"Manhattan Circus"
Patricia Oszvald
"(...)
— Faut pas faire ça, mon gars !
— Quoi ?
— Je sais très bien à quoi vous pensez... Faut pas le faire !
Sans bouger, ni même tourner la tête, ma bouche se mit à articuler une tirade, une sorte de litanie qui aurait pu être toute faite, bien préparée à être servie chaude à quiconque viendrait m'emmerder jusque dans ces tout derniers instants que j'aurais voulu rien qu'à moi. Mais même là, à cet ultime instant de soi, on ne vous fout pas la paix.
— Je crois pas, non ! Tu vois, je sais pas qui t'es, je sais pas ce que tu m'veux et je vais te dire un truc, mec ; j'en ai rien à secouer de tes états d'âme, tu vois ! Là, je ne sais pas où je suis et je m'en fous. J'étais dans un rêve, tu comprends ? Un rêve éveillé, mais un rêve quand-même. Un très joli rêve ! Et là, le rêve est terminé. Le con de Rodrick, l'élément perturbateur de toute ma vie s'est pointé, il a tout balayé d'un revers de son gros bras. Il a tout bousillé. Et voilà, comment on se retrouve assis par terre dans le métro à se demander si par le plus grand des hasards, ce n'est qu'une théorie, d'accord, mais quand-même on se la pose cette putain de question vitale, enfin je devrais plutôt dire mortelle en l'occurrence, tu vois ; on se la pose clairement. On se demande si la seule solution ce n'est pas d'en finir une bonne fois pour toute, tu comprends. On fait quelques pas, on pense plus à rien. Le métro se pointe, parce qu'il finit toujours par se pointer tôt ou tard, c'est comme ça. Peut-être bien qu'on a tous un métro à prendre d'une façon ou d'une autre. Peut-être que pour moi, c'est comme ça que je dois le prendre, ce putain de métro ; je ne sais pas. Alors, voilà, je me disais, on y va, on ferme les yeux, encore un petit pas, celui de trop et puis, rideau ! C'est fini ! Évidemment, c'est pas joli joli. Je comprends ; ça fait désordre aux heures de pointe. Ça emmerde tout le monde, ça crée du retard, ça perturbe le trafic. Et puis bon, faut pas se leurrer, tout le monde à ses petits ou gros problèmes dans sa petite vie à la con, je sais tout ça. Puis, après qu'on ait bougé la rame, le spectacle n'est pas terminé. C'est même là qu'il commence. C'est que y en a partout et qu'il va bien falloir les ramasser, tous ces morceaux de moi qui ne seront plus moi. Je sais tout ça, tu vois. Mais arrive un moment dans la vie et c'est peut-être bien aujourd'hui, où la question se pose pour moi. L'ultime question. Et la question est qu'est-ce que je lui donne comme réponse à cette foutue question ? Ben, je sais pas. Mais c'est un vrai problème.
— Je vois... elle est partie, c'est ça ?
Je ne répondis pas. Je continuais de fixer les rails.
— Tu sais, ce que t'as en tête là, ce que tu veux faire ; je l'ai fait, moi ! J'ai sauté !
Ma tête a pivoté malgré moi de quatre-vingt-dix degrés vers la gauche. Et là, je vis que la lourde main prolongeait un lourd bras qui lui-même s'articulait depuis un tronc développé plus que la normale. Le tronc était assis en fauteuil roulant. L'autre bras raide et immobile était une prothèse assez grossière. Un visage buriné, une barbe fournie et une tignasse d'argent retenue par un lacet effiloché de couleur bordeaux. De grands yeux couleur de quand y a pas de nuages dans le ciel .
