Malédiction

fairyclo

Concours Jetez l'Encre : http://jetez.l.encre.xoo.it/index.php Défi n°19 : + Thème : Vers les rivages" + Contrainte : Une narration à la première personne du singulier (je), de l'indicatif.

J'avance lentement. Centimètre par centimètre jusqu'à ce que mes orteils s'accrochent à l'extrémité de la planche, comme les serres d'un rapace sur sa branche. Je sens qu'elle se courbe légèrement sous mon poids et je prie pour qu'elle résiste et ne cède pas avant le grand saut. J'en avais envoyé plus d'un par le fond avec cette planche. Certains avec un boulet de canon dans les bras, d'autres les yeux bandés et même des démembrés durant mes heures les plus sombres. Jamais je n'avais imaginé me retrouver à marcher sur les traces de mes victimes. Je me retourne pour voir ceux avec qui j'avais fait le tour du monde, vidé des litres de rhum, partagé – plus ou moins équitablement - des trésors et qui sont aujourd'hui mes tortionnaires.

« C'est la malédiction, on n'a pas le choix ! » me dit Everett, mon second, leur nouveau leader.
Il pointe vers moi une lame tremblante couverte du sang de ceux qui avaient voulu me défendre durant la bataille. Et malgré le déshonneur, je ne puis me résoudre à lui en vouloir. Nous sommes des pirates, l'honneur n'a que peu de valeur pour nous. Seul compte le nombre de canons qui percent la coque de notre navire et le contenu de nos cales.

De toute évidence, j'avais oublié tout ce qui était croyances, présages et malédictions. Ce genre de foutaises que l'on sert généralement pour gagner du temps, donner de l'espoir ou au contraire, faire passer l'échec d'une expédition pour de la mauvaise fortune. La dernière en date me vaut cette place de choix. Je serre les dents et ne désespère pas. Je garde la tête haute et ne me laisse pas envahir par le doute.

Alors je regarde au loin l'île qui accueillera mon exil. Les rivages ne me paraissent pas si hostiles, bien au contraire. Le sable a l'air doux et chaud et en tendant l'oreille, je soupçonne même l'existence d'une source pouvant étancher ma soif. Je reste serein malgré les cordes qui m'enlacent. Il faut le reconnaître, Everett me laisse une chance de vivre. Il aurait pu m'attacher au cabestan et me laisser rôtir pendant des jours, m'affamer, me fouetter avec un chat à neuf queues comme on l'avait fait si souvent tous les deux, lorsque nous étions encore côte à côte sur le pont supérieur. Mais au lieu de ça, il me jette par-dessus bord à quelques nautiques d'un jardin d'Eden. La corde n'est qu'un artifice bon pour rassurer les matelots ignares qui ne sont là que pour le spectacle.

Je ne cherche même pas à les en dissuader. Quel capitaine serais-je si je commençais à supplier mon second de me laisser la vie sauve, de me garder dans l'équipage ? Je n'ai pas d'honneur, mais une fierté qu'il m'est impossible de renier. Et puis elle me plait cette île. J'ai envie de l'explorer.

« Tu la reconnais ? » me demande subitement Everett sur un ton que je trouve particulièrement narquois. Je ravale immédiatement le sourire qui s'était dessiné sur mes lèvres et scrute les rivages avec attention. Je ne la reconnais pas non. Je ne veux pas la reconnaître. Pourtant mon cœur s'emballe, j'ai du mal à respirer et les rires de mes anciens compagnons me donnent des sueurs froides. Inconsciemment, je rebrousse chemin sur ma planche jusqu'à ce que je sente la pointe d'une lame entre mes omoplates.

Ils ne peuvent pas me faire ça. Pas cette île. Mon esprit se réveille et je reconnais tout. Cette falaise creusée par les vagues, cette forêt sombre, écrin de tous mes malheurs. Je sens l'odeur de la terre, j'entends les cris de ses habitants, le goût du sang… de la lâcheté.
« Ne me fais pas ça Everett ! Tranche-moi la tête, enchaine-moi à la proue, laisse-moi mourir avec honneur ! » hurle-je délesté de mon courage.

« Les pirates n'ont pas d'honneur ! » me crache-t-il à la figure en tranchant la corde qui retenait la planche pour la faire basculer.

Je pénètre dans l'eau cristalline et je me laisse lentement couler. Je lutte avec mon propre corps pour qu'il me laisse me noyer en paix. Je veux avaler cette eau salée, je veux chasser l'air de mes poumons mais le sort s'acharne et voilà que je me mets à flotter comme un bouchon, le visage à l'air libre. Je me contorsionne, je cherche à m'enivrer mais il n'y a rien à faire, je survis.
Mon navire est contre moi lui aussi. Alors qu'il s'éloigne avec un nouveau capitaine à son bord, ses remous me poussent lentement vers ces rivages maudits qui hantent mes nuits. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, à la dérive, mais assez pour sentir le sel ronger ma peau comme de l'acide sous le soleil brûlant. Il y a de magie noire là-dessous. Je ne peux pas simplement flotter comme les débris d'un bateau et pourtant… je ne parviens même pas à être étonné. Pas plus lorsque je sens deux mains m'agripper et me tirer en arrière. Je ne vois pas le visage de mon « sauveteur » à cause du soleil qui faisait comme une auréole autour de sa tête mais son rire rauque ravive des souvenirs enterrés. Il me libère de mes liens et se laisse lourdement tomber à mes côtés.

Je prends soin de ne pas le regarder, je veux encore profiter de mes dernières minutes à vivre en tant qu'homme libre. Mais son silence à lui résonne comme une torture à mes oreilles et je finis par craquer. Je me tourne vers lui et malgré les années, je n'ai aucun mal à le reconnaître. Il était celui que j'avais mis là dix ans plus tôt, celui que j'avais lâchement abandonné pour sauver ma peau. Il était mon déshonneur. Il était mon frère.

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