Mamelle cuite
My Martin
Barbara 1962
Dis, quand reviendras-tu ?
Dis, au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe,
Ne se rattrape guère,
Que tout le temps perdu,
Ne se rattrape plus.
...
Ton image me hante, je te parle tout bas,
Et j'ai le mal d'amour, et j'ai le mal de toi.
...
*
G a deux gros chiens, la chienne Chandra et son fils Ulf.
Des chiens de berger. Jadis ces chiens vivaient dehors, en quasi liberté, gardaient la ferme, les troupeaux. Ils étaient autonomes, constituaient des réserves de nourriture. Ils s'aménageaient des bauges -creux- dans le sol pour dormir. La nuit, ils parcouraient leur territoire et montaient la garde.
*
Chandra s'avance sur le parquet, glisse, tombe, se relève, tombe. Rires. Je m'en vais. On se moque d'elle.
*
Une flamme diabolique s'allume en elle. Irrépressible, moment de folie. Elle file dans la cour, creuse des trous dans les massifs, déterre les plantes, les bulbes des fleurs. Il faudrait la former pour les truffes.
Elle s'assied sous le lierre et entreprend de mordiller la même branche basse, qu'elle dénude, écorce.
*
Un seul repas, croquettes le matin. De temps en temps, engloutir les restes. Pas de sucre.
Pendant les repas, Chandra reste à portée, fixe G qui mange.
-Va te coucher.
Bras tendu, il se lève pour qu'elle obéisse. Voire, il la prend par le collier pour l'entraîner jusqu'à sa couche.
Café, puis la famille se disperse. G fait la cuisine "before", je fais "l'after". Je range la vaisselle, balaie. Alors Chandra me rejoint dans l'étroite cuisine. De biais, elle fait rond-point. Personne en vue ? Je sors la boîte de gâteaux, la passe, repasse sous son museau, pour la stimuler. Rond, festonné, luisant, croustillant, un gâteau. Elle avale sans mâcher. Un autre ? Le dernier. Un secret entre nous.
*
G éduque bien Chandra, après moult tutoriels sur Internet et entraînement intensif. Elle ne tire pas sur sa laisse.
Si G rencontre un obstacle, Chandra se déporte près de G, afin de passer du même côté que lui.
De même, Ulf est bien élevé. Il se couche près de la table. Il soulève sa patte postérieure, pour entreprendre une toilette intime.
G dit : non.
Ulf repose sa patte puis la soulève.
-Non.
UIf repose sa patte. Ses sourcils font des vagues.
Dans le monde, on ne se lèche pas le sexe.
*
-Bien sûr, va la promener.
Chandra est placide. Je demande : au bord de la rivière, si je croise un promeneur avec son chien ?
-Avec un chien, tu ne risques rien. Avec une chienne, attention : un jour, j'ai croisé une chienne. Chandra a montré les crocs, poils hérissés, un fauve. J'ai eu du mal à la tenir.
Je pars. La rivière, jolie promenade ombragée, talus fleuris, arbres vénérables. Personne.
Une dame âgée trottine, son caniche en laisse.
Panique. Je tire sur la corde de Chandra, l'enroule autour de ma main, m'arrête, saisis la chienne par le harnais, me serre contre la haie. La dame prend son chien dans les bras, me contourne au large, circonspecte. Chandra, immobile.
*
Un pré s'étend près de la rivière, en zone inondable. Une cuvette carrée est creusée pour recevoir l'eau en excédent, si besoin. G détache Chandra, désigne la cuvette. Chandra saute souplement au fond, une foulée, elle traverse, remonte d'un bond. Nous applaudissons.
Le lendemain. Je promène seul Chandra. La cuvette. Je la désigne. Chandra saute au fond mais je ne l'ai pas détachée. La corde se tend, m'entraîne, je saute dans la cuvette, traverse, remonte -traîné- la pente opposée. Intrigués, des promeneurs nous observent.