— Ce que tu veux faire, là ; je l'ai fait ! J'ai sauté ! Il y a longtemps maintenant ; c'est une vieille histoire. Tu vois, j'étais un peu comme toi, peut-être pour les mêmes raisons, peut-être pas ou pas tout à fait, disons. Peu importe. Mais je l'ai fait, tu vois ? J'étais là, au bord de plus rien. Le quai était bondé de gens bien préoccupés peur leur nombril. J'avais un peu préparé mon coup, contrairement à toi. Je vois bien que tu y viens un peu par hasard et que l'idée t'as pris juste là. Moi, non ! Je voulais en finir pour de bon. J'avais choisi. J'avais décidé. Même le jour et l'heure, j'y avais pensé. Tout était réglé dans ma tête. Tout était prêt et moi aussi. Le quai était noir de monde, je me souviens très bien. Parfois même, je revois l'un ou l'autre visage que j'ai croisé à ce moment-là. Dans la masse des gens, y en a toujours un ou deux qui te voient quand ils te regardent. C'est juste ça, la vie, tu vois. Ce sont les yeux qui te voient quand ils te regardent. Le reste, c'est un décor. Il était dix-sept-heures vingt-deux. Alors toutes ces personnes, ces vieillards, ces jeunes, ces mères avec enfants à bout de bras ou qui couraient partout, ces paumés de fin de journée, ces enthousiastes bureaucrates rentrant de Wall Street après la mission accomplie ; ils étaient tous là en masse avec la seule idée de choper le premier métro qui les emmènerait d'un quai vers un quai ailleurs, plus loin. Et moi, dans mon mal, la seule idée que j'avais en tête, c'était d'en finir. Le métro est arrivé, la foule s'est agitée, tu comprends, c'est important de passer avant les autres. J'ai juste eu le temps de regretter le temps que j'allais leur faire perdre et puis, je l'ai fait ce pas. Je n'ai même pas eu peur. Sauf que voilà, mon gars. Comme tu peux le voir ; je me suis loupé. Je peux le dire, moi, que le métro m'est passé dessus. J'y ai laissé les deux jambes coupées net sur le tranchant de ces rails à la con. Net et sans bavure. Et puis, y a mon bras. Ma manche s'est prise dans la roue et dans les derniers mouvements, il s'est retrouvé en charpie. Là voilà, l'histoire. J'avais tout prévu sauf ce petit détail qui prend toute son importance. C'était pas l'heure ! C'est con à dire, mais c'était pas l'heure. C'était l'heure de rien. C'était pas mon heure. Retour à la case départ, mais avec des morceaux en moins. Oh, j'ai bien dégusté quand-même. Et je continue d'ailleurs. Figure-toi, mon petit gars, que mes jambes me font chaque jour un mal de chien ! C'est un comble quand-même, non ? Regarde par toi-même ; je les ai plus, mes jambes. Eh ben, ma tête refuse obstinément l'idée qu'elles ne soient plus là. Alors, elles agonisent lentement, à tout petit feu. Et elles me font souffrir le martyr, comme si elles devaient se venger de quelque chose. Ouais, c'est sûrement ça ! J'ai beau leur dire que ce n'est pas elles que je voulais supprimer, mais moi ; elles ne veulent rien entendre. Et la douleur est telle que rien ne me soulage. Je la porte, ma croix, va ! Je ne comprends pas ce qui a bien pu se passer, mais je me suis loupé ! Tu te rends compte ? Même ça, je l'ai raté ! Y a pas à dire, quand t'es con, tu l'es jusqu'au bout. Alors me voilà dans ce fauteuil qui me sert de jambes devant un brave petit gars qui y pense, lui aussi. Ne fais pas ça ! Ne le fais pas ! C'est pas la solution ! Tu veux que je te dise, si tu sautes ; c'est le début de tes problèmes. Parce que je peux te le dire, moi ; j'y ai laissé deux jambes et un bras, mais ce qui me faisait mal dans mon cœur et dans ma tête, c'est toujours là, mais en pire. Et je n'ai plus les jambes pour le porter et le trimbaler, ce mal qui me ronge. Alors, faut que tu te trouves autre chose ; c'est moi qui te le dis ! Tu sais... parfois une bonne cuite ; ça te remet tout bien droit dans les bottes comme il faut. Au pire, t'as un casque pendant deux jours après, mais ça, c'est de la rigolade à côté de ce que j'endure tous les jours.
Je le fixais en l'écoutant attentivement et sans même cligner des yeux tant j'étais abasourdi de ce que j'entendais. Il avait cessé de parler. Ces derniers mots s'étaient comme étranglés dans sa gorge serrée par l'émotion et moi, j'étais là, comme un con, debout dans mon froc et je ne comprenais pas. J'y ai même jamais pensé que ce soit possible. Je l'imaginai, non en fait, d'un coup, un flash a envahi ma tête prête à exploser par le crissement insupportable de la rame qui freinait, mais trop tard. Le choc du corps, je l'ai entendu. Aussitôt aussi, des hurlements, le sien évidemment ; insupportable de douleur. Et celui de la foule aussi, traumatisée par la vision abominable de ce corps déchiqueté sous ses yeux et encore bien vivant. Et puis, ses mots qui me répètent « Ne fais pas ça ! Ne le fais pas ! ». Quand la vision de cette scène d'horreur s'est tue ; je l'ai regardé à nouveau. Enfin, j'aurais voulu le voir, lui dire quelque chose. Le genre de choses forcément stupides qu'on dit dans ces circonstances. Le genre de mots qui diraient « je suis désolé » ou encore « merci ». Mais il n'était plus là. Il avait disparu et je n'ai rien remarqué. Je ne l'ai pas vu partir. J'ai fait quelques pas sur le quai, je l'ai cherché du regard, mais il n'était plus là."
© Patricia Oszvald