Mémoire vive

Gabriel Kayr

Pour un concours, premier paragraphe imposé. Le reste ...

Juliette rinça la lame du couteau, le referma et le rangea avec précaution dans son étui. Relevant une longue mèche de cheveux roux, elle s'approcha de la fenêtre et devina la silhouette de Gonzague qui s'enfuyait dans l'allée...

Louise retardait le moment de tourner la page. Elle se savait parvenue à la fin de l'histoire, la fin de sa lecture. Isolée dans cette maison qu'on n'ouvrait d'ordinaire que pour les vacances ou les deuils, elle avait étouffé sous les coussins brodés au carreau sa résolution de mettre de l'ordre dans les papiers de sa mère, et s'était oubliée dans ce roman jamais lu mais su par cœur, qui calait un fauteuil et qu'elle avait, imprudemment, dérangé. Elle savait.

Il n'y a pas de hasard. Louise s'était prescrit de vider le classeur à ruban qui constituait l'officiel de la défunte : des factures, des attestations, des relevés, aucun papier intime et cependant rien de plus décisif que ces documents lapidaires aux styles interchangeables, qui figent un destin en trois phrases et une date, comme un arrêt du cœur fige le sang dans le corps. Grotesques, glorieux de leur seule accumulation, comme les cheveux ils semblent continuer à pousser après la mort ; un dernier sursaut administratif, un solde de tout compte et des calculs d'intérêt, une formule de circonstance, ils donnent encore de la voix pour rappeler aux vivants que la mort doit s'incliner devant l'administration. Le classeur en était rempli. Il le resterait encore un peu, l'inventaire n'était pas pour cette fois.

Quelques heures auparavant, on était encore dimanche ; les enfants s'étaient décommandés, la journée s'annonçait bleue : Louise y avait vu les signes que réclamait son désir d'agir, longtemps différé, et pris la route. Elle savait qu'elle n'aurait pas trop de ces quelques heures pour abattre la corvée, et durant le long trajet jusqu'au bourg, s'était méticuleusement organisée. Rompue à l'implacable fiscalité de sa mémoire, elle redoutait d'en payer l'écot en émotions que les lieux, les sons, les odeurs déclencheraient à coup sûr, plus percutantes que les pauvres mots officiels englués dans leur syntaxe glaçante. Avec le temps, ses souvenirs de sa mère se développaient loin, hors des possibilités d'aucune grammaire. Orpheline. Louise était, à jamais, orpheline... Sa mère avait triomphé de trente ans de solitude après la mort accidentelle du père. Mais quelques mois auparavant, elle avait toussé une dernière fois et privé la famille de l'irremplaçable chaleur que, piteusement, chacun confessait aujourd'hui avoir cru éternelle. Fermée depuis cinq ans, la maison ne pouvait plus rester à quai. Il fallait lui redonner de la vie, qu'importe comment, puisqu'on ne pouvait la vendre. Le moyen de le faire, quand la seule idée d'y pénétrer en l'absence de sa mère la pétrifiait !

Arrivée de bonne heure, certaine de s'être glissée sans éveiller de curiosité au bourg, elle avait deux jours pour elle. La vieille clef avait ouvert sans bouder la serrure du portail, l'allée n'était pas un chemin de ronces, la porte de la cave n'était pas coincée, l'électricité fonctionnait. Dès les premiers pas, la maison l'avait accueillie en enfant prodigue. On l'espérait. Elle fit un tour rapide des pièces du bas, sachant déjà qu'elle reviendrait à la cuisine, sa préférée, et pousserait au fond, à l'encoignure du bahut, la porte vert pâle du cellier creusé dans la roche. Lorsqu'elle avait appris les découvertes des archéologues en Égypte, les tombes bariolées des pharaons ne s'étaient jamais montrées plus fascinantes que cette sombre pièce dont elle gardait un souvenir de peurs et de joies, dès la première punition quand, pour avoir détaché le chien, elle y avait été deux heures entières recluse dans le noir, indignée mais ravie de constater qu'elle y voyait quand même. Plus tard, depuis son cachot, Edmond Dantès avait ravivé ce souvenir cellulaire, mais elle s'estimait beaucoup plus chanceuse que lui, qui n'avait pas eu pour distraction les odeurs d'oignons et les alignements de cagettes de légumes et de pommes qu'on pouvait compter une fois, dix fois, jusqu'à ce que la voix de sa mère la délivrât et qu'elle sortît presqu'à regret. L'éclairage du cellier était coupé depuis longtemps, l'humidité de la roche avait eu raison des interrupteurs de porcelaine et on avait débranché les plombs au tableau, mais une lucarne quasi aveuglée de mousses donnait à cette heure suffisamment de jour pour qu'elle pût y remuer, son sac à provisions déjà oublié sur la table de la cuisine, la nostalgie et les rogatons.

Des ustensiles de cuisine avaient été remisés là en lots, comme préparés pour un voyage : batteries de casseroles aux cuivres éteints et tachés de vert, plats de fer-blanc bosselés aux poignées tordues, fourchettes à rôtis, tranchoir, salamandres cassées, fers à long manche, cercles à tartes auxquels manquait le fond, presse-purée coincé, antique moulin à café manuel, à poignée ouvragée et tiroir à gros bouton de laiton, encore brillant de vernis, un autre moulin électrique au fil à demi rongé, bien plus mal en point. Les étagères avaient été recouvertes de journaux pour éviter le contact du bois mal dégrossi, aux échardes sournoises. L'encre avait viré à l'ocre rouille, d'innombrables taches en forme de fonds de pots, des coulures huileuses, des empreintes de dents de fourchettes rapportaient l'inexorable et lente décomposition de tout. Au bout d'une étagère, un carton semblait en meilleur état que le reste. Elle y avait déniché son bol, le petit bol de céramique blanche et bleue gravé à son prénom, dans lequel le chocolat était si bon autrefois, celui à l'anse cassée, au fond ourlé d'une ébréchure qui se partageait en deux branches formant delta depuis le bord supérieur. Soigneusement emballé dans un papier de soie ? Était-ce son père ou sa mère qui avait eu cette précaution ? Certainement pas lui, quoique Louise n'eût pu en jurer. Elle s'était encore servi du bol après son accident. Non, c'était sa mère, ou l'un des enfants. Elle défit le papier, et retourna dans la cuisine.

Elle sortit de son sac un carton de lait, l'ouvrit et en fit chauffer un peu - un « bon peu », aurait dit grand-mère Laurette - en y laissant fondre quelques carrés de chocolat pâtissier retrouvé dans un tiroir du grand buffet. Lorsqu'elle versa l'épais liquide dans le bol, elle perçut la maison à l'arrêt, emplie d'attente, inquiète de vérifier si le passé pouvait revivre, les dalles luire encore sous la serpillère énergique de la Tante, le fourneau rougeoyer comme une chaudière à vapeur, les trois étages fleurer le beurre cuit et la confiture de myrtilles, puis au hasard des chambrées, dans les recoins ou les tiroirs, le camphre ou la pastille de menthe, la citronnelle, l'huile de noix, les chiens encombrer les jambes de grand-mère, déclencher des catastrophes de rire en poursuivant le chat, le père Branle-au-vent apporter des lapins écorchés, se faisant payer d'un coup de rouge qui laisserait une tache mauve bien ronde sur le chêne de la table, et les pommes se rider au fond du cellier. Comme Louise en venant ici, chaque objet attendait une révélation, tout pressentait... Quoi ? Elle cessa de verser, la sensation devenant insupportable. Elle s'aperçut qu'elle pleurait, première alerte. Elle s'assit sur le banc de la grande table, toute seule, toute petite, perdue, orpheline comme jamais.

Le chocolat n'avait aucun goût, sinon d'amertume car elle n'avait pas de sucre. Mais la chaleur lui fit du bien et, tranquillisée, elle revit posées près du bol les tartines de miel et le pain de seigle qui l'accompagnaient naguère. Elle ne buvait pas vite, soufflait longuement dessus pour ne pas se brûler et aussi pour prolonger une émotion maintenant savourée. De sa place, elle voyait la pendule et s'imaginait l'entendre balancer, ce lent chapelet de secondes qui parfois transformait les journées en mois, comme les dimanches ou les lundis, quand le bourg restait mort, ou à l'inverse les raccourcissait en un bref instant de rêve, quand elle avait passé la journée avec grand-père, donné aux poules, fait du vélo, puis joué avec les chiens ou, parfois, la fille Colin, pendant que lui faisait sa sieste. Ensuite on goûtait, puis on partait inspecter toutes les chaudières de toutes les écoles du bourg, selon un itinéraire précis qu'elle n'oubliait jamais, grand-père étant employé municipal et, à ce titre, détenteur d'un gros trousseau de clés qui lui ouvrait toutes les chaufferies, d'une sacoche et, s'il avait voulu disait grand-mère, d'un uniforme. L'accès interdit à ces entrées de caves, que grand-père outrepassait avec un clin d'œil de connivence, les longues passerelles métalliques et sonores qu'il fallait descendre pour atteindre au bas une immense machine ronflante, le bruit de tonnerre qui l'avait fait pleurer, la première fois qu'elle entendit le charbon se déverser à travers le gros tuyau de l'alimentation automatique, et qui la fit rire ensuite, de sa propre peur, les cadrans qu'il surveillait avec soin, puis surtout la rougeur presque blanche du foyer aperçu à travers un œilleton de service sale, auquel on se collait et qui brûlait la joue, à certains endroits l'immense tas de charbon qu'on devait pelleter vers le foyer, tout cet infra-monde de suie, de bruit, de chaleur leur appartenait, à elle et lui seuls, et ils s'en revenaient heureux, leur tournée faite, petite main de petite fille dans sa grosse main de travailleur, s'arrêtant, s'ils en avaient le temps, chez Vergne. Là, on servait à grand-père un truc bizarre, un rouge limé, qu'elle identifia plus tard comme étant un verre de vin coupé de limonade, et il lui offrait un citron limé, qui lui piquait le nez, la faisait éternuer, déclenchant l'hilarité générale, ce qui avait pour résultat de faire magiquement surgir un deuxième citron limé que grand-père souriant lui recommandait de boire plus lentement.

Mais le plus souvent − elle devait le reconnaitre pour ne pas rester dupe de sa nostalgie − elle comptait les quarts et les demies, que la pendule signalait avec sa funèbre indifférence de Big Ben apprivoisé. Les journées s'étiraient alors, infiniment infinies, comme à vélo ces faux-plats contre le vent qu'aucun effort de jarret ne semble en mesure de vaincre. On ne vante pas assez les mérites de l'ennui : pour contrer ces agonies languides, Louise pouvait choisir entre torturer les mouches ou déchiffrer des textes. Elle qui ne savait pas encore que l'on peut pratiquer ces deux activité en une seule, fit un jour du salon haut son quartier général et découvrit tout ensemble Cadichon et Ysengrin.

Le bol était vide, l'émotion étale, elle se leva. Au passage, elle effleura de la main la pendule, plus jamais remontée depuis la mort de grand-père, et gravit l'escalier vers la salle commune, par où on entrait au salon haut. Elle se souvenait que le classeur y avait été casé. Le salon haut, on l'appelait comme ça parce qu'il fallait monter deux marches de plus pour y accéder. Deux marches... Elles suffisaient à le percher, et cet exhaussement avait valeur d'élévation. On s'y retranchait de l'autre, plus grand, qui servait de salle à manger. Le salon haut, c'était l'empire des livres, le domaine des tapis, des coussins, des fauteuils, de la poussière, le salon haut que d'autres appelaient la bibliothèque, mais qu'on n'aurait jamais avili sous cette fonctionnelle désignation, car grand-mère Laurette, qui ne lisait plus, y passait de longues heures à broder, et Éponine, l'aïeule, y avait fait, murmurait-on, parler le grand Maréchal Berthier à l'aide du guéridon anglais qui s'y trouvait encore. Louise avait tissé de là son échelle d'évasion, avec la Comtesse de Ségur, Marcel Pagnol, Jack London, Mark Twain, Alexandre Dumas. Elle s'y était découverte amoureuse de Bonaparte, de Montriveau, de Fracasse, fascinée par le Chourineur et Long John Silver, capable de haïr Saccard et Napoléon, ce dernier point étant presque un fait de résistance, dans cette famille idolâtre. Horace Bianchon lui transmit sa vocation, et plus tard elle n'avait pas trouvé meilleur endroit pour préparer le concours d'entrée à la Fac de médecine, puis chaque examen jusqu'à la thèse. Les rayonnages de la bibliothèque conservaient encore un vieil atlas Netter, un Capanji et un Sobotta, des cahiers entiers de notes de cours, deux années de revue médicale, à côté des œuvres complètes de Shakespeare, de Hugo, du Général de Gaulle, et des livrets d'opéra que son père affectionnait. Peu de modernes, hormis quelques Cohen, un Céline et, exception remarquable, tout Montherlant, mais six mètres de romans policiers couronnaient aujourd'hui l'ensemble, sur deux plans superposés, encore avaient-ils été apportés par ses propres enfants.

Le salon reposait dans une demi-pénombre, car un volet avait battu et s'était coincé fermé. Elle n'eut pas le cœur à le rouvrir, il donnait sur la rue. Cela risquait de réveiller les curiosités, d'attirer du monde et alors ce serait un défilé, la sonnerie aux morts. Elle voulait renforcer son courage en le bardant de solitude. Calculant qu'il lui restait deux heures de lumière, elle chercha le classeur à ruban et le trouva rencogné derrière le vieux fauteuil de son père. La tuile ! Aucun moyen de l'ouvrir avec ce truc devant. Et c'était peine perdue que de tenter de déplacer le fauteuil, celui-ci avait été renforcé aux pieds par une traverse en fonte : elle se souvenait du jour où son père s'y était laissé tomber avec une satisfaction de colonel promu. Il avait posé les avant-bras sur les gros accoudoirs, tapoté des doigts une marche militaire, et dit :

- Là ! Maintenant je vais pouvoir réfléchir sérieusement !

En fait de réflexion, il avait pris la décision, contraire au vœu solennel d'Éponine, de vendre. La veille de sa mort, l'arrière-grand-mère de Louise avait répété qu'elle voulait que la maison restât dans la famille, sous peine de malheurs irréparables. Grand-mère Laurette avait respecté ce bon plaisir posthume, mais le père de Louise n'y voyait que tracas. Trop grande, trop froide, trop humide, trop éloignée... La maison n'avait pas pour cet itinérant l'attrait d'un port d'attache, contrairement à Louise qui en avait apprivoisé le passé antérieur. Éponine, toutefois, c'était la légende : légende pour son père, c'est-à-dire une fable ; légende pour Louise, c'est-à-dire un accomplissement. Le romanesque avait ainsi sauté une génération, ou alors il se transmettait par les femmes, puisque son père n'était que le gendre, et ceci expliquait peut-être cela.

Petite-fille d'un dignitaire du second Empire, Éponine la légendaire avait notoirement fréquenté Louise Michel, Dumas fils et Missy, fait un mariage d'amour et un divorce sordide, était partie aux Indes en séduisant un capitaine de l'armée britannique – qu'elle laissa se faire tuer pour elle – était revenue à demi-morte accoucher de Laurette, et la nourrir en tenant six mois le vestiaire au tout nouveau Moulin-Rouge. S'étant inventé pour survivre un don de voyance, elle fut stupéfaite d'en constater l'efficacité en pressentant en juillet l'incendie de la station de métro Couronnes du dix août 1903, ce qu'elle garda pour elle. Un soir de l'automne suivant, comme elle restituait son pardessus à un jovial napolitain, elle ne se retint pas de féliciter en lui le futur Duc de Mantoue américain, et lui prédit que toute l'Italie prendrait le deuil à sa mort. A quoi l'autre, interloqué de se voir déshabiller en pareil moment, crut pouvoir répliquer en prouvant l'imposture, et fouilla son vêtement à la recherche d'un papier qui ne s'y trouvait pas. Le télégramme de New-York qui lui annonçait ses débuts prochains dans un Rigoletto de légende au Metropolitan n'ayant pas quitté son gilet, il lui fallait croire soit à la farce, soit à l'extraordinaire prescience de la demoiselle aux yeux verts qui le fixait d'un air très sérieux. Trop ahuri pour entendre ce que la prédiction contenait d'aigre-doux, il n'en retint que le miel.

- Mà... Vous mé connaissez donc ? bredouilla-t-il avec un fort accent.

- Du tout. Mais je vous ai dit ce que j'ai vu.

- C'est extraourdinaire ! Vous dévez assolutamente faire profiter lé monde dé cé ... cé... Per Bacco ! Talento ! Talento !

Par chance pour Éponine, l'ébahi se nommait Enrico Caruso, et il était déjà à peu près célèbre de ce côté-ci de l'Atlantique. Il n'était pas question pour lui d'embarquer avant d'avoir mis son enthousiasme au service de la demoiselle du vestiaire, qui débuta trois semaines plus tard dans un numéro de médium auquel tout Paris accourait bientôt. Le télégramme que Caruso lui adressa le lendemain de sa première américaine ne fut que le premier d'une longue série de louanges à Éponine, qu'elle ne sut plus où ranger. Il prouvait aussi la vertu de la lenteur à voyager, qui avait permis à l'illustre de retrouver ses esprits, et disait simplement :

Io credo a te adesso, Cassandra mia. Caruso.

C'est pourquoi, quand du fond de son dernier lit cette même voix avait prophétisé le malheur en cas de vente, grand-mère Laurette avait cru entendre l'oracle, qu'elle transmit à son tour avec solennité. Malheureusement, les militaires écoutent rarement les oracles. Louise connaissait seulement ces quelques bribes de l'histoire, mais l'ombre de l'antique figure avait plané longtemps sur la maison. Dix ans après sa mort, on butait encore sur des papiers pliés d'une certaine façon dans des endroits improbables, un pied de lit creux, l'habillage en tissu rayé d'un tiroir, un cadre, un plomb de rideau, un dessous de lampe, et chacun portait la même inscription, tracée en rondes amples :

Ne vendez jamais.

Était-ce une menace ou un présage ? Lorsque le vieux fauteuil de son père s'était brisé, on avait redouté d'en trouver la bourre transmuée en centaines de ces avertissements, que la Tante avait ordre de recueillir et de mettre à l'abri dans le tiroir du guéridon Berthier. Son père disait en riant qu'il vendrait le jour où on serait certain de les avoir tous mis au feu. Il avait réparé le fauteuil, le blindant de fonte à la base, et pris sa décision. Convaincre grand-mère Laurette de céder fut désormais son grand œuvre, et il s'y consacra avec toute sa rigueur militaire, certain d'aboutir. Louise avait alors douze ou treize ans, et son père passait un peu de temps avec elle, chaque semaine, lorsqu'il pouvait distraire quelques heures à son agenda de pilote d'essai. Mais elle n'avait aucune mémoire de ces moments qu'elle avait dû guetter pourtant ; ils avaient été comme surimprimés par le drame, et par l'image de sa mère au téléphone lorsqu'on lui annonça l'accident. Louise se rappelait l'avoir vu tenir le téléphone à deux mains, se raidir et répéter d'une voix trop aiguë de déjà veuve :

- La météo ?

La voix au téléphone continuait à donner des détails, des précisions techniques. Elle parlait d'un « enchaînement de circonstances malheureuses », d'un « essai de routine », d'un « changement de dernière minute ». Louise ne comprenait pas les mots, mais savait que si elle quittait des yeux le dos droit de sa mère, celle-ci s'écroulerait. Elle était certaine alors de la maintenir en vie par la seule force de son regard d'enfant. Quand sa mère raccrocha, elle ne bougea pas, ne parla pas, elles restèrent deux statues jusqu'à ce que sa mère porte une main à son front et lui dise :

- Tu as entendu, Louise ? Mais Louise ne pouvait ni bouger ni parler et, soulagée d'entendre sa mère, elle vit soudain la pièce

tourner et se retrouva par terre.

Il fallut aller à la base récupérer le corps. Il y eut une convocation, grand-mère Laurette fut prévenue, mais on mit du temps à la trouver, de même que grand-père. Ce n'est que plus tard, après les obsèques, après les hommages, après les visites, après l'enquête – qui conclut à une défaillance dans le système de tenue d'assiette à basse altitude – qu'on s'avisa que, ce jour-là, alors que son père, qui ne devait pas voler, remplaçait un camarade, alors que le bulletin météo était trompeur sur le plafond et la visibilité, alors que le système électronique devait subir une révision de routine, alors que le mécanicien habituel était au lit et relevé par un autre moins rigoureux, grand-père et grand-mère Laurette étaient chez le notaire pour la signature de l'acte de vente.

Le téléphone était toujours à la même place. Louise en détourna le regard, revint au fauteuil, et décida qu'il ne se tiendrait pas victorieusement entre elle et le classeur. Certes, il était lourd, mais elle pouvait tout de même tenter de le glisser, au pire tirer le tapis sous lui. Elle le contourna, s'insinua entre l'accoudoir et le mur et, de la cuisse, donna une poussée dont la vigueur la surprit. Le meuble s'était prémuni contre une attaque frontale. Cette ouverture de biais le prit en flagrant délit, il céda, mais après un léger déplacement latéral qui plissa le tapis, pencha soudain comme s'il avait un essieu cassé, un pied en l'air, dans un bruit sourd de résignation et un peu de poussière mécontente. Elle se baissa pour l'inspecter et comprit qu'il ne tenait droit que grâce à une cale improvisée : deux planchettes enserrant un vieux livre coincé là pour augmenter l'épaisseur de la cale. Elle pesta, ramassa les planchettes et le livre, qui s'était ouvert. Elle lut :

Gonzague n'avait d'yeux que pour sa cousine qui, pour sa part, le battait froid.

Cette phrase lui causa une morsure au ventre, souvenir du cellier où, cette fois-là, elle était restée beaucoup plus longtemps que Dantès, à compter non plus les cagettes, mais les pas d'une maisonnée bruyante qui l'y avait oubliée. Pourquoi cette phrase avait-elle réveillé ce passé-là ? Elle se rapprocha de la fenêtre sur la cour, pour attraper un peu de jour qui lui permettrait d'identifier l'ouvrage à coup sûr. La couverture en était arrachée, on voyait les fils de la reliure, et le papier, comprimé et sec, rechignait au feuilletage en craquant. Les pages ne livraient pas facilement leur secret, sauf à certains endroits couverts d'annotations. Après un instant, elle reconnut l'écriture de son père ; des chiffres, quelques mots soulignés, des sortes de codes : 10 f, d'yeux, le s de sa part, ... Qu'est-ce que c'était que ce bouquin ? Le titre courant ne lui disait rien, alors pourquoi connaissait-elle cette phrase ? Elle tourna quelques pages, laissant le livre s'ouvrir de lui-même à un autre endroit. Nouveau chapitre, elle lut :

Inