Mani

pascal-forbes

Délire suicidaire

Il y a une part de maniaque et une part de dépressif en chacun de nous.
La maniaco-dépression - encore appelée cyclothymie ou bipolarité - est une tare typiquement humaine, lourde de conséquences... Elle entraîne des oscillations d'humeur que je qualifierais d'incontrôlables... Et nous avons tous - c'est indéniable - ressenti ses méfaits à un moment ou à un autre de notre vie. Un jour, nous sommes capables de contrôler l'immensité du monde, le lendemain, nous n'arrivons même plus à supporter notre misérable existence.
Un jour, nous sommes génie, le lendemain, nous redevenons abruti.
L'impression de pouvoir faire de grandes choses s'estompe vite face à la constatation de nos incompétences.
Depuis deux mois déjà, je fais un rêve récurant. Tout bien considéré... non. Ce serait plutôt une vision. Une vision qui reflète parfaitement l'état de ma psyché. Dès l'instant où je ferme les yeux, allongé, au coucher, je me vois, moi, de mon point de vue, avec dans ma main droite un automatique, de type Glock 17 ou Smith & Wesson. Un gros flingue quoi. Impressionnant.
Un soir, le canon de ce bijou est pointé sur ma tronche. Le soir suivant, il est pointé sur le monde entier !
Vous savez pourquoi vous ?...
Il paraît que ce n'est qu'une question de volonté. Qu'avec un minimum de volonté, on peut assouvir toutes ses espérances. De la volonté. Mais qu'est-ce que la volonté ?
Suffit-il de vouloir pour pouvoir ?
De la volonté, j'en ai. Mais même en me creusant la tête pendant vingt années, je n'arriverais certainement jamais à savoir pourquoi la vie est faite de haut et de bas. Vous devez penser, comme bon nombre de gens, que les bas sont là pour nous faire apprécier les hauts, que les hauts sont là pour nous démontrer nos qualités, et qu'un juste milieu finirait par devenir lassant.
Ouais... Moi, je suis un petit homme au physique ingrat, déjà chauve à trente ans ; affligé d'asthme, de bronchites et de sinusites chroniques, d'eczéma, d'urticaire, de psoriasis, d'herpes, tous les trucs qui démangent quoi, et j'en passe et des meilleurs... Je ne suis pas intelligent, pas curieux, pas amusant. Mes rêves sont sinistres au possible et ma vie l'est tout autant...
Pour être franc, mes hauts se limitent aux sourires apprêtés des caissières de supermarchés.
Triste ?
Mes bas, par contre, eux... ils sont légions. Légions en formation parallélépipédique s'il vous plaît... Tous les jours que Dieu fait, quand je me rase - ou quand je ne me rase pas d'ailleurs, peu importe - tous les jours, face à mon miroir, j'ai un bas. Tous les jours, lorsque je m'aperçois que ce que je voulais accomplir, je ne pourrais l'accomplir, faute de moyens, intellectuels ou financier, je me ravise, pour sombrer à nouveau dans une phase dépressionnaire.
Cet après-midi, je suis allé rencontrer un ami d'un ami d'une connaissance peu fréquentable pour lui acheter une pétoire. Il me l'a montrée, elle était planquée dans un foulard... Tous ses chromes étincelaient, brillaient de dangerosité... Il l'a chargée, rien de suspect... L'engin avait l'air d'être en état de marche : 150 euros.
Puis il m'a demandé :

« Si ce n'est pas trop indiscret... Je pourrais savoir pourquoi tu veux te procurer ce type d'accessoire ?
- Si, c'est bougrement indiscret, lui ai-je répondu, c'est pour me faire sauter le caisson. Alors, tu me le vends ou pas ? »

Le mec m'a tendu l'arme.
Silence... Hésitation...
Puis il s'est rétracté. A ranger le flingue. Sorti du fond de sa poche une feuille à rouler grand format. L'a calée sur son oreille. Et a enchaîné :

