Marche ou rêve
etreinte
Au volant de ma voiture je trace et découpe la brume sur les routes sinueuses de mon département pourri, berceau de cercueils, que pourtant tous ceux de mon âge admirent et évoquent dans leurs conversations avec des yeux aussi lumineux que mes plein-phares. Il fait nuit noire, la départementale est déserte et découpe les champs. J'ai l'image d'un océan de terre et l'idée me terrifie, allez savoir pourquoi. Les lampadaires qui bordent la voie semblent déprimer avec leur éclairage jaunâtre digne d'une ampoule à basse consommation qui n'a eu le temps de chauffer. Sur ma gauche commencent à défiler les premières habitations, prémices d'une agglomération paresseuse qui s'étale de tout son être dans cette étendue de néant.
Les maisons sont immenses. Elles ressemblent à des manoirs ou des annexes de château. Dans leurs cours fleuries sont stationnées presque systématiquement des voitures qui en disent long sur le niveau de vie de leurs propriétaires.
Au volant de la mienne, je suis un nuisible dans l'obscurité. Une tâche sombre qui n'avait pas besoin de se trouver dans les ténèbres pour être déjà invisible.
Je roule lentement et j'ai le temps d'apercevoir l'intérieur de ces splendides demeures – que je n'aurais jamais – à travers les larges fenêtres de celles qui sont encore éclairées.
L'une d'entre elles donne sur un salon, ou plutôt une salle à manger, et mes yeux dont le regard y entre par effraction distinguent une famille nombreuse attablée pour une occasion qui m'échappe. Trois secondes plus tard, une rangée d'arbre me barre la vue, mais l'image est déjà gravée dans ma tête.
Au volant de ma voiture, je suis prêt à tout pour qu'il se passe enfin quelque chose. Même foncer dans une façade en pierre ou un mur en béton me paraît plus amusant que de rentrer chez moi. Je rêve que l'on me fasse signe de l'une de ces fenêtres. Qu'on me dise « Mais entre ! Qu'est-ce que tu fous dehors à cette heure-ci ? Viens boire un coup et discuter avec nous !
Ne reste pas seul. »
Mais les français n'accueillent déjà pas les sans-abris, on ne va pas leur demander en plus d'accueillir les déprimés fauchés et en manque de chaleur humaine.
Autant chasser cette idée tout de suite. On dit que le bonheur est un choix de vie, une façon de voir le monde qui nous entoure, et c'est sans doute vrai. Mais il existe une maladie plus vicieuse que le cancer qui nous empêche d'adopter cette vision positive quitte à déprécier ce qu'il ne faut pas. Une maladie qui vous fait même douter de votre désir de guérison.
A quoi ça servait de découvrir que la Terre est ronde et qu'elle tourne autour du soleil si nos existences sont plates et tournent autour de l'oseille ?
C'est cette maladie qui me pousse à prendre le volant de ma voiture et faire des tours sans destination le soir, juste pour voir que les gens vivent, dehors, juste pour voir autre chose que les quatre murs jaunis de mon studio.
Qu'ils aillent se faire foutre avec leur numéro vert et leurs amitiés offertes par charité.
Je n'ai bientôt plus assez d'essence pour rester au volant de ma voiture et encore moins d'argent pour faire le plein. Tant pis.
Je prends le chemin du retour, me gare devant chez moi et m'assois sur le trottoir au lieu de rentrer, m'allumant une cigarette au passage, aussi appelée « Clou de cercueil » par certains, une image que je trouve cruellement précise.
Il m'arrivait parfois d'oublier l'existence du ciel et de l'air.
Ici c'est marche ou rêve, et avant que mon mégot ne virevolte dans les airs et ne s'écrase dans une salve d'étincelles sur le bitume crasseux, j'ai choisi mon camp.