Matin calme

laurence-nightingale

De brusques élancements tiraillaient son abdomen. Elle s'accroupit dans le jardin encore brumeux et plaça ses mains de part et d'autre de son ventre. Depuis six mois qu'elle avait largué son job de maquettiste pour suivre, avec enfants et bagages, son mari muté en Corée du Sud, son corps ne cessait de se révolter. Ce furent d'abord d'insupportables maux de tête qui l'obligeaient à s'allonger sur-le-champ dans l'obscurité. Leur succédèrent des brûlures d'estomac qui charriaient un âpre filet de salive jusqu'au fond de sa gorge. Puis s'installa cette sensation vertigineuse d'être au bord de l'évanouissement. Elle grignotait alors des hotteok, sorte de pancake coréen, fourré de cacahuètes ou d'amandes concassées et de cannelle, et le malaise s'éloignait grâce à cette forte charge glycémique. Elle avait accusé en bloc le stress de l'expatriation, le décalage horaire, le changement d'alimentation (nourriture saine, soit, mais avec des épices qui arrachaient le palais et le tube digestif au premier touriste venu). Et voilà que, depuis quelques jours, des tenailles, régulièrement, lui enserraient la taille. Il lui semblait qu'elle n'allait pas pouvoir apprivoiser cette nouvelle vie.

D'habitude à cette heure, le mardi, elle transpirait à la salle de sport avec ses copines imposées, les french wives établies à Okpo, sur l'île de Geoje. Les conjoints respectifs travaillaient sur le même chantier naval et cet esprit grégaire commun à tous les expatriés les poussait à se réunir régulièrement. Mais cela faisait plusieurs semaines qu'une fatigue l'essoufflait et elle n'avait plus assez d'énergie ni d'envie pour les séances de barre au sol.

D'ailleurs, Anne-Solène lui avait suggéré, à plusieurs reprises, de manger moins et bouger plus. Tel un spot publicitaire qui incite, de manière insistante et répétée, à acheter une appétissante friandise trop grasse, trop sucrée, trop salée, tout en avertissant qu'il faut éviter de la consommer. Acheter puis à jeter. Ne pas grignoter. Se remuer le popotin. Anne-Solène et ses conseils judicieux. Anne-Solène et sa plastique parfaite. Anne-Solène et son antidépresseur qui lui coupait opportunément l'appétit.

Noéline, elle, avait l'impression d'engranger huit cents grammes à chaque carré de chocolat ingurgité. Cela n'allait pas durer. Il ne restait qu'une demi-tablette sur les douze qui avaient voyagé dans la malle. Une tablette par mois, du chocolat pour un an. Dans l'effervescence des préparatifs, cette quantité lui avait paru raisonnable, et même bénéfique pour sa ligne. Mais elle devait bien admettre qu'elle avait sous-estimé sa consommation d'anxiolytique naturel. Et ses difficultés d'adaptation aux changements de toutes sortes. Elle avait déjà quitté son pays natal et visité quelques capitales européennes, aussi avait-elle envisagé cette longue parenthèse comme d'enrichissantes vacances. Mais Rome, Athènes ou Prague ne provoquaient pas de dépaysement démesuré  et, depuis qu'elle avait posé ses Converse sur le sol asiatique, quelque chose ne tournait pas rond.

Un poids énorme écrasa ses reins et la douleur se répandit, telle une lame de fond, insoutenable et imprévisible. Elle s'agrippa au tronc du cerisier en fleur. Une fissure sur l'écorce lui rappela la cicatrice qu'elle portait au bas du ventre. Dans un geignement étouffé, elle laissa ses entrailles répandre sur le sol leur tréfonds. C'était ensanglanté et gluant, et si petit qu'elle l'enveloppa bien serré dans son foulard. Elle creusa un trou au pied de l'arbre séculaire, y déposa délicatement son secret, et, d'un geste méticuleux, tout en chantonnant à voix feutrée un doux refrain, le recouvrit de terre.

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