comparé à ce que tu fais.
-Oui, ce coup de théâtre est de mon invention et si tu es bien sage, je t'en apprendrais les ficelles à l'occasion. En vérité, c'est assez simple, ça peut se faire n'importe où.
Stanley / Wei Ling Soo, désormais en peignoir mais toujours maquillé à la chinoise, passa à un autre sujet :
-Je suis si content de te revoir, ça fait combien de temps ?
-Au moins un an, je dirais, répondit Howard. la tournée se déroule bien ?
-Oui, elle se déroule fort bien, dit Stanley, et elle s'achève cette semaine. Munich a bien marché, Barcelone a été folle de moi et devine qui est venu voir mon spectacle à Zurich : Enid Paxton !
-Enid Paxton ?
Howard ne voyait pas de qui il s'agissait, Stanley l'éclaira :
-Toute fluette en classe de quatrième, elle nous a servi d'assistante quand on a décidé de devenir magiciens. Tu l'avais sciée en deux, je l'avais décapitée.
Howard se souvient :
-Oui, elle était toujours partante. Et comment se porte-t-elle ?
-Oh, à merveille, les cicatrices sont à peine visibles car maintenant elle est plus grasse que mon éléphant !
Décidément Stanley était plus que corrosif en cette soirée. Howard en était bien étonné :
-La petite Enid, toute bouclée et si jolie ?
-Ah, mais le poids des ans peut-être impitoyable. La vie est cruelle, bestiale et fugace, comme disait l'autre, ne serait-ce pas Thomas Hobbs ? Oui, c'est Thomas Hobbs -je me serais fort bien entendu avec Hobbs- dit Stanley comme s'il se parlait à lui-même.
-Si nous allions prendre un verre ? proposa Howard.
-Excellente initiative, nous nous raconterons tout.
-Stanley, j'ai besoin de tes lumières. Se confia Howard.
-Ah, ah, le mystère s'épaissit. Je te paie un scotch. Tout cela n'était pas pour déplaire à Stanley.