Même les bébés pigeons ont le droit de vivre

jean-fabien75

Oui, je sais, cette approche de la vie animale est assez radicale, pour ne pas dire révolutionnaire.

Oui, je sais. Inutile de le nier, je le lis au fond de tes yeux : tu penses que tout le monde se contrefout des pigeons, au moins autant que des saumons à poils ras ou des loutres à cou tacheté (même si on n'a encore jamais vu une loutre chier sur un pare-brise à ma connaissance). Oui mais voilà, l'autre jour que je glandais à la machine à café, un collègue m'a interpellé sur un fait étrange. Il m'a dit – je le cite de mémoire : « on ne voit jamais de bébé pigeon à Paris, tu as remarqué ? ». Sur le moment, j'avoue m'être interrogé sur la composition exacte de son café. Je suis donc reparti discrètement à mon espace de travail – comme une loutre à la poste –, le laissant à ses interrogations animalières. C'est que je n'avais pas que ça à faire, on était vendredi, il fallait que je commence à organiser mon week-end.

La vie passionnante du pigeon parisien
Ça m'a quand même trotté dans la tête, et assez vite il m'est devenu impossible de ne pas cogiter sur la tronche débile du pigeon, avançant sur les trottoirs parisiens avec son cou désarticulé – dans ce mouvement de balancier qui le caractérise comme le gros mot identifie l'automobiliste pris dans les bouchons –, sa couleur gris-moche et son roucoulement agaçant. La moindre sollicitation extérieure me ramenait à cette énigme : mais où se cachent les bébés pigeons ?
Renonçant à aller observer l'animal dans son milieu naturel (un peu trop pollué par les gaz d'échappement à mon goût), j'ai donc été sur Wikipedia et la réponse est tombée, dans toute sa simplicité : le pigeon est nidicole (comme le chat, précise Wikipedia (?)), c'est-à-dire qu'il reste dans le nid jusqu'à pouvoir se nourrir et se déplacer seul (je viens de comprendre pourquoi mon chat est si con, il n'a pas de nid – c'était pourtant bête comme chou).
Enigme résolue. On ne voit pas les bébés pigeons parce qu'ils sont peinards au chaud chez eux, à glander devant Roland-Garros.


Et alors ?
Tu me diras, chère lectrice : et alors ? Savoir que le bébé pigeon vit dans son nid jusqu'à ce qu'il soit autonome dans son existence de nuisance, est-ce de nature à changer la face du monde (la transparence de nos pare-brise suffirait entre nous) ? Sans doute non, mais cela m'a amené à une deuxième réflexion : où sont les bébés humains ?
Ne fuis pas lectrice, je m'explique !
Quand j'étais enfant, dans les années 80, on jouait dans les bois entre enfants, on allait à l'école à pied ou en vélo, on se baladait dans la rue, on allait chercher la baguette à la boulangerie qui n'était pourtant pas si proche (Ok, Ok, on regardait à droite et à gauche avant de traverser), on allait jouer au foot sur les pelouses vertes des stades mis à disposition à cet effet, on jouait même au tennis sans aucune sorte d'inscription à un club quelconque – tant que personne n'avait réservé, personne ne nous demandait quoi que ce soit, c'était gratuit (oui, je sais, c'est un gros mot aujourd'hui). Et à aucun moment, alors que nous n'avions pas plus de 10 ans, nous n'étions sous la supervision d'un adulte quelconque. Nous étions élevés « en plein air » (d'ailleurs, en regardant le code-barres que j'ai sur la nuque, je vois clairement un « 0 », comme pour les œufs) et personne ne s'est jamais inquiété si on rentrait plus tard que prévu – en tout cas, ça gueulait pas plus que quand on ramenait un 2 en maths.
Aujourd'hui, il est indéniable que nos rues sont vides de nos plus jeunes représentants. Et quand ils sont à l'extérieur sans surveillance, nos enfants sont équipés de smartphones – au cas où –, voire sont géolocalisés. Leurs parents les emmènent en voiture au foot et à l'école, et surtout, le pire, c'est que lorsque nous voyons un enfant se balader tout seul dans la rue, la plupart d'entre nous pensons avec un air sévère : « ses parents sont inconscients ». Mais nos parents l'étaient-ils vraiment ?
Tous les chiffres prouvent que les rues n'ont jamais été aussi sûres. Lorsque j'étais enfant dans les années 80, il y avait énormément d'attentats (un simple coup d'œil sur Wikipedia le confirme), et il y avait plus de deux fois d'homicides qu'aujourd'hui, pourtant je n'ai jamais entendu mes parents y faire allusion et j'avoue que je ne m'étais jamais posé la question de la sécurité.

Lorsque j'interroge mes amis ou ma famille, j'ai parfois des discours alarmistes sur l'évolution de la société et les dangers qu'elle recèlerait. D'ailleurs, il y a quelques années, j'étais allé faire du camping en Corse avec des amis (ma vie est passionnante). Tout le monde avait des enfants et ils pouvaient courir en liberté, aller faire de la balançoire dans l'enceinte du camping, que sais-je encore. Cependant, mes amis semblaient constamment sur le qui-vive et un poil anxieux de ne pas savoir où étaient leurs mioches (vu comme ils étaient chiants, perso je me serais pas trop inquiétés, personne n'en aurait voulu). Quand je leur ai clairement demandé quels étaient les dangers qu'ils ressentaient, j'ai noté que je les avais froissés (et que j'étais, de surcroît, un doux rêveur, que je vivais dans le monde des Bisounours). La réponse était évidente apparemment… mais difficile à formuler. On me cita, en vrac, le risque d'enlèvement, les voitures qui circulaient, voire la possibilité qu'ils se perdent.
Aujourd'hui, les données brutes indiquent qu'il y a moins de 1000 enlèvements ou disparitions inquiétantes d'enfant par an en France (faudrait vraiment manquer de bol), à comparer aux 50 000 fugues… Le risque de casser les couilles de son gosse et qu'il se casse est donc 50 fois supérieur à celui d'une disparition qui ne serait pas de son fait. Quant aux voitures, elles n'ont jamais été aussi sûres et les systèmes de freinage ont subi des évolutions technologiques qu'il n'est pas besoin de préciser je pense. Ce n'était donc pas là qu'il fallait chercher des réponses.
Par contre, la surreprésentation des faits divers dans les médias a significativement augmenté, en parallèle du sentiment d'insécurité dans la population française – qui a, elle, suivi une courbe inverse par rapport au taux de criminalité (le fait divers fait diversion).
Loin de moi l'idée de pointer directement un lien de cause à effet – tout juste une corrélation –, cependant je pense qu'il est indéniable que notre société est de plus en plus individualiste et le sentiment de confiance en l'autre s'étiole inexorablement (qui n'a jamais sursauté dans la rue quand quelqu'un se met à nous parler ?). Lorsque l'on pense à l'autre, on pense à l'inconnu, et ne dit-on pas aux enfants de ne pas parler aux inconnus ?
Etrangement pourtant, c'est au sein de la famille que les enfants ont le plus de « chance » d'être en danger (toutes les statistiques le démontrent). Je vous épargne les chiffres un peu glauques sur la pédophilie et les enfants battus, qui sont, à plus de 95%, commis au sein de la cellule familiale.
Ainsi, lorsque l'on croise toutes ces données, on peut presque considérer que c'est finalement là où ils semblent le plus en danger – à l'extérieur – qu'ils sont le plus protégés. Cette vérité contre-intuitive nous échappe car nous avons oublié ce qu'est que de vivre en société, dans notre course effrénée au repli sur soi – et même chez soi.


Que faisons-nous de nos enfants ?
Evidemment, ce monde de flippés que nous construisons jour après jour implique une gestion de nos enfants totalement différente de jadis (ça y est, je suis un vieux con) : nous les surprotégeons. L'autre jour, je suis tombé à ce propos sur un article du Monde qui parlait de Lenore Skenazy, américaine qui développe cette même théorie de la surprotection de nos enfants ("Lâchons la bride à nos enfants" si vous voulez le retrouver).
Je ne vais pas paraphraser l'article – il vous suffit de le lire – mais j'avoue que l'argumentaire qu'elle développe me paraît assez limpide.
Je suis sûr que vous les côtoyez tous les jours (voire vous développez certains de leurs symptômes), ces parents qui mettent tellement de couches de vêtements à leurs enfants qu'ils n'arrivent plus à bouger, ces parents qui collent leurs enfants même dans les aires de jeux fermées (faudrait pas qu'ils tombent, les pauvres choux), ces parents qui s'agitent dès que leur progéniture n'est plus dans leur champ visuel.
Au-delà de ce phénomène, n'avez-vous pas remarqué à quel point l'espace public a changé ?
En surprotégeant nos enfants, ne les empêchons-nous pas de jouir de toute la liberté dont nous jouissions jadis et qui nous a construits (d'ailleurs, vos enfants seraient-ils seulement nés sans un minimum de conneries ? Je vous le demande).
Et lorsque nous les submergeons sous les cours de violon, danse classique, dessin, et le reste, ne les empêchons-nous pas de s'ennuyer ?
L'ennui, la frustration, sont aussi nécessaires au développement de l'enfant que le jeu – forme d'apprentissage nécessaire pour appréhender son environnement et ses règles.
Un point de l'article me semble tout à fait pertinent, c'est lorsqu'il parle de l'investissement que représentent nos enfants. Tout dans notre monde doit être utile et tendre vers un but : même nos enfants deviennent « investissement ». Leur temps – leur existence ? – doit être « rentable » et utile.
Et lorsqu'ils font des choses qui nous échappent – qui a évoqué le temps passé sur une tablette ? –, nous estimons dans notre grande sagesse – la même qui nous fait les priver de toute forme de liberté –, nous estimons qu'ils ont mieux à faire.

Alors, soyons utopiques cinq minutes, changeons le paradigme : permettons-leur de rater des choses, d'expérimenter, de tomber et de se relever seuls, et surtout de paresser puis de s'ennuyer à mourir (c'est une image, bien sûr, rassurez-vous, ils ne risquent rien).
Libérons les enfants, laissons-les envahir les rues pour y faire résonner leurs rires, pour qu'ils s'y écorchent les genoux. Envoyons-les chercher la baguette bio à la boulangerie qui n'est même pas celle du coin, laissons-les faire leurs propres conneries. Et si le petit dernier n'a pas révisé sa leçon de piano, prenez une position révolutionnaire : demandez-lui s'il a vraiment envie d'en faire.
Nos enfants ne sont pas des pigeons.


Epilogue
Je suis revenu à la machine à café ce lundi, content de mon week-end, et j'ai croisé le même collègue (à croire qu'il boit autant de café que moi, cet abruti). Je lui ai appris le mot « nidicole » (j'étais fier, j'avais l'impression d'avoir ramené un 15 en Sciences Nat'). Il m'a alors posé une autre question : « Ça vit quoi un pigeon ? 5 ans ? Tu penses pas qu'avec tous les pigeons à Paris, on devrait voir plein de pigeons morts ? Moi, j'en ai jamais vu. Tu crois qu'il y a des cimetières à pigeons ? ».

C'est décidé : demain, je prends mon café à un autre étage.

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