Mai fait ou défait

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Mai fait ou défait                                                                           

Vicomte de la Mirandole, je te revois au crépuscule d’un jour de mai recevoir en ta vaste demeure aux abords de Clairvaux ces affluences d’importants grouillant comme une fourmilière, semblable société sauf qu’eux n’ont aucun but, sinon de tenir en bâillant d’innombrables parties de dés, de cartes, de bons mots ou de colin-maillard, traînant ulcères et varices enrobés dans la soie, poudre sur la vérole.

Tu avais alors décidé de bousculer un peu ce monde réglé par l’équilibre des fortunes  et des antécédents, et de faire croitre ta valeur, en conviant ces malodorants si couramment identifiés aux éléments de leur blason à une grande mascarade.

Tu considères avec délice le fastueux aboutissement de dispendieux préparatifs. Peintres et jardiniers ont conçu un olympe champêtre pour plaisirs éphémères. Depuis les portes de la ville un ballet continu de voiture s’étire vers l’allée principale. Des groupes de bourgeois et quelques paysans saluent au passage du cortège en se poussant du coude. On est venu de toute la région. Des cochers secondés par des valets de pied déposent au bas de l’escalier des grappes joyeuses d’arlequins, de mikados, des colombines tenant de minuscules chiens portant rubans ouatinés et chapeaux, des petits messieurs déguisés en sultans, des courtisanes coiffées de barques, de nids d’oiseaux, des spectres à faces blanches couverts de noirs tricornes, chacun se pâmant d’aise, riant sous l’accessoire, dissimulé derrière le masque de rigueur. Toi, tu as pour costume casque brillant de mirmillon et uniforme de janissaire. Tu brandis filet et trident comme un sceptre, tel un Poséidon blindé.

Sur le seuil, tes majordomes accueillent les convives adaptant l’angle de leur génuflexion et la déférence de leurs flagorneries au prestige de l’hôte. Habitués à décider de l’ordre des bristols tendus aux aboyeurs, ces précieux diplomates règlent les circulations dans le respect de l’étiquette.

Vicomte Henri, le persévérant, tu as su jouer de toutes tes influences afin d’obtenir la venue d’un hôte de prestige, entre tous adulé, presque une tête couronnée : Son Altesse le Comte d’Artois. Ton crédit est dans la balance. Nombreux avaient parié qu’un fils de France n’aurait jamais poussé si loin dans la Champagne.

Mais il est finalement arrivé. Toute l’assemblée bruisse de ses nouvelles, impatiente de croiser un si noble invité. Quel symbole ! Ces ambitieux recuits dans le sucre des sourires de façade, flatteurs complices gonflés par les calculs, conglomérat agonisant dans la bile d’une fin de province, se pendaient depuis des semaines à ta cloche, implorants ou charmeurs.

Leur espoir : plaider leur cause ou celle d’un parent, obtenir des lettres s’ils pensent en manquer, gagner sur le champ d’un voisin un droit de servitude, marionnettes d’un opéra de simulacre, silhouettes de vautours attirés par l’odeur du puissant, prêts pour cela à attendre dans ton couloir glacé dans l’espoir d’une audience, se réveillant matin la perruque à la main, doublés par des fâcheux plus mâtinés encore dans la file des impétrants.

Car chacun sait, Vicomte, qu’à Versailles on commence à te voir, à l’assemblée, en séance, aux cabinets, lors des questions publiques, parfois même au petit souper. Tu connais le gratin mais t’es fixé comme règle d’être avec tous égal et prévenant. Tu filtres confidences et indiscrétions, instruit des secrets de chacun par des intermédiaires diversement intentionnées, tous croyant pouvoir compter sur ton intercession sous l’épais velours de silence. Tu portes ce soir de grands espoirs sur cette mer bariolée qui danse dans ses petits souliers.

Enfin, félicitée, voici que le voici traversant le salon. Portant en bandoulière le grand cordon de l’Ordre, un soleil d’améthyste en sautoir, le frère du Roi s’avance à ta rencontre, il s’arrête, toise sa compagnie, se mouche dans ses doigts et s’essuie sur sa manche, dissimulé sous un cornet de plume rehaussé de rubis, suivi par un aréopage bruissant d’acquiescement, cercle d’adorateurs réchauffé au soleil de sa magnificence, chacun veillant à ne pas dépasser d’un cheveu la royale caboche montée sur chausses compensées.

On te fait signe d’approcher. La ronde des disciples s’écarte pour te donner accès. On te glisse à l’oreille que sa Majesté souhaite en privé s’entretenir avec ton auguste personne. Un chambellan d’une voix contrefaite t’instruit un instant des usages. L’honneur est si immense. C’est en tremblant que tu pénètres seul à la suite de l’Incarnation dans le petit salon de Vénus réservé. Des laquais tirent les portes et invitent l’assemblée à prendre ses distances. Tout le ban attroupé, cou tendu, entrevoit le Négus, superbe volatile, t’inviter à t’asseoir, implorant gladiateur.

De longues minutes s’écoulent. À l’extérieur, tout n’est que chuchotement. Ah ! Si ta défunte épouse avait pu partager la gloire de cet instant. Chacun tente en lui-même de deviner quels mots sont échangés, quels ordres fusent derrière ces portes closes, et qui s’ouvrent enfin. On fait reprendre la musique. En pâmoison, le geste ample, tu souhaites à tous la bienvenue, et symboliquement remet la clé des lieux au Souverain familier tout en le proclamant maitre des réjouissances, puis tu t’effaces, donnes des ordres confidentiels à des laquais qui dansent la chaconne, rougissant du bonheur de servir sous le regard d’une si haute sphère, se retirant à petits pas en battant l’air embaumé de sylphides vapeurs avec leurs manches de taffetas.

Autour du Monarque s’organise un ballet. On déclare que la table est ouverte. Sur le grand tableau du salon, tu caracoles sur un cheval d’assaut à l’allure agricole, aux yeux exorbités, arborant un sourire étrange au milieu d’un essaim d’angelots grassouillets armés de petits arcs ridicules. Tu arbores le nez des Albigeois et malheureusement le menton des Habsbourg. Tu gagnes à être déguisé.

Tout au long du banquet défilent des mets raffinés apportés des cuisines du sous-sol au salon ouvert sur la terrasse. Les serveurs fébriles croisent dans les escaliers des valets affairés portant des seaux de pisse où flottent des étrons. Des odeurs de graisses cuites se mêlent aux épices. Des noms de plats alambiqués sont annoncés, tandis qu’ils défilent comme dans un paddock. Pour épater la galerie on a reconstitué des scènes du gibier et d’îles exotiques avec des sucres ou des pâtés en croûte.

De sa voix indolente assourdie par le cornet du masque, son Altesse se mêle à la conversation, cachant des hameçons au bout de longues phrases, laissant aux auditeurs le choix des derniers mots. A la table s’animent les figures feintes à la lueur des bougies. Comment s’appelait-t-il donc ce prélat en costume de samouraï qui dispense les courtoisies comme on accorde des indulgences, rougissant d’avoir été pris la main dans la boîte à beignets, que l’on doit surveiller de peur qu’il ne dissimule derrière sa cuirasse les couverts de vermeil. Et ce baron livide n’osant rien avaler par crainte des poisons, issus de trois générations d’assassinés, sortant de table avec des crampes d’estomac, qu’on croirait dans le frac d’un poisson desséché. Et puis ces marquisettes flamboyantes au bras de maris terrifiés par un tel étalage de beauté. Ces mondains portant beau mais sentant la poussière, tout ce monde de pieux gloutons adore les fêtes galantes pour l’occasion qu’elles offrent d’abus de superflu, d’étalage indécent de nourritures et de boissons. Ils ont leurs habitudes, alors qu’à cette heure le pays souffre de la faim et répond aux appels de la révolution. Le royaume est en ces temps désargenté, ruiné par ses campagnes d’Amérique (mais a-t-on jamais connu de royaume n’ayant grande inquiétude du vide de ses coffres ?) Le travail diplomatique, auquel secrètement tu te destines est de la plus haute importance, non que le Roi ait pris goût à la paix, mais la finance et les créanciers ne lui permettent pas d’autre priorité. La France, mal remise de ses accès de peste, n’a plus les moyens de saigner à nouveau ses campagnes. Les nobliaux rassemblés à ta table évoquent la ferveur d’ancêtres combattants passés de mode, qui les auraient tous renversé d’un revers de la main.

Il se fait tard, quelques esprits s’échauffent quand d’autres s’évanouissent. On a remonté les horloges. Un escadron de serviteurs porte le vin dans des aiguières, sur leur bras de longues serviettes, faisant circuler dans les rangs les plateaux de victuailles, les bassines et les crachoirs. Son Altesse baille, portant distraitement quelques fourchettes à son cornet. Hélas, revoici ce redoutable ennui qu’un peu d’inattendu avait chassé et que l’on doit à nouveau combattre à coups de médisances et de rumeurs. On se plaint. Qu’aux dernières saturnales déjà on avait eu soupe de bisque et coquillages et que c’est un peu fort aller vers la banalité. Que la brume a mouillé les poudres du Bengale. En somme un peu de tout. On tente l’escalade. Tout ce monde bavard essaye de noyer sa mélancolie dans le fiel, en se faisant donner du votre grâce et du ma chère. Principautés, duchés, baronnies, marquisats, fléaux sortis du Moyen Âge qui ne sont plus d’aucune utilité, élevés dans la médiocrité du luxe, se bâfrent à grands bruits de bouche. Certains vont même pour se faire valoir jusqu’à marcher sur tes brisées. Ils glissent à l’oreille de l’Excellence des vilénies à ton sujet, comme quoi tu aurais marchandé l’attribution de charges qui à tel auraient été destinées, crapauds chuchotant que dans l’étalage lumineux de tes bontés il ne faudrait voir qu’ambition veule de faire une ombre, que tu te vois Ministre mais qu’à défaut tu en adoptes la conduite. Bref, des bouquets de gentillesses portés par des reconnaissants.

Arrivent les desserts. A ce moment un médisant se lève pour se faire entendre te dire un compliment de sa composition. Parmi les costumes on cherche du regard l’aimable mirmillon. On s’étonne, t’appelle, on te fait demander. Nul écho. On s’inquiète, du moins en apparence, d’avoir perdu son hôte. Alors un pharaon propose à l’assemblée qu’on parte à ta recherche. Une belle unanimité se fait parmi les estomacs satisfaits, amusés d’une nouvelle distraction, et de pouvoir se détendre les jambes. Son Altesse semble à contrecœur se laisser convaincre de partir lui aussi au jeu de la battue.

On distribue des torches. Des laquais photophores courent à la suite de la joyeuse farandole. La galopade de souliers, de rires et de glissades s’enfonce dans la pénombre. Le parc est envahi d’un ballet de lucioles. Les musiciens suivent le mouvement une chaise à la main, dans l’autre l’instrument. Au détour d’une allée, des enfants profitant de la confusion, jettent à de jeunes filles des œufs pleins d’eau de rose, et parfois de choses moins plaisantes. On chante des chansons grivoises sur des airs de gaillardes et des branles. Une récompense est promise à celui qui te débusquera.

