Mathieu et Anaké

Victor Jlln

Mathieu sortit sa vieille photographie de sa poche et la contempla avec un sentiment mêlé de rage et de déception : « comment ont-ils pu me forcer à quitter ma terre ? ». Au loin se trouvait le « Grand marché » comme tout le monde le surnommait, des magasins encastrés sous un gigantesque dôme d'écrans mettant en scène des publicités plus farfelues les unes que les autres. Pour Mathieu, cela ne ressemblait en rien à un marché. Mais où étaient donc passées les boulangeries, les superettes du coin ? Il savait bien que tout le monde le prenait pour un vieux grincheux. Il avait un jour entendu des enfants le traiter d'« asbine ». Il n'avait aucune idée de la connotation de ce terme, mais cette expression ne sonnait surement pas comme un compliment.

En se retournant, il vit un gamin aux grands yeux écarquillés qui le dévisageait. « Et bien petit, tu as trop joué à l'ordinateur, tu n'arrives donc plus à fermer les yeux ? » demanda Mathieu sur un ton arrogant. « Môsieur, c'est vrai que tu ne souries jamais ? » demanda l'enfant. « Pourquoi voudrais tu que j'ai le sourire petit, regarde à quoi ressemble la ville désormais ». L'enfant, le plus naturellement du monde, prit Mathieu par la main et l'emmena sur une étrange plateforme métallique. L'enfant manipula, avec une vitesse frappante vu ses petits doigts grassouillets, une tablette numérique située à l'arrière de la plateforme. Cette dernière s'éleva de quelques centimètres et se mit en marche. Mathieu eut à peine le temps de se cramponner aux rambardes. L'enfant, quant à lui, ne semblait pas avoir de problème avec la vitesse que prenait l'engin volant sur lequel il avançait vers la ville. « Mais où m'emmènes-tu petit ? ». Le gamin ne semblait pas tenir compte de sa question. Mathieu s'avoua intérieurement que le voyage était relativement agréable. La plateforme donnait l'impression de flotter dans les airs et la brise qu'il ressentait n'était pas des plus désagréables

Arrivée aux portes du « Grand marché », l'enfant tira Mathieu par la manche. « Mais où va-t-on ? Tu as perdu ta maman ? Quel est ton nom ? ». L'enfant répondit qu'il se nommait Anaké et qu'il voulait lui faire une visite de la ville. Mathieu avait de la peine à garder les yeux ouverts, aveuglés par les panneaux publicitaires qui l'entouraient.  Anaké tendit une paire de lunettes à Mathieu et lui suggéra de les porter. Il lui expliqua, qu'avec ces lunettes, il pouvait choisir quels types de publicités il souhaitait. Mathieu sélectionna la catégorie « graines et plantations », surpris que de telles publicités existent. En mettant les lunettes à son nez, tous les écrans perdirent leurs couleurs flashies et mirent en scène des forets, des vidéos accélérées de croissance d'arbres. Bien que sceptique, Mathieu se sentit plus à l'aise et réussit à ouvrir les yeux. L'endroit prit alors un tout autre aspect.

Mathieu s'étonna de certains passants qui marchaient tout en ayant des casquettes à visières sur lesquelles été projetés des films. « Mais comment font-ils pour ne pas se prendre de murs tous ces gens, ils ont tous les yeux rivés sur leur téléphone, leur montre tactile » demanda-t-il à Anaké. Ce dernier répondit que tous les appareils électroniques étaient aujourd'hui équipés de GPS reliés aux chaussures des utilisateurs. Mathieu eut du mal à saisir toutes les explications de Anaké, mais comprit d'une manière générale que les GPS agissaient tels des radars et émettaient un signal aux chaussures afin qu'elles contournent les autres passants. Anaké ne cessait de baisser la tête et Mathieu ne comprit qu'après un certain temps qu'il saluait les gens qu'ils croisaient. « Anaké, ne me dis pas que tu connais toutes les personnes que l'on voit ? ». Anaké répondit encore une fois, le plus naturellement du monde : « Mais si Môsieur. La dame là-bas, tu vois, elle s'appelle Erika, elle tient un blog de cuisine, elle me fait gouter ses nouvelles pâtisseries de temps en temps. Lui, c'est Henrik, il met en ligne des vidéos de guitare sur le réseau. Je sais jouer de la guitare grâce à lui maintenant. Tout le monde a une place sur le réseau ». Mathieu n'osa pas demander à quoi correspondait le réseau mais se doutait qu'il s'agissait d'internet, comme on l'appelait à son époque.

La visite se poursuivit durant une heure, au rythme des explications d'Anaké, toutes plus curieuses les unes que les autres. Mathieu découvrit cette ville sous un autre jour, mais gardait un sentiment d'amertume. A un moment donné, Mathieu s'arrêta net : « c'est ici ». Anaké, interloqué lui demanda ce qu'il se passait. Mathieu sortit de sa poche la photographie représentant une vielle maison. Il expliqua à Anaké qu'il s'agissait de son ancienne maison, qui était autrefois construite à l'endroit même où ils étaient. L'enfant l'interrogea sur la cheminée, ignorant son utilisation. S'ensuivirent des discussions interminables entre Mathieu et Anaké, confrontant deux générations et deux villes bien différentes.

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