« T'as déjà essayé l'héroïne ?
- Non. La dope, c'est pas mon truc.
- T'as tort, si tu veux te foutre en l'air, il y a rien de mieux. Bon, c'est un peu plus long, je veux bien l'admettre, un peu plus douloureux peut-être, et encore... si le canon du flingue ripe au moment où tu veux te fourrer le pruneau dans ta petite caboche, tu vas en chier tout le restant de ta vie. Avec l'héroïne, tu connaîtras la jouissance ultime à chaque fixe. Bon, tu en profites un certain temps, et quand tu t'es lassé, tu triples la quantité et tu crèves d'overdose presque instantanément, sans t'en rendre compte... C'est un peu plus cher par contre... Mais tu as ma garantie : la fin de ta vie n'en sera que beaucoup plus agréable... Et j't'avouerai, honnêtement, qu'il m'en reste un stock plutôt encombrant... J'aimerais l'écouler au plus vite. »

Je réfléchis l'espace d'un silence... Un ange passe... avec une aiguille dans le bras.
Le type fouille dans sa banane et sors une boulette de shit qu'il enserre entre pouce et index avant de l'effriter dans le creux de sa main.

« C'est vraiment bon ? Heu... l'héroïne, j'veux dire.
- Il n'y a pas grand-chose de plus puissant... »

Je réfléchis encore un peu...
Il ajoute le tabac. Mixe le tout d'un doigt qu'il tourne et retourne dans le mélange, la main serrée.
Je vais me décider...
C'est fait.

« Je passerais bien deux jours de plus sur Terre... et pour une fois, sans me lamenter... si tu m'assures un pur plaisir, maintenu, sans aucune redescente désagréable...
- Oui. Garanti sans mauvaise surprise. Bon, perso, pour deux jours de perchage non stop, je te conseille de prendre deux ballons, il t'en restera suffisamment pour t'achever. Et tu n'auras pas le tracas habituel de la crise de manque. Mais comme je te l'ai déjà précisé, cela risque de te coûter un peu plus cher qu'un gun et un lot de balle...
- Combien ?
- Cinq cents biftons le ballon. Je peux te laisser quelques heures pour trouver la tune, y a pas de lézard. Tu as, disons... jusqu'à ce soir, 22 heures.
- Je les aurais bien avant 18.
- Et bien parfait ! Retrouvons-nous ici même à 18 heures. »

Je laisse le type. Qui tranquillement achève de rouler son joint. Et je retourne à ma piaule sans tarder.
Je n'ai jamais vraiment bossé de ma vie, mais il y a toujours eu tonton RéMI pour m'appuyer lorsque j'étais vraiment dans la mouise. J'ai pu mettre un peu d'argent de côté depuis que je touche cette rente et je crois... que mon livret d'épargne populaire doit friser les mille euros.
Il est 16 heures, la banque ferme à 16 heures 30, je dois me magner le fion. Je retrouve mon numéro de compte, sur un RIB soigneusement rangé parmi la paperasse administrative classée par catégorie dans le compartiment à chaussettes de ma penderie. Je le plie en quatre, le glisse dans la poche arrière de mon blue-jean et je prends la tangente.
Pas d'histoire particulière à la banque, je siphonne mon compte et repars comme je suis venu.
J'ai encore une grosse heure à attendre avant d'initier mon suicide. De la tête aux pieds, je frétille d'impatience. J'ai une hâte ! Je décide de me balader un peu pour profiter une dernière fois d'un des mes hauts à moi : le regard des passantes. Faute de sourire.
J'ai de la chance, il ne flotte pas. Et les mignonnes sont de sortie. Je reste là, assis sur un banc, un bon moment. Une grosse heure pour être plus précis. Puis je vais chercher la dope.
Le type me dit :
« Très bien. Pile à l'heure. Il est de plus en plus rare de rencontrer des suicidaires soucieux du timing. »
Je glisse les deux balloches dans ma poche. Et me déleste d'un quart de vie d'économie.
« T'es équipé en seringues ? s'enquit le type.
- Non, mais pour ce genre de choses, je préfère autant faire confiance à mon pharmacien... »

La croix verte clignote, je rentre.

« Bonjour, je voudrais un lot de seringues, une dizaine devraient suffire... »
- Alors, des seringues, de quel type ? sous-cutanées, trans-musculaires, des seringues de deux, cinq, dix millilitres, avec aiguille ? De deux, quatre, six G ? huit ? Des seringues de gavage ?
- Déjà. Pas les dernières. Ensuite, ce doit être des petites seringues, munies de petites aiguilles...
- Oui. Alors, si vous voulez que je vous renseigne au mieux... Il serait préférable que vous me disiez ce que vous voulez exactement en faire, de ces seringues ?
- Non. Donnez-moi les plus petites que vous avez.
- Bien. Elles sont vendues par sachet de vingt. »

Je choppe le sachet et je m'empresse de rentrer.

Chez moi, rien ne traîne, tout est rangé, tout a une place et tout est à sa place. J'ai un petit studio de moins de dix mètres carrés, une ancienne chambre de bonne, avec commodités sur palier... Alors... il m'est aisé de tout conserver en ordre.
Quatre murs. Celui de droite présente une alcôve avec un mini réchaud à gaz et un évier surplombant un réfrigérateur d'anorexique. Au fond de la pièce, un clic-clac, en face du clic-clac, une bibliothèque.
La bibliothèque. Principale source de tracas. La plupart des livres ont une taille standard comme 10 x18 centimètres, 14 x 20, 14,8 x 21 (A5), 16 x 24, 21 x 29,7 (A4), ou encore 25 x 30 pour les bandes dessinées. La prise de tête intervient lorsqu'un format bâtard, du type 12 x 16 –saloperie de 12 x 16 – apparaît au milieu de l'exact classement. Ceci m'est arrivé une ou deux fois, en pleine phase maniaque, je ne vous raconte pas la crise de nerf ! Depuis, je porte un toupet. Pour me venger, j'les ai carbonisées ces saletés. C'était OuiOui au pays des tartuffes et Mein kampf (faut dire que j'avais douze ans).
Bref.
Le dernier mur comporte une ouverture, une grande lucarne plus qu'une petite fenêtre, sous laquelle se trouve mon bureau, sur lequel se trouve mon ordinateur portable, constamment connecté à Internet.
Rangé sous le bureau, un tabouret à roulettes.
Au centre de la pièce, une table basse, de celle confectionnée en treillis de bambou par de petites mains thaïlandaises.

Je pose tout mon barda sur la table - sachet et balloches. Mes cuisseaux, sur le clic-clac. Je vide la poche de pharmacie. Le paquet de seringues. J'aligne les petites, les unes aux côtés des autres, bien parallèles, de façon à ce qu'elles s'étalent régulièrement sur toute la longueur de la table.
J'ouvre mon premier ballon d'héroïne et le dépose au-dessus des seringues. Un adjudant chef – l'adjudant chef Balloche – occupé à passer en revue ses sections spéciales...
J'en fais de même. Choisis l'élue parmi la série de baïonnettes et la délivre...
Bien. A présent, comment dois-je m'y prendre pour aspirer cette poudre à l'intérieur du canon et me faire mon first shoot ?
J'ai déjà vu des films pour jeunes perturbés du type Trainspotting ou Pulp fiction, dans lesquels certains personnages se concoctaient une mixture dans l'ovoïde d'une cuillère... Avec de l'héroïne et... un liquide, opaque, dans lequel nageait un peu de crasse entre deux merdes... Mais quel liquide ? Dans Transpotting, il me semble qu'ils vont l'extraire d'une batterie de voiture...
Ça, pour défoncer après, ça doit défoncer... Mais bon, il doit exister des produits beaucoup plus faciles à se procurer lorsqu'on a suffisamment de mailles. Et plus naturel. Même si je n'ai plus rien à battre de l'encombrement de mes veines, j'aimerais profiter sainement de l'effet vrillant de mon accompagnatrice héroïne.
Pour information, je vais faire une recherche rapide sur Internet :

Moteur de recherche quelconque : Héroïne mode de dissolution.

21 500 pages en 0,31 secondes. Rapide...

Le site : Héroïne, mode d'administration.

« L'héroïne peut être consommée par n'importe qu'elle voie : elle peut être ingérée, inhalée, fumée ou injectée, les deux derniers modes d'utilisation étant les plus fréquents.
L'héroïne blanche, hydrosoluble, se prête bien à l'injection, au contraire de sa cousine l'héroïne brune. Généralement, il s'agit d'héroïne-base, une poudre insoluble dans l'eau qui requiert un additif pour faciliter la dissolution nécessaire à l'injection. Le jus de citron est souvent utilisé à cet effet. »

Très bien, mon adjudant chef Balloche déborde de poudre ocre... Si j'ai bien tout saisi, c'est de l'héroïne brune... Il me faut donc un citron et le tour sera joué...
Une chance qu'il y ait justement un citron vert dans mon panier de fruits ! - je dis UNE CHANCE mais je ne ME crois pas DU TOUT, il y a toujours un citron vert, une orange sanguine, deux mandarines et une banane dans mon panier de fruits, je n'y touche jamais, ils sont parfaitement bien là où ils sont, lorsqu'ils flétrissent, qu'ils pourrissent, je les jette, et j'en rachète d'autres, identiques, pour les agencer au même endroit - Une chance !
Il ne me manque plus qu'à mettre la main sur une petite cuillère et un briquet. Rien de moins compliqué.
Le tout regroupé, je tranche le citron vert avec la mini scie à dents de mon couteau suisse. Je presse quelques millilitres de jus. Et je contemple disparaître sous l'assaut des gouttes jaunâtres l'éclat métallique du couvert.
Une image me revient, toute peinte d'une chaleur malsaine, la chaleur d'une flamme. L'ébullition du contenu d'une cuillère. Un bain de boue miniature, bouillant et puant...
Combien je fous de poudre dans ce fond de jus ?... Qu'elles sont les doses ?... Je n'ai pas envie de me foirer.
Une nouvelle escapade sur le net s'impose :

Même moteur de recherche : Dosage héroïne.

142 000 pages en 0,07 secondes. Toujours aussi rapide.

Le site : Héroïne et morphine.

« Une dose de 10mg d'héroïne en injection entraîne un flash intense d'euphorie chez les personnes non dépendantes. »

Et pour l'overdose...

« La dose mortelle pour une personne sans accoutumance est de 60mg »

Très bien. Sur mon bureau, j'ai une balance décorative, achetée dans une brocante il y a quelques années... Mais je n'ai pas les poids correspondant. Cela dit... je présume que dix milligrammes d'héroïne pèsent à peu près la même masse que dix milligrammes de - tournée d'inspection - de... de... de safran ! Le safran est conditionné en petites boîtes de dix milligrammes !
Trois pas dans l'appart, le safran, la bascule, et je me rassois sur le canapé.
Je fais mon dosage, mélange le tout d'un léger geste circulaire et... mets le feu au gaz.
Un infinitésimal ballet de bulles s'offre à mes yeux, et une volute de caramel à mes narines... Je plonge le bec de fer dans le bouillon de sous culture. Et siphonne la dose.
La seringue dirigée vers les cieux, j'observe son contenu, trouble, acide... Deux trois cristaux ne se sont pas dissous... ils redescendent lentement la tubulure... croisent une bulle d'air, et se séparent ; un cristal termine son chemin sur le joint de la valve, les deux autres, à la surface, au sec, dans leur bulle. Je tapote alors le plastique du bout de l'ongle, dans le but de forcer l'air à se rendre dans ses derniers retranchements. Rétif sur l'instant, il se plie vite fait aux lois de la physique, et une fois acculé, je presse le piston pour enfin l'éjecter.
Un rapide jet élancé gicle alors au milieu de la table basse. Rasant de près l'adjudant chef Balloche. Je repose la seringue. Juste le temps de faire saillir quelques veines de mon bras à l'aide d'un garrot de fortune confectionné avec... disons... avec le torchon que j'utilise pour m'essuyer les mains.
Je vais le chercher. Me rassois. En profite pour nettoyer les trois éclaboussures de mélange sur la table... Chose faite, j'enroule le chiffon sur lui-même en un gros boudin de tissus et le noue autour de mon bras gauche, à mi-biceps.
Des canines, à une extrémité, de la main droite, à l'autre, je serre le nœud de toutes mes forces...
Je sens mes canalisations internes réagir. Elles se dilatent, elles gonflent... Une croix bleutée marque l'emplacement du trésor au creux de mon coude. Il ne me reste plus qu'à piquer dans la caisse.
J'approche l'aiguille du croisement, je la mets en contact avec ma peau... J'hésite un instant... Je ne sais plus vraiment... Je ne suis plus très sûr... mais j'appuis. Une piqûre de moustique. Rien qu'une légère piqûre de moustique...
Ha...
Le pied... Houas... Le pied... Dix secondes à peine se sont écoulées, et j'ai une sensation de bien-être intense, quelque chose d'indescriptible - totalement inédit -, quelque chose d'inégalable - fondamentalement bon -, j'adore... 
L'air environnant me semble tout à coup palpable, duveteux... Je suis entré dans un cocon douillet où tous les éléments extérieur deviennent agréables, un niveau de conscience supérieur, un juste milieu entre indifférence et plénitude...Quand je voyais tous ces toxico dans les films, s'extasiant immédiatement après leurs injections, j'avais quelques doutes au sujet de l'exactitude de leur jeu d'acteur...
À présent, je n'en ai plus.
Mieux que le sexe ?...

.........

Toc, toc, toc.

Quoi ? Comment je... On frappe à la porte... je... je m'étais endormi... Je...

Toc, toc, toc.

J'arrive, j'arrive... accompagné de près par le désordre cérébral ahurissant qui endolorie mes neurones...
J'ouvre la porte. Ho ! l'excellente surprise ! Un beau visage, des yeux azurs, des cheveux blond, long, long, long jusqu'aux hanches, des hanches proéminentes d'ailleurs, sans être grosse, une croupe solide, de bonnes cuisses, d'allure musclées...

« Monsieur ? Je vous ferais remarquer que mon visage se situe un poil plus haut... »

Je relève les yeux.
Un joli sourire... Une des plus belles filles qu'il m'est été donné de voir. Une déesse. Juste devant moi. À ma porte. Une hallucination ? Bizarre...

« Bonjour, excusez-moi de vous importuner à une heure aussi matinale... Je ne vous ai pas réveillé au moins ?
- Heu... C'est-à-dire que... Bonjour... heu... Oui. Quel jour on est ? et quelle heure il est ? et qui êtes-vous ?
- Laissez-moi me présenter, je suis un agent assermenté par l'état pour vérifier, en chaque appartement du quartier, la bonne foi des propriétaires ayant déclaré ne pas avoir de télévision...
- Intéressant...
- Dans le cadre de la levée de la redevance télé.
- Très intéressant... Et je suppose que vous souhaitez entrer vérifier si je possède un poste ?
- Oui. C'est un peu le but de ma visite.
- Dans ce cas, je vais vous demander de patienter dix secondes, j'ai... Il s'avère que j'ai... un peu de rangement à réaliser sur ma table basse. Je n'en ai pas pour longtemps et de toute manière, mon appartement est tellement petit que j'aurais un mal fou à y dissimuler un écran, quelque soit sa taille... Trente secondes, je vous demande trente secondes, pas plus...
- D'accord, allez-y, je patiente. »

Punaise... La poche, il faut que je retrouve la poche de pharmacie... Comment ai-je pu foutre autant de bordel en dormant ? Le clic-clac n'est même pas déplié, la housse est jetée en vrac sur mon bureau, je n'aime pas ça... Les draps sont tout froissés, mal disposés, ils pendent de trop d'un côté et traînent par terre. Bouffée de chaleur. Excitation. Tachycardie. Mon cœur s'emballe en chamade, il tambourine entre mes côtes comme s'il voulait que je lui ouvre grand la porte pour le laisser se débiner.
C'est hors de question.
Je retrouve la poche. Je ferme la balloche d'héro et d'une brassée je bazarde tous les indices compromettants à l'intérieur du sachet.
Bien... À présent, au tour de la gentille demoiselle.

« Voilà, c'est fait. Non, franchement, je ne pouvais me permettre de vous laisser rentrer avec un tel bazard. Dans ces petits appartements, on a vite une impression de saleté lorsqu'ils ne sont pas impeccablement ordonnés.
- Je vois tout à fait ce que vous voulez dire... Je rencontre le même souci dans mon T4.
- Ça nous fait un point commun... Allez-y, entrez. Vous allez bien prendre un verre, un café, un jus de fruit, un soda, une boisson alcoolisée peut-être ?
- Non, non, merci, je ne suis pas autorisée à accepter quoi que ce soit des contribuables à qui je rends visite.
- Je vais tout de même vous débarrasser de votre veste, vous risqueriez d'attraper un coup de chaleur, non pas que j'y sois totalement opposé mais... ne tenez pas compte de la dernière partie de ma phrase. Je vous aide à retirer votre veste ?
- Ça par contre, rien ne l'interdit dans le règlement intérieur alors... avec joie, je risque vite de fondre plus que de raison dans cette veste en cuir, vous avez votre chauffage en route, non ? vous aimez bien la chaleur vous ?
- Oui, il fait toujours 26 degrés précisément. Mon thermostat est très efficace, je le remplace tous les six mois, pour plus de fiabilité.
- Je vous comprends, j'aime beaucoup l'exactitude.
- Vous êtes bien tombée... Et un verre d'eau, un verre d'eau, vous avez le droit de vous hydrater quand même ?
- Un verre d'eau alors. Petit. »

Elle but avec la grâce d'une Vénus. Ses lèvres de velours frôlèrent délicatement le verre, le verre, lui-même délicatement soutenu d'une main élancée et ferme, aux doigts fins, sensuels, des doigts que j'imaginais fort aisément en train de visiter mes dessous...

« Bien, je peux constater que vous n'avez pas de poste de télévision... »

Elle sort un calepin et l'ouvre. J'entraperçois un plan détaillé de l'immeuble et diverses feuilles de visite... Elle en dégage une, à moitié couverte de signatures.

« Il ne me reste plus qu'à vous demander un petit autographe, juste ici. »

Elle me tend sa fiche, désignant l'emplacement d'un doigt rectiligne, aux articulations légèrement marquées - comme il les faut - un doigt manucuré, à l'ongle effilé et peinturluré d'un dessin rappelant les graphies orientales au henné. Presque la perfection, ce doigt...
J'extirpe mon attention du doigt, cesse ma fixette sur les belles mains de la demoiselle et signe.

« Parfait ! Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps... »
- Ho ! mais rassurez-vous, j'ai passé un... très agréable moment en votre compagnie !
- D'accord... Je vous remercie pour... pour le verre d'eau, et vous souhaite une bonne fin de matinée. »
- De matinée ? »

Heureusement, elle a préféré ignorer ma dernière interrogation...
Je la raccompagne.
La porte refermée, je verrouille toutes les serrures laissées ouvertes par inadvertance depuis hier soir... D'habitude, tout est fermé à double tour, même le petit verrou ajouté en renfort à la poignée de mon velux. Sinon, je flippe. Là, j'ai pas flippé. D'ailleurs, je ne me souviens plus vraiment de la fin de ma journée... Je me souviens seulement de m'être shooté... au moins une fois - je regarde mon bras - non, deux. La seconde picouse, je ne m'en rappelle même pas...
Je vais dans mon coin cuisine. L'évier dégueule de miettes et de restes de... fruits je suppose. Je n'aime pas ça. J'ouvre mon réfrigérateur, mon calendos est mal emballé. J'aime pas ça. J'ouvre la boîte pour tout remettre en ordre, le fromage a été grignoté. Je déteste. Et tu peux y aller... becqueté tel quel, à la main, deux larges empreintes de crocs trahissent le délit ! Mais qui a pu me faire une telle crasse... Fallait-il que j'ai faim !?
Je jette le reste de calendos à la poubelle. Passe un coup de flotte dans l'évier. Frotte le pourtour - à l'éponge douce, pour ne pas rayer l'alu et continuer à l'astiquer sans danger jusqu'à ce qu'il soit tout à fait clean.
Ouais... Je réalise qu'il va bientôt falloir que je remette le couvert. Dans mon bras. Je recommence à me prendre le chou avec de minables broutilles...
J'me décide.
Fessier sur canapé, mélange enflammé, torchon enroulé, sérénité injectée...

Un globule rouge légèrement falciforme vient d'arriver dans le ventricule gauche, une pulsation, il quitte le cœur, emprunte l'aorte, se dirige vers l'avant bras, rencontre une dose massive d'héroïne panachée d'acide citrique, gonfle, éclate et meurt.

Haaa...
Cette injection... ne m'a pas assommé à l'égal de la première. Prémices d'accoutumance ?... Mais c'est tout de même BIGREMENT a-gré-aaaaaaa-ble.
Je m'allonge.

Toc, toc, toc.

Hein ?... À nouveau la porte ? Mais qu'est-ce qu'ils ont tous aujourd'hui ?... J'y vais ? J'y vais pas ?...

Toc, toc, toc.

Une voix étouffée :

« Excusez-moi de revenir vous enquiquiner mais je n'ai pas de tête, j'ai - excusez-moi encore une fois - oublié ma veste tout à l'heure, alors, si vous aviez la gentillesse de... »

Bon, si c'est pour une jolie demoiselle... je peux faire un effort.
Je me lève, vacille, atteint la porte et l'ouvre.

« Oui... »
- Ho mon Dieu ! Que vous est-il arrivé ?!... Quelle mine abominable ! Vous avez pris dix ans en un quart d'heure !... Heu !... Excusez-moi, j'n'aurais jamais du vous dire... Ça c'est mon franc parlé, vous savez, je ne le maîtrise pas toujours... Exc...
- Ho !... Arrêtez donc de vous excuser, cela n'a aucune espèce d'importance... Faites comme si vous n'aviez rien remarqué...
- Et la seringue qui pendouille là ? plantée dans votre bras ? Je dois l'ignorer elle aussi ?»

Ho merde... Je lui claque la porte au nez.

« Et ma veste ? »

Je choppe la veste, entrouvre la porte et tends d'une main tremblotante le bout de tissus tout flasque. Qu'elle s'empresse de saisir. Et moi, moi, je m'empresse de refermer en verrouillant une serrure sur deux.
Je retourne m'asseoir. Je l'aurai loupée la bonne occaz'... Si je ne me trouvais pas sur la pente abrupte menant au fossé de l'oubli, je lui aurais bien fait du gringue à cette jolie demoiselle... Un petit flirt m'aurait peut-être sorti de ma neurasthénie...
Je ne le saurai jamais.
Il est temps de mettre un terme à mon insignifiante infortune.
Ouais, je ne veux pas que les flics rappliquent alors que je suis tranquillement occupé à agoniser, ou pire, alors que je n'ai pas eu le temps de tenter quelque départ que ce soit...
Il le faut.
Dans mon adjudant Balloche reste – si je calcule bien – un gramme d'héro moins trois prises de 10mg, soit 970 mg. Largement de quoi assouvir mes envies d'overdose...
Je mélange les 97 fois trop d'héro avec deux centilitres de jus de citron, fait bouillir le tout. Il est étrange que l'odeur de la mixture en cuisson n'ait plus le bouquet caramélisé de la première cuisine, à présent, il se rapprocherait plus d'une vapeur de suc gastrique doublé d'une remarquable fragrance de macchab'... Si la camarde avait une odeur, elle lui serait certainement très semblable...
Hummm... Tout compte fait... Je l'aime bien... cette odeur...
J'aspire le poison dans ce qui pourrait être la matérialisation terrestre du principal outil de la faucheuse...Une seringue... Et pourquoi pas ?
Pousse le piston, pousse, pousse... jusqu'au bout...
Ha... ma cervelle s'émiette... en plein de petits morceaux de... de cookie... avec des pépites de chocolat... des miettes partout. Q'un oisillon tout rose, très laid, à peine sortit du nid, est en train de grignoter. Gourmand qu'il est.
Je ne peux plus bouger.
Trop d'efforts à fournir... Il ne me reste plus qu'à fixer des yeux cette seringue dans mon bras... elle est là. Elle ne bouge pas non plus... Quoique... à présent j'ai l'impression qu'elle commence à s'enfoncer...
Je ne peux pas bouger. Trop d'efforts à fournir... et maintenant, toute l'aiguille est entrée... Suit toute la seringue. Ma peau, qui pénètre dans mon bras, comme attirée dans un tourbillon, un trou noir, oui, un trou noir. Puis vient le tour de mon avant-bras. Il s'enfonce, il s'enfonce... Ma main. Je dirige mon regard vers mon autre bras, il est dans le même état, merde ? Keski m'arrive ?...
Mes jambes s'écourtent elles aussi... Très vite.
Je ne peux toujours pas bouger.
Mes hanches se rétractent... se resserrent... et rentrent fluides dans mon bide...
Mon regard est désormais figé sur du vide, enfin... sur le clic-clac vide.
Incapable de fermer les yeux.

Plus qu'une issue possible : l'imagination.

J'imagine la demoiselle assermentée, alangui, charnelle, à moitié dévêtue, allongée sur mon clic-clac, me faisant signe de la rejoindre d'un mouvement érotique de doigt presque parfait... Cette vision n'est pas la pire des visions pour un condamné à mort, et cette mort n'est pas la pire des morts, j'espère simplement qu'aucun pseudo héros ne se penchera sur mon cadavre pour essayer de le réanimer...
Je ne vois pas qui s'y aventurerait...
La jolie demoiselle assermentée aux doigts presque parfaits...

« Monsieur !... »

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