C’est bientôt dans l’obscurité d’un labyrinthe de lauriers qu’un groupe de petits marquis éméchés déguisés en monstres marins perçoit de petits cris étouffés et s’approche. Ils surprennent le mirmillon en train de s’accoupler vaillamment avec une soubrette.Te voilà pris parmi les rires et les lazzis. On jette sur toi et la servante rouge de confusion le filet du rétiaire. On t’emporte au château malgré tes vaines protestations. Autour du couple capturé se presse une assemblée hilare. S’avance un faux abbé la bouteille à la main qui décrète qu’un nouveau roi de carnaval ayant choisi sa reine, il faut les marier. Contre ton gré on te saisit. On te démasque pour une embrassade et là, stupeur :Sous le casque apparaît l’auguste tête ébouriffée du Comte d’Artois, dans l’énorme colère de ce qu’il a subi. On emmène la coupable ribaude pressant sur son sein sa chemise dans un silence terrifié. Quelle méprise. Voilà qu’on a moqué l’intouchable Monarque. Chacun baisse les yeux, s’écarte du danger. Un geste, un mot, un seul, peut briser un destin. Passe l’ombre de l’échafaud, souffle glacé de l’infortune. On entend encore un instant des rires oublieux s’étouffer face au drame qu’ils devinent à ces mentons tremblants et ces regards chassieux.

On t’avertit. Blême, cherchant l’air, tu veux te jeter à ses pieds. Tu cours vers le lieu du désastre. Mais déjà il est parti, promettant à l’encan une juste et divine vengeance. Les regards armés se retournent vers toi. Il flotte une odeur de soufre. Tu veux t’expliquer. Dire que tu n’as fais que répondre aux caprices du Comte qui pour une fois, profitant de l’anonymat, voulait goûter un temps la liberté de s’amuser sans être au centre des attentions. Tu bredouilles en pleurant de confuses excuses.Ceux qui tout à l’heure à table faisaient à ton propos assaut de compliments t’accusent d’un piège visant à leur disgrâce. Que n’as-tu arrêté ce jeu fatal lorsqu’il en était encore temps ? Le rôle du puissant t’aurait-il tourné l’esprit au point que tu fus incapable de mettre galamment un terme à la méprise ?On peste contre ta coupable hésitation, on t’invective, on t’injurie. Les petits marquis et l’abbé dégrisés sont prêts à en venir aux mains, et il s’en faut de peu qu’ils ne te bastonnent. Tu en réchappes grâce à la fidélité des dogues. Les plus aimables prennent congé en fronçant le sourcil, appelant Dieu à la miséricorde, tout en se protégeant de la boue du scandale. Voilà comment le siècle d’un jour de bonheur finit au bord d’une falaise.

Pourquoi t’être livré à cette tromperie ? Que pouvais-tu faire d’autre ? Il est vrai, les ordres d’un frère du Roi ne sont pas discutables, mais au moment où bascule la farce, ta peur de déplaire t’auras paralysé, et face à plus puissant que toi, tu te seras conduit comme un simple valet n’ayant aucun empire sur sa propre personne.

Dans le costume d’oiseau que tu as échangé, tu vois partir en hâte tes derniers invités qui hèlent leur carrosse. Le ridicule de leur conduite résonne dans le sillage de leur course. Te voilà seul au milieu d’un grand renversement, la cire des flambeaux éclairant le désordre. Déjà, à grandes eaux on lave les parquets et la pluie commence à tomber.

Plus tard tu apprendras, que plein de louables intentions, des courriers partis de toute la province présentent au Comte d’Artois des excuses pour ta conduite inqualifiable, soulignant ton indécision, lisant dans l’épisode ta grande incapacité à conduire les hommes et leurs affaires pour le bien du royaume et la juridiction de la Champagne.

Déchu de toutes tes charges quelques semaines seulement après ce grotesque incident, tu tentes une conciliation. Il t’est signifié que le bannissement de la cour restera sans appel. Te voilà hors du jeu, revenu comme au point de départ. Celui qui n’est utile, ni ne nuit à personne. Comme une transparence, insignifiant destin.

Après le Carnaval a sonné l’heure du carême. Le gueux, visage barbouillé de cendres a pris la place du puissant. On ramasse les masques que l’on jette au bûcher, les lumières s’éteignent, le maigre remplace la bombance et le faste des réjouissances. Les portes se sont refermées. Elles laissent une trace parmi les feuilles entassées par le vent dans ta demeure désertée. Désormais chaque nuit, ne trouvant le sommeil, tu tournes, un flambeau à la main, éclairant tour à tour les fenêtres, ne donnant plus à voir que l’ombre des remords.

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