Mangue Seco
tangoflamenco
J'avais dit à Serge que les meurtres se produisent en général dans des endroits isolés et il avait ri, pourtant il était vrai que cette langue de sable couverte de palmiers chevelus à laquelle nous avions accédé par bateau à moteur, de nuit, sous une lune blanche et pleine qui se reflétait sur une mer sans vagues, dégageait quelque chose d'irréel et de presque inquiétant, impression accentuée par le ciel nuageux du lendemain matin, et le vent qui bousculait le sable blanc, formant comme des fumerolles au ras du sol. Il avait ri, mais il est certain qu'être les seuls touristes à part ce groupe de quatre aux manières étranges, cet homme autoritaire au ton parfois violent, sa femme qui semblait soit méprisante soit absente, portant toujours de larges bandeaux sur les cheveux, et l'autre couple ou l'homme comme la femme semblaient aussi effacés l'un que l'autre, se soumettant totalement aux sautes d'humeur de leurs compagnons de voyage, oui, être seuls avec eux et le personnel de la pousada nous avait mis mal à l'aise. Et n'était-il pas aussi surprenant voire dérangeant d'entendre ces éclats de voix en pleine nuit, une voix masculine et une voix féminine qui se répondaient avec des accents tour à tour froids, suppliants, puis d'une brutalité qui nous avait maintenus éveillés tous les deux, nous demandant s'il fallait intervenir, jusqu'à ce que les voix se finissent en chuchotements? Nous ignorions s'il s'agissait d'un des couples de touristes, ou de deux membres du personnel – le propriétaire et sa femme? La cuisinière et l'homme à tout faire? – et si ces conversations animées avaient un lien quelconque avec les allers-retours et le remue-ménage qui avaient duré plusieurs heures cette même nuit. Tout cela nous avait paru, bien qu'étrange, de simples désagréments sans signification, un couple qui se dispute, un insomniaque qui fait les cent pas; mais nous fûmes malgré tout stupéfaits le lendemain, lors d'une promenade dans les dunes bordant l'océan strié d'écume et plantées de palmier qui semblaient avec le vent et le ciel gris de tristes dames décoiffées, d'entendre un halètement qui était presque un gémissement, et de voir apparaître, courant parmi les dunes avec un regard d'homme traqué, rouge, suant et faisant réellement peine à voir, l'homme autoritaire du groupe de touristes, qui fut complètement aveugle à nos signes, sourd à nos appels, et disparut bientôt derrière les arbres et le sable soulevé par le vent. Nous fûmes d'autant plus intrigué que nous ne vîmes pas trace de poursuivant et que le malheureux qui semblait en danger de mort le matin réapparut égal à lui-même au repas de midi, élevant la voix à tout propose, et nous n'osâmes pas lui mentionner l'événement, n'ayant de toutes façons que très peu de contacts avec le groupe depuis notre arrivée. Il est difficile de nier que notre malaise grandissait, alors même que nous nous trouvions dans un lieu qui aurait dû nous apporter repos et détente, mais il semblait que la bizarrerie avait gagné également le personnel, la cuisinière était renfrognée et apportait les plats sans un mot, l'homme à tout faire cessait parfois son activité pour s'asseoir et secouer la tête d'un air de dénégation en marmonnant, et nous assistâmes à une scène surréaliste où le propriétaire de l'hôtel admonesta le couple timide, qui semblait ne pas comprendre ce qui lui arrivait, en leur disant d'une voix chuchotée mais parfaitement audible pour nous que "cela suffisait", qu'il allait les "mettre dehors" s'ils continuaient, sans qu'il soit fait mention de ce qui le gênait. Cependant, nous nous rassurions en nous disant qu'un temps si maussade poussait à l'inaction, qui elle-même mène à la mélancolie, puis à l'énervement, sans compter ce vent qui donnait mal à la tête et pouvait être la cause de comportements inhabituels. Si bien que la nuit suivante, lorsque les voix recommencèrent, nous en prîmes notre parti, d'autant que cette fois elles ne durèrent pas très longtemps. Il y eut juste, peu après leur extinction, un cri, assez aigu et bref, que je pris presque pour la plainte d'un de ces oiseaux que nous avions déjà entendus dans la région.
Ce n'est que le lendemain matin, et peut-être justement à cause du silence, que n'entamait que le son de la pluie sur le toit, que nous réalisâmes qu'il y avait vraiment quelque chose d'anormal. La salle du petit déjeuner était vide, et personne ne vint nous servir. Nous nous dirigeâmes vers l'autre aile de la pousada, où étaient situées les chambres des quatre touristes, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un. Une porte était ouverte en grand, et nous vîmes à l'intérieur la femme au bandeau, allongée sur un lit, immobile, une grande tache rouge sur la poitrine. Son mari, l'homme que nous avions vu courir dans les dunes, était assis sur une chaise à côté du lit, les bras ballants et le regard dans le vide. Il ne se rendit même pas compte de notre présence. Sur la plage un peu plus loin, nous vîmes le personnel de la pousada rassemblé, attendant une vedette à moteur de la police qu'on voyait arriver au loin, sous la pluie battante. Le couple timide était assis sur les marches qui menaient de la plage à l'entrée, ils se tenaient par la main, et, comme je fis la remarque à Serge par la suite, après que la police eut emmené l'homme autoritaire, menotté, c'est la première fois que je voyais leurs regards aussi illuminés.