*
L'intestin est réhabilité. L'homme abrite dans son ventre, le microbiote (2 kg) -la flore intestinale. L'équivalent du cerveau d'un petit chien. Indispensable à la vie. Il œuvre dans l'ombre, en symbiose avec le cerveau -86 milliards de neurones.
Dans le système digestif, 200 millions de neurones.
10 puissance 12 à 14 micro-organismes -le chiffre 1, suivi de 12 à 14 zéros.
2 à 10 fois plus que le nombre de cellules du corps humain ; bactéries, virus, parasites et champignons non pathogènes.
Le microbiote d'une personne, conditionné et transplanté, renforce l'immunité d'une autre personne.
Le cerveau -"sur son homme perché" -Paul Valéry- est là pour alimenter le ventre.
Rivière, promenade. La passerelle franchit un bief, mène à un préau qui jouxte un ancien moulin, au centre de la rivière. Chandra tire. Dans un coin d'ombre, elle lape goulûment. Papier toilette maculé, une flaque diarrhéique. Régénération du microbiote.
*
Promenade. Jardin public puis retour à la maison. Chandra lymphatique, sur mes pas. Je tire doucement sur la corde, l'encourage. Goût à rien. Spleen canin.
-Allez, Chan Chan.
*
Bord de la rivière.
Chandra se traîne. Somnambulique, amorphe. Elle ne flaire pas les troncs, elle ne se fige pas n'importe où.
-Allez, viens.
Retour accablé.
Charles Baudelaire. ... Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ...
***
Val de la Lune
Chandra rencontre un beau mâle, bien monté. Course sur la plage, oreilles au vent. Poursuites, roulades dans l'écume, sens en feu, du sable partout. Les trois S : Sea, Sex and Sun.
Chandra met bas : onze chiots -dont Ulf-, un mort-né.
Chandra est suivie par une meute miniature. Impressionné, le fils de G contemple le flot se bousculer, se piétiner pour grimper sur le marchepied, monter dans le camion. G, un travail fou pour nettoyer.
Souvenir : le dessin animé "Les 101 Dalmatiens", Cruella d'Enfer arrive en trombe dans sa longue voiture noire. Manteau de fourrure, robe de soirée, fume-cigarette.
(gratuit) Internet, les chiots trouvent rapidement preneurs. Les amateurs se succèdent, viennent de loin, de l'étranger.
Chandra -Ulf, plus tard- stérilisés.
*
G lance un bâton. Chandra court, rapporte.
G relance le bâton. Chandra court, rapporte.
G relance le bâton.
Chandra s'assied. Va le chercher toi-même.
*
G, sur la piste. Chandra passe sous la clôture et s'ébat dans le pré, les oreilles en bataille.
G s'éloigne. Il appelle Chandra, assise là-bas. Elle ne sait pas rejoindre G. Elle attend qu'on vienne la chercher.
*
Chandra est douée d'invisibilité.
Implacable soleil de l'été. Nous allons faire les courses à la supérette du village. Voiture, Chandra est à l'arrière, dans l'espace délimité par la banquette, plage enlevée. Elle est assise, langue pendante. Elle me bave sur la tête.
G gare la voiture sur le parking, ouvre le hayon arrière pour donner de l'air et entre dans la supérette, poussant son chariot.
-Surveille-la.
Chandra est couchée de tout son long, ses grosses pattes sortent du coffre. Les clients arrivent, se garent, repartent. Être dessinateur, pour croquer cet homme, casquette, bedaine en avant, bras velus. Il repart avec un cubi de vin.
Vêtue de noir, la mère âgée tient le bras de sa fille. Que faut-il acheter ? "Des bananes".
Chandra a disparu ! Stupéfaction, long moment d'incertitude.
Elle réapparaît, se lèche les babines. Elle a rendu visite aux poubelles du magasin, sur le côté. Elle s'est régalée : poisson et charcuterie avariés. Une haleine à couper au couteau.
Je la gronde à voix basse, elle remonte dans la voiture.
Voilà G. Il range les courses, emplit une cuvette pour donner à boire à la chienne. Nous repartons.
