Margot

jo-ann-chrolis

MARGOT

Avant toute chose, ce qu’il faut faire, c’est réfléchir. Je ne suis pas le premier homme à avoir tué quelqu’un.

Si d’autres s’en sont sortis, je m’en sortirai aussi.

Mais on n’a jamais entendu parler d’un mec qui ait réussi.

D’un autre côté, s’il s’en vantait dans la presse, il se ferait arrêter illico. CQFD.

Trop d’affolement nuit.

Ça devrait être placardé chez les toubibs. J’ai le cœur qui bat tellement fort, qu’il risque d’imploser. J’ai l’impression d’avoir un feu qui couve sous la peau de ma poitrine.

Dans deux jours, un voisin entrera d’un coup d’épaule, alerté par l’odeur et ne retrouvera que ma paire de baskets et mon bras gauche, celui où est tatoué le nom de Margot.

Ils parleront de combustion spontanée.

Finalement, dans un sens comme dans l’autre, je me retrouve dans le canard.

Je vois déjà les commentaires laissés sur les pages d’étrangetés sur le Net. Les messages que les fêlés auront laissés, sous couvert d’être attirés par les mystères scientifiques.

Je les vois déjà imaginer que Margot est une ancienne petite amie, ou le prénom de ma mère.

D’autres y verront le signe que l’amour transcende la mort.

Margot était une femelle bouledogue.

Une sale carne qui bavait et ronflait. Méchante comme la gale, pas câline pour deux sous. Je l’avais recueillie dans un refuge, quelques jours avant Noël. Ma bonne action de l’année.

Personne n’en voulait. Elle venait de se prendre un pare-chocs de voiture dans la gueule et ça lui avait déformé l’arcade ; relevant son œil droit d’un bon centimètre, par rapport à l’autre. Je l’ai trouvée sympa, moi, sa grosse tête couturée, ses crocs inférieurs qui dépassent des babines.

Faut croire que ça lui avait touché un peu le cerveau aussi. Elle n’était pas trop fan des gens. Même pas de moi.

Elle me suivait partout en ronflant et en soufflant, on aurait dit que ça l’emmerdait. Quand je me posais sur le canapé, elle se laissait tomber sur le côté, d’un seul coup. Comme si ses pattes pouvaient pas plier. Elle s’endormait en deux secondes, d’un sommeil entrecoupé de rêves qui lui faisaient bouger les oreilles et avoir de drôles de soubresauts.

Jamais, elle ne s’est mise à côté de moi, sur le coussin, pendant que je regardais la télé. Les trucs de Lassie, c’était pas pour elle.

Malgré tout ça, personne ne m’a jamais aimé autant qu’elle. Ça valait bien un tatouage.

Et puis, j’aimais bien ce nom là. Ça faisait romantique. Ça faisait grande fille brune qui n’a pas peur de la pluie.

Ce genre de nanas que je crois toujours apercevoir de dos dans les bars et qui ressemblent à des Juliette quand elles se retournent.

Je pourrais pas aimer une Juliette. J’ai pas de talent pour le fragile. Je suis pas un type rassurant qui regarde droit devant avec des épaules de marin.

Les Margot-femmes, ça court pas les rues.

Et pis, peut être qu’en me voyant, elles courraient encore plus vite.

J’suis trop petit, j’suis trop maigre, j’suis trop sec. Moi et mon gros bouledogue poussif, on était des repousse-Margot.

C’est la vie.

Alors, sans trop oser la rêver, je traînais dans les rues, quand il pleuvait. On sait jamais. Qu’elle serait apparue sous un grand parapluie rouge comme sa bouche.

Et je lui aurais dit quoi ?

Un petit café, mademoiselle ?

Avec ma voix gouailleuse, mon sourire gris, ma clope collée au coin de la bouche, elle se serait enfuie en courant.

J’aurais eu que le temps de me retourner pour voir ses jolis bas tachés par la pluie, ses chaussures à talons qui claquent sur les pavés.

J’aurais jamais pu la rêver que de dos.

Dans les cafés, le soir, je les vois, les loups, avec leurs belles paroles, leurs mains caressantes qui descendent sur le dos. Ils ont la canine luisante. Et elles, les Juliette, elles ont des rires qu’elles doivent pas avoir d’habitude, elles essuient une trace qui existe pas sur le bar pour que les loups voient le beau vernis sur leur main gauche sans bague.

Et subjuguées par leur propre vernis, elles ne se rendent pas compte que leur alliance à eux, dort dans le fond de leur poche de veston, qu’ils ont une petite auréole à l’annulaire, la seule qu’ils auront jamais. Les salauds.

Faut pas jouer avec les Juliette. Ça casse.

J’suis pas doué pour le fragile, mais ça, j’le sais.

Quelquefois, j’emmenais Margot, mais elle devait toujours rester dehors.

Elle fait peur aux clients, qu’y disait, le barman.

Alors, elle attendait à l’extérieur, près de la porte. Je l’attachais pour la forme. Elle bougeait pas. Personne aurait voulu la voler. Il suffisait qu’elle lève la tête pour que les gens s’en aillent.

Elle décourageait la caresse.

Quand j’avais ma dose, quand j’avais plus faim, je la retrouvais dehors. Je poussais la porte du bar avec elle derrière et elle se réveillait de son faux sommeil de chien.

Elle secouait la tête comme une princesse qui comprend pas que cent ans viennent de lui passer entre les doigts.

De temps en temps, je me retournais pour qu’elle avance plus vite : dépêche toi, bordel, que je lui disais, il caille.

Elle baillait ou elle éternuait, s’arrêtant à chaque poubelle, chaque arête de mur pour renifler les rigoles de pisse qui commençaient à sécher.

Quand elle se hissait sur les vingt cinq marches qui menaient chez nous, après la porte étroite de l’entrée, je grattais de l’ongle de pouce ses flancs pleins de boue, ça la faisait grogner.

T’es dégueulasse, Marge, je lui disais.

Et j’étais content d’avoir sur mes doigts son odeur de poil graisseux.

Ce qu’elle pouvait faire du bruit quand elle mangeait... J’étais presque obligé de pousser la porte de cuisine pour ne pas avoir à monter le son de la télé.

Mais je ne fermais jamais tout à fait. Les seules fois où je l’avais fait, elle était passée par la chambre, sa tête bourrée de cicatrices s’encadrant en bas de la porte, avec son air toujours entre l’étonnement et la folie.

T’as qu’à faire moins de bruit, que je lui disais, en me renversant dans le canapé.

Mais elle s’était barrée au début de ma phrase, à croire que le son de ma voix la faisait fuir.

Ce qui s’est passé, c’est bien simple.

D’abord, on recule pas en voiture dans cette allée. Elle est trop étroite. C’est là qu’on met les grandes bennes en ferraille. Y’a que des matous qui traînent et des rats si gros qu’ils font courir les chats.

On recule pas si vite, sans lumière, quand il fait noir et qu’il pleut.

J’ai eu le temps de rien.

C’est quelque chose dans mon cerveau qui a fait que j’ai bondi comme un chevreau sur le côté en m’écorchant le bras sur une brique cassée du mur. Un réflexe de survie, comme ils disent.

J’ai juste entendu le choc et je me suis dit : mais c’est pas possible, je suis contre le mur.

Elle a même pas crié. Elle s’est pas rendu compte.

A un moment, elle marchait tête basse en ronflant et l’instant d’après, elle rencontrait le deuxième pare-chocs de sa vie.

Le gars est sorti comme un diable de sa boîte. Je voyais pas son visage. Il a fait le tour de la voiture, il est passé à côté de moi et j’ai senti qu’il portait un parfum cher. Il s’est penché sur l’arrière de la voiture et a juste dit : oh, c’était qu’un chien.

 

C’est forcément moi qui l’ai tué.

Y’a pas eu d’éclair blanc, d’abeilles bourdonnantes devant mes yeux.

Mais j’ai pu que le tuer.

J’vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre.

Je sais juste qu’après, j’ai pris le gros corps lourd de Margot avec sa tête couturée qui saignait et que je l’ai mis dans une des bennes, avec un sac mou par-dessus qui lui fait une couverture.

La pluie lavera les empreintes. Ils trouveront du sang sur son pare-chocs arrière et verront que c’est celui d’un chien, ils ne feront pas de rapprochement.

On ne tue pas pour un chien.

J’ai monté les vingt cinq marches, pesamment.

J’ai lavé mes jointures qui saignaient et mis de l’alcool dessus. Dans la cuisine, à part son assiette où je mets les couennes de jambon et le reste de riz, y’a pas trace d’elle. Pas de jouet dans le salon, pas de laisse accrochée au porte manteau.

Juste une vague odeur de poil graisseux qui flottera encore quelques jours avant de disparaître.

Y’a que du silence dans l’appartement. Rien qui ronfle, qui grogne, dont les griffes égratignent le vieux lino incolore.

J’vais aller voir les flics, je leur dirai que j’ai tué un gars.

Je leur dirai pas pourquoi. Y comprendraient pas.

En taule, je serai là, avec mon petit torse étroit, mes bras nerveux. Je mettrai une clope derrière mon oreille dans la cour pour la promenade et personne verra mon sourire gris.

Pourquoi qu’t’es là ?  

Je répondrai rien.

Je parlerai à personne.

J’écouterai juste mon compagnon de cellule qui ronflera et peut être que ça me fera du bien et que je me sentirai moins seul.

Qu’est ce que t’as fait, qu’ils continueront en me suivant dans la cour et en s’asseyant à ma table.

Comme ils sauront rien, ils inventeront. Ils regarderont mes yeux cernés, le tatouage sur le haut de mon bras gauche.

Sûrement pour un crime passionnel, qu’ils chuchoteront.

Et ils auront raison.

                                                                                              17 décembre 2008

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