« Maintien de l’ordre » en Algérie
Jean Marc Kerviche
Par Serge Grynbaum
Je fus incorporé dans une caserne du côté de la place de la Concorde… peut-être était-ce l'ancien hôtel de la Marine. J'ai du mal à définir l'endroit.
On nous distribua une orange, un sandwich au saucisson et des gâteaux secs, puis on nous embarqua dans des camions GMC pour faire le tour de Paris jusqu'à la gare de Bercy. Je me souviens avoir vomi le sandwich.
Les soldats qui nous encadraient nous traitaient de « bande de communistes ».
Pourquoi ? Je l'ignore encore.
On nous fit ensuite monter dans un train qui roula toute la nuit jusqu'à Marseille… puis arrivés à Marseille on nous embarqua aussitôt sur le « Sidi Bel Abbes » à destination d'Oran. On nous avait logés dans la cale sur des chaises longues pour la durée de la traversée… mais l'atmosphère étant étouffante, je sortais sur le pont pour respirer…
Arrivés à Oran, on nous embarqua à nouveau dans des camions GMC, et pendant le trajet nous admirions un nouveau paysage avec le fort Santa Cruz qui domine le port… seulement on passait sur la route devant des gosses qui se passaient le doigt sur leur cou pour mimer un égorgement… Comme accueil et manifestation de bienvenue, il y a mieux.
Nous fûmes sélectionnés sur place. En ce qui me concerne je fus affecté dans une compagnie près de Relizane, plus précisément au 21ème Régiment de Tirailleurs Algériens dans une localité dénommée Jean Mermoz, aujourd'hui Bou Henni.
Des tentes avaient été dressées sur la place de l'église pour nous recevoir. Et notre instruction militaire a commencé le lendemain avec la marche au pas, les gardes-à-vous-repos, avec le MAS 36 à l'épaule, le salut au drapeau, le tout suivi de marches de plusieurs kilomètres avec tout le barda. Nous nous exercions au tir dans les collines environnantes avec 5 cartouches chacun. Des marches éreintantes de 25 à 30 km jusqu'au golfe d'Arzew… on avait des ampoules et les pieds en sang, et au bout de quatre mois d'exercices journaliersavec marche-fourragère, on m'a finalement affecté à Beni Ounis du côté de Colomb-Béchar, à deux kilomètres à peine de la frontière marocaine, avec de l'autre côté Figuig. J'y suis resté dix-neuf mois à crapahuter dans les montagnes, à encercler des douars, à se faire surprendre par des embuscades, à tirer sur tout ce qui bouge avec la crainte au ventre d'être soi-même pris pour cible, ce qui est arrivé plus d'une fois même par les nôtres…
Certains d'entre-nous en avaient marre, ils ne pensaient qu'à déserter, passer la frontière et s'évanouir à l'étranger… Dire que la plupart de mes camarades avaient vécu comme moi les affres de l'occupation allemande quand ils étaient gosses, et nous, qu'est-ce qu'on était en train de faire si ça n'était pas l'occupation d'un autre pays quand on y réfléchit bien.
Oui, on ne comprenait pas ce qu'on faisait… d'autant plus qu'on se conduisait comme se conduisaient les Allemands dont on avait eu à souffrir à une autre époque.
Une aberration totale… combien de mes camarades sont devenus fous à leur retour en France après avoir assister à des exactions qu'il m'est extrêmement difficile de relater et de détailler ici, et ce, d'un côté comme de l'autre... des horreurs insoutenables… et ces souvenirs m'assaillent encore aujourd'hui quand j'y pense. Oui, on se reproche tout le temps les actes qu'on a commis, mais aussi ceux auxquels on s'est abstenu de participer pour des raisons qu'on a du mal à cerner.
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi sont des questions qui me taraudent tous les jours.
Puis j'ai eu la chance, si l'on peut définir cet épisode de chance, que tout se soit arrêté ce jour où le camion qui nous transportait a sauté sur une mine. J'ai été touché à la colonne vertébrale… et soudain tout s'est arrêté.
De l'infirmerie, où l'on m'a transporté ensuite et sur les cent vingt-cinq kilomètres vers Oran dans des conditions particulièrement douloureuses suivi d'un rapatriement par bateau, puis train couchette, on m'a dirigé vers Paris jusqu'à l'hôpital Bichat où l'on m'a soigné… je devrais plutôt dire « réparé ».
Eh oui, tout ça c'est du passé même si j'en garde encore des traces indélébiles et souvent douloureuses, avant j'avais ma famille, mon travail, des occupations permanentes et des soucis quotidiens, mon temps était mobilisé de façon ininterrompue, des journées entières qui m'absorbaient l'esprit et qui m'empêchaient d'y penser, alors qu'aujourd'hui je suis seul dans ma chambre à me remémorer ce qu'on m'a obligé à faire, et ce que je me suis de moi-même abstenu de faire malgré les risques encourus…
Je ne suis jamais retourné en Algérie bien qu'on me l'ait souvent proposé, alors que je me suis rendu à plusieurs reprises et sans aucune appréhension en Tunisie et au Maroc…
Je n'ai jamais cherché à savoir pourquoi…