Chandra me bave sur la tête.
*
Appel d'un ami, alerté par un fermier du voisinage, Chandra a été repérée. Les gros chiens de son espèce sont rares dans les environs, les agriculteurs n'en ont plus besoin, ils se méfient de leur caractère indépendant, de leur obstination.
Chandra a attaqué les moutons. Elle a égorgé un mouton, éventré plusieurs autres. Elle les mord, déchire, ils saignent. Le matin, elle revient pour les finir.
G va voir le fermier, s'excuse, l'indemnise. Ambiance courtoise mais froide. Des attaques les jours précédents avant de lever le doute, voir Chandra en action. Chandra et l'autre chien Ulf. Elle lui apprend.
Lorsque les chiens ont attaqué une fois, ils reviennent.
Le berger préviendra G, lorsque les moutons seront mis à paître près des yourtes. Il ne garde pas constamment le troupeau.
Les attaques par des chiens errants ne sont pas rares. Les fermiers sont plus ou moins chasseurs -des perdrix sont élevées en cage puis relâchées, elles restent à proximité, ne savent pas où aller. Cibles faciles, puis on boit un coup.
Si Chandra ou Ulf rodent encore, la question sera vite réglée.
G aménage un enclos pour Chandra, avec une clôture électrique. La chienne reçoit une décharge, se tient à distance, G débranche le courant. Chandra reste dans son enclos, avec un abri. Ulf va et vient sous la clôture, rend visite à Chandra. Les deux chiens se battent pour s'amuser, se roulent furieusement, grondent, se mordillent à la gorge. Ulf s'ébroue, jeu terminé.
Je rends visite chaque jour à Chandra. Couchée, elle me sent, remue la queue. Elle se prépare, se met en position, sur le dos, pour les caresses. Discrètement, un gâteau. Elle l'avale, la tête à l'envers, et bave.
G promène Chandra le matin et l'enferme la nuit dans le camion, pour éviter qu'elle n'aboie à la moindre alerte. G se fait des reproches : il aurait dû faire bouillir la viande et les os de la nourriture de Chandra, ainsi elle n'aurait pas pris goût à la viande crue, au sang. Ces chiens ont été sélectionnés pour avoir un type de comportement, il est difficile de le modifier.
Je rejoins G. J'entends des aboiements calmes, espacés, dans les collines. Un gros chien. J'imagine un randonneur face à l'animal qui garde son domaine, au milieu de la piste.
Ulf. G ne s'inquiète pas. Il part souvent en vadrouille. Il revient à la yourte.
Il se couche dessous, il creuse des trous profonds, près des piliers de soutènement. G les rebouche avec des pierres.
Beau chien, avec deux ergots aux pattes postérieures, rare caractéristique.
Appel d'un ami, alerté par un fermier. Ulf est dans une ferme, à deux kilomètres. G connaît l'endroit, le propriétaire élève des chevaux, pas des moutons. Il a fait fortune avec le bitcoin, a racheté plusieurs biens dans le village, repris une ancienne plantation de chênes-lièges et d'orangers.
Voiture, G se rend à la ferme. Ulf reconnaît la voiture et court au-devant. Il n'aboie pas. Il est venu à plusieurs reprises.
*
Paroles et musique de Georges Chelon
"Sampa" 1968
... Son amour à lui,
C'est ma maîtresse à moi,
Et quand elle me sourit,
Moi, j'ai les yeux qui brillent.
Elle m'appelle San San,
Et je l'aime et elle m'aime.
... Pour aller du lit où je dormais
Jusqu'au jardin où je repose,
Il ne m'aura pas fallu un an.
Toi le jardin, je te connais
Dans tes moindres recoins.
Hier encore, je t'ai prêté un os.
Aujourd'hui, je te donne les miens.
Je m'appelais Sampa
Et j'étais chien bâtard
Sampa le chien sympa.
· Il y a environ 3 ans ·Bâtard pure race. :o))
Hervé Lénervé