Margot
Alizée Villemin
Ce fut le cri des charognards qui m’alerta en premier. Ils tournoyaient au sommet d’une colline, attirés par quelque chose dont ils n’osaient s’emparer. Curieuse, je décidai de retarder quelque peu mon pèlerinage pour aller voir.
Une fois sur place, j’aperçus ce qu’ils convoitaient : un cadavre étendu sur le ventre. Une femme d’approximativement mon âge, ma corpulence et les cheveux aussi clairs que les miens, même s’ils étaient bien plus longs. Ici s’arrêtait néanmoins la comparaison ; en m’approchant, je pus constater qu’une atroce cicatrice la défigurait, traversant son visage de part en part. Elle avait dû avoir beaucoup de chance pour survivre à une blessure pareille. Je la retournai pour comprendre ce qui l’avait tué. La mare de sang qui imbibait sa chemise au niveau du nombril me renseigna bien vite. Coup d’épée. Sale mort.
Je me redressai, songeuse. Il n’était pas dans mes habitudes de détrousser les défunts, mais ses bottes et sa veste en cuir étaient particulièrement tentantes… J’en avais tellement assez d’être trempée jusqu’aux os… N’y tenant plus, je l’en délestai et dénichai également, pour ma plus grande joie, toute une série de poignards ouvragés de la plus belle facture. Alors que j’allais quitter les lieux, bien mieux équipée qu’avant, un éclat de soleil attira mon œil. Tiens ? Elle portait un bijou autour du cou. Je détachai le pendentif et me redressa en l’admirant dans le creux de ma main. C’était une dent, une canine de carnivore sertie dans de l’argent et gravée d’inscriptions incompréhensibles. Je la mis dans ma poche, sachant que j’en tirerais un bon prix dans la ville la plus proche.
Je me surpris à fredonner en redescendant sur la route. Finalement, la journée n’était pas si mauvaise, enfin, pour moi, bien évidemment. Elle… Bah, le malheur des uns fait le bonheur des autres, c’est bien connu, et j’avais déjà eu ma dose en tragédies. À mon tour d’avoir un peu de positif. Je l’avais bien mérité…
À l’approche du village, je plissai le nez sous l’odeur âpre de la fumée. Les mercenaires avaient encore dû revenir. Je ne savais vraiment pas ce qui les attirait ici, pour y retourner aussi régulièrement… Ne tenant pas à subir tout de suite ce paysage de désolation, je décidai de passer la nuit un peu plus loin. Je m’enfouis sous les buissons, me camouflant ainsi au regard de l’ennemi. Encore une nuit froide et humide, sans toit ni lit.
À mon réveil, je clignai des yeux, aveuglée par le soleil qui transperçait les branchages me protégeant. J’émergeai lentement, un peu hébétée. J’avais perdu l’habitude de cette luminosité ; depuis que la guerre avait commencé, les innombrables incendies avaient obscurci le ciel, et le temps n’avait presque jamais été clément. C’était en tout cas une sacrée bonne nouvelle, j’allais peut-être enfin pouvoir passer une journée complète sans avoir froid !
Une drôle de sensation m’accompagna lorsque je me remis en route. Je ne m’étais pas encore faite à mes nouvelles bottes, et j’avais l’impression que mon pied était un peu compressé, même si elles étaient à ma taille. J’avais simplement cessé de porter des chaussures depuis si longtemps que mes pieds avaient dû s’élargir. Le manteau me gênait également, qui flottait sur mes épaules puisque j’étais bien plus maigre que sa précédente propriétaire… Peu importe. Je m’y ferais.
Je décidai d’affronter le village ce matin. Avec le soleil, le spectacle me semblerait peut-être un peu moins terrible, et puis je ne pouvais pas faire demi-tour maintenant, alors que j'arrivais de si loin...
Le fossé et l’enceinte en bois vieilli me parurent étonnamment en bon état. L’odeur de fumée avait totalement disparu. D’un coup, je me figeai sur la route, à deux pas d’entrer dans le bourg ; étaient-ce des rires d’enfant que je venais d’entendre ? Alors il y aurait des survivants ?
Je repris la marche, avançant toutefois d’un pas encore plus circonspect que d’habitude, terrifiée, et au détour d’une maison délabrée, un spectacle inespéré me frappa de plein cœur. C’était une fête de village. Des gens dansaient ! Des tables avaient été dressées sur des tréteaux de bois, et la nourriture semblait abondante. Lorsque j’aperçus le cochon de lait à la broche, je me mis à saliver comme jamais.
— Margot ! Maman regarde, c’est Margot !
— Margot ? Oh, par les dieux, c’est toi ! Tu es revenue, j’étais si inquiète ! Mais ton visage… C’est de la sorcellerie ! Et tes cheveux, tu les as coupés ? Que s’est-il passé ? Qu’as-tu fait ? On dirait que tu n’as pas mangé depuis des jours ! Où étais-tu ?
Reconnaissant soudain ma mère et ma petite sœur, tuées sous mes yeux l’année précédente à cette même place, je tombai à genoux et fondis en larmes. Alicia courut vers moi. Je la serrai si fort qu’elle se tortilla pour se dégager.
— J’aime mieux ta tête maintenant, tu me faisais peur avec ta cicatrice. Tu viens manger ? C’est notre dernier cochon. Je suis tellement contente que tu aies réussi à éloigner les mercenaires qui voulaient nous le voler…
Essuyant mes larmes d’un revers de manche, je m’avançai vers ma mère, ne comprenant absolument rien à ce qui m’arrivait, mais n’en ayant cure ; je venais de retrouver la vie que l’on m’avait arrachée.
À mon cou palpitait la mystérieuse dent, dont les inscriptions s’éteignaient progressivement…