Mémoire culinaire

themistoclea

Le siège était moelleux et confortable. Le parfum léger des bougies parfumées à la rose adoucissait l'air et un concerto pour piano égrenait ses notes en sourdine avec légèreté. Le bandeau sur ses yeux renforçait toutes ces sensations, elle se sentait calme, sereine et détendue. C'était la première fois qu'elle allait se livrer à ce petit jeu, et elle n'éprouvait que curiosité, sans aucune appréhension. Julie était totalement en confiance.

Quand Paul lui avait proposé ce test à l'aveugle, elle avait tout de suite accepté. Depuis toujours, elle aimait découvrir de nouvelles saveurs, de nouvelles cultures. Elle avait beaucoup voyagé, et n'avait jamais éprouvé de peur ou de dégout devant le fait de tester de nouveaux mets. Elle avait gouté le serpent grillé en Amérique du sud et les sucettes de fourmis en Afrique, en passant par le ragoût de singe au sang en Indonésie. Mais aussi les délices de la paella espagnole pendant les ferias, en regardant les spectateurs pousser des hurlements devant les taureaux dévalant les rues de Pampelune, les sushis dans la baie de Tokyo au soleil couchant, ou encore les tajines au pigeon épicé dans les souks de Marrakech.

C'est en rentrant de son dernier voyage dans les iles du pacifique que Julie avait rencontré Paul chez des amis communs. Il avait travaillé pendant des années comme cuisinier dans plusieurs restaurants de renom et allait ouvrir son propre établissement. Après quelques soirées entourées d'amis, il lui avait proposé de lui faire découvrir quelques-uns de ses plats en tête à tête de manière amusante, et elle se retrouvait assise à cette table, les yeux bandés, dans son grand appartement du 3ème arrondissement.

La voix douce de Paul la fit sortir de sa rêverie.

- Et voilà le premier plat, à toi de découvrir ses ingrédients. Ne parles pas, savoure et laisse exploser en toi les saveurs.

Ce fut d'abord son nez qui frémit. L'odeur des goûters chez sa grand-mère à la campagne. Pain d'épice et fleurs des champs, tartines du matin devant la cheminée. Les images apparurent dans sa tête immédiatement : la table avec la toile cirée, l'antique cuisinière à bois, la vieille dame avec son tablier à carreaux et son sourire tendre plein d'amour. Elle ouvrit la bouche, et Paul lui servit une première bouchée. Ce fut une explosion de goûts, un feu d'artifice de textures. Le pain d'épice croustillant et tiède à peine sucré, la confiture de figues puis le foie gras cru et frais fondant sous son palais. Le tout relevé d'une légère saveur florale. De la violette. Les goûts se mêlaient avec une extrême subtilité, le mélange était savamment dosé. C'était un pur régal pour ses papilles.

Puis vint le plat suivant. Un filet mignon fondant sous la langue, enrobé d'une sauce au miel et aux 3 poivres piquante à souhait : pas trop, mais juste assez pour lui rosir les joues. En harmonie parfaite avec la poêlée de rattes et de girolles croquantes et juteuses qui l'accompagnait. Cela réveilla en elle les souvenirs des sous-bois autour du village de son enfance, des matinées à chercher les champignons sous la pluie d'automne avec son père et ses frères. L'osmose entre tous les ingrédients était absolument divine.


Le dessert fut une apothéose pour ses sens. D'abord l'odeur : la framboise et la menthe qui poussaient contre le mur du jardin de la maison de ses parents. Puis la surprise en bouche. La fraicheur du mascarpone, sucré, aérien, et l'acidité des framboises, le piquant de la feuille de menthe émincée, le croquant de la tuile chocolatée, et pour finir l'explosion des bonbons pétillants contre son palais. Les mêmes qu'elle achetait chez la boulangère du village, dans lequel elle trempait la petite sucette rouge, et qui claquaient dans sa bouche en crépitant.

Les larmes montèrent dans ses jolis yeux qui avaient vu tant de merveilles par le monde et roulèrent le long de ses joues.

- Tu vas bien ? lui demanda Paul, inquiet.
- Très bien… Je viens juste de me rendre compte, grâce à toi, qu'il n'y a pas que la découverte loin de chez soi qui importe. Se souvenir peut aussi être une expérience magique et magnifique. Merci, Paul.

Julie retira son bandeau, cligna légèrement des yeux, et leurs lèvres se trouvèrent pour goûter la saveur du plus doux des baisers.

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