Marguerite met les voiles
Sophie Marchand
Marguerite ne sait pas, quand elle décide d'emmener ses petits enfants au restaurant ce dimanche, qu'elle va y rencontrer le « grand amour ».
Il est arrivé peu de temps après qu'elle se soit installée à une table avec ses deux petits chenapans. Grand, assez mince, elle le voit d'abord de dos puis quand il se retourne, leurs regards se croisent et elle est surprise par les beaux yeux clairs. Elle tourne immédiatement la tête, elle vient là pour passer un moment agréable avec ses petits enfants et pas pour séduire. Pendant le repas animé de rires et de babillages, elle ne peut s'empêcher de le regarder une ou deux fois à la dérobée, et à chaque fois elle voit qu'il l'observe, il y a même l'ébauche d'un sourire de sa part.
A la fin du repas, les enfants quittent la table bruyamment, elle se retrouve seule à déguster son café, soudain, il se lève et en deux enjambées il est devant elle.
Il lui dit « excusez moi de vous dérangez, mais vous vivez seule ? », elle marque un temps de surprise devant une question aussi directe puis répond dans un souffle « oui » alors il enchaîne « Je suis dans la même situation que vous, voilà ma carte, si vous voulez m'appeler un jour, cela me ferait plaisir de prendre un verre avec vous ».
Marguerite prend le petit carton blanc et lit « entreprise de tuyauterie industrielle ».
Elle a attendu quelques jours avant d'appeler. Ils se retrouvent dans le même restaurant. Du vouvoiement, il propose très rapidement de passer au tutoiement.
Il a 55 ans et s'appelle Georges. Il a d'ailleurs une très vague ressemblance avec l'autre, celui qui vend du café, enfin c'est peut-être simplement le geste quand il porte la tasse à sa bouche !
Il lui parle de son entreprise qui l'amène à voyager au Brésil, à Mayotte, en Russie, de son amie, plus jeune que lui, qui vient de le quitter. Elle, elle lui parle aussi de ses voyages, de ses amours.
Quand il lui dit qu'il aime danser, elle lui propose de continuer la soirée dans la boîte latino qu'elle fréquente de temps en temps.
En arrivant, il y a peu de monde et puis petit à petit ça se remplit, un monde coloré, bigarré, des noirs, des blancs, des latinos, des vieux, des jeunes, des maigres, des très gros. Tous ont en commun l'amour de la danse et de la fête.
Marguerite lui indique une femme avec de longs cheveux bruns « tu vois elle, c'est une Chilienne, elle vient tout le temps ici en famille, avec ses grands enfants, son mari » puis « tu vois là-bas, le groupe d'hommes ce sont des Colombiens qui font un chantier dans la ville ; la dernière fois que je suis venue, ils voulaient m'embarquer avec eux pour aller danser ailleurs après la fermeture mais veiller toute la nuit, pour moi, c'est fini, il me faudrait toute la semaine pour récupérer» .
Marguerite s'est commandée un rhum coca, « Cuba libre » dit elle mais elle ajoute certains Cubains l'appellent « le menteur ». A la surprise de Georges, elle avale le « Cuba libre » ou « le menteur » presque d'une seule traite, elle lui dit : « mon carburant ! ». « Tu permets ? »
Et sans attendre de réponse, elle s'éloigne vers la marée humaine qui s'agite sur la piste.
Elle danse seule sur le rythme de salsa, elle bouge bien, il sent une bouffée de désir l'envahir. Puis il ne la voit plus, elle s'est faite happer au milieu des danseurs.
Quand la musique change, il la voit revenir ; un Colombien du groupe se dirige vers elle et l'attrape par le bras, ils échangent quelques paroles et sourires et la revoilà à côté de lui.
Il la ramène chez elle, elle lui propose un dernier verre qu'il ne refuse pas.
Marguerite a décidé que cet homme là, il est pour elle, alors elle lui ouvre son lit et le garde bien au chaud contre son cœur et son corps « toda la noche » ou « toda la vida ».
*****
Marguerite est enfin à la retraite. Elle vit depuis 6 mois avec Georges, son cadet de 4 ans qui lui est toujours en activité.
Ils sont heureux, Marguerite surprend parfois le regard de Georges posé sur elle, comme si elle était la 8ème merveille du monde et elle se dit « pourvu que ça dure… ».
Quand ils se promènent ensemble et qu'ils croisent des femmes plus jeunes qu'elle, celles-ci ne semblent pas insensibles au charme de Georges et à ses beaux yeux verts, alors Marguerite serre un peu plus fort la grande main de son ami.
Bien sûr de temps en temps, son regard à elle se perd dans le lointain, son visage se tend vers le ciel comme si elle humait le vent. Georges l'appelle alors « mon petit chien vagabond ».
Puis un jour, il y a l'appel au secours de l'autre côté de la terre. « Mag, j'ai eu un accident. Il faut que je me fasse opérer, viens me chercher s'il te plaît et emmène moi à Singapour, ici, je n'ai pas confiance ».
Pourquoi quand elle parle à Georges de sa décision, se sent-elle comme une petite fille ? Pourquoi ses mots manquent ils de conviction, sonnent-ils faux comme si elle savait déjà qu'ils ne peuvent faire leur chemin dans le cerveau de Georges ?
Sa réaction en effet est sans équivoque. « Quoi ? ? ? » tonne-t-il provoquant aussitôt l'amas de lourds nuages noirs au-dessus de leurs têtes. « Un accident de badminton ? tu veux rire ? »
« Non » répond calmement Marguerite « il a reçu le volant de badminton dans l'œil, son œil ne voit plus rien et il faut l'opérer ».
« Et toi, tu veux y aller, rejoindre cet ex que tu n'as pas vu depuis des années ? ».
« Oui » dit Marguerite qui a du mal à soutenir le regard aigu de Georges « c'est un artiste, il a besoin de ses deux yeux, je dois l'aider ».
Les nuages noirs se sont mis à tourner telle une tornade au-dessus de leurs têtes et menacent d'engloutir leur bel amour. L'esprit de Marguerite reste alors figé sur l'image d'un tourbillon d'eau qui s'échappe inexorablement au fond d'un lavabo et elle se rappelle son étonnement quand elle a su que l'eau tourne dans l'autre sens de l'autre côté de la terre.
Quand ils se couchent le soir, leur lit s'est transformé en un grand lac noir et glacé. Marguerite a froid maintenant, elle voudrait se coller contre le grand corps de Georges mais elle le devine dur et inhospitalier alors elle se paralyse.
Le lendemain matin, devant le miroir, elle prend peur, il est des nuits qui sont comme des années.
Ses yeux cernés, son visage pâle et fermé, elle se dit « tu es complètement folle ma pauvre fille ! » puis à sa grande surprise, en regardant mieux, elle voit dans le miroir naître et peu à peu s'épanouir un sourire sur ses lèvres, le sourire de celle qui brouille les cartes et relance les dés.
*****
Marguerite n'avait pas cédé. Au début cela avait été dur, Georges était distant puis il avait perçu peu à peu que sa décision serait sans appel. Marguerite avait souffert également, prise dans ce conflit interne, partir aider son ami ou rassurer l'homme qui doutait de son amour alors elle avait progressivement pu trouver les mots, expliquer « il a besoin de moi et je peux l'aider alors pourquoi je ne le ferais pas ? ».
Georges avait capitulé, bougonné «OK mais ne compte pas sur moi pour t'emmener à l'aéroport ou aller te chercher ». Marguerite s'était détournée pour cacher son sourire.
Dans l'avion qui l'emmenait vers une première escale pour Hong Kong, sa voisine était une belle femme rousse qui avait troublé Marguerite avec ses yeux du même vert que ceux de Georges. Elles avaient rapidement sympathisé se rendant compte qu'elles avaient pris le même journal à Paris et l'avaient ouvert directement à la même page, vieux réflexe pour l'une, nécessité professionnelle toujours d'actualité pour l'autre : « le monde de l'économie », mimétisme qui les avait fait sourire.
Marguerite avait raconté son histoire. Sa voisine qui s'appelait Adeline lui avait dit en riant « il a accepté que vous partiez, vous avez un amoureux intelligent ! » Adeline avait parlé d'elle également, après avoir sillonné la Chine pour une entreprise de textile, elle y venait maintenant pour les grandes foires d'automne car elle avait créé sa propre société de cadeaux d'entreprise. A la question de Marguerite, elle dit qu'elle vivait seule et après un silence comme si elle pesait ses mots « pour moi, le couple, c'est presque une obscénité, deux personnes qui s'accrochent l'une à l'autre, souvent plus par peur que par désir ». Elle regarda vivement Marguerite, elle craignait de l'avoir choquée mais comme celle-ci semblait intéressée, elle continua, « je pense que les rapports des hommes et des femmes vont être complètement bouleversés quand la procréation n'y aura plus sa place, le modèle traditionnel va exploser ».
Un vol plus tard, Marguerite retrouva son ami Malik qui lui donna une accolade discrète. Une longue rangée de femmes voilées attendaient pour embarquer, pèlerinage ou main d'œuvre pour un pays du Golfe, elle se posa la question et pensa au modèle futuriste qu'Adeline avait brossé pour elle, on n'y était pas pour tout de suite, en tout cas pas ici.
Malik était le même homme qu'elle avait connu quelques années plus tôt, expansif et chaleureux avec une dose de naïveté qui attendrissait Marguerite ou l'agaçait suivant son humeur.
Tout était prêt à Singapour, le diagnostic avait été transmis par le médecin de Malik et l'opération était prévue 48H après une première visite à l'hôpital.
Ils embarquèrent, quelques heures de vol puis s'installèrent dans un hôtel du quartier chinois qui avait l'avantage d'être à côté de l'hôpital.
Ils se rendirent à pied à l'hôpital, longèrent un temple hindou où de temps en temps on entendait des claquements étranges, Marguerite risqua un œil : le sol était jonché d'offrandes de noix de coco que les croyants projetaient sur le sol.
A l'hôpital, qualité de l'accueil et professionnalisme n'avaient rien à envier aux hôpitaux français.
L'après-midi, ils se rendirent dans la galerie d'art où Malik laissa quelques dessins dont la vente devait permettre de financer son opération.
L'opération de Malik se passa très bien, quelques jours après, rassurée, Marguerite quittait son ami.
A son arrivée à Paris, alors qu'elle se pressait vers la sortie pour trouver un taxi, elle aperçut « son » Georges tout sourire qui l'attendait au milieu de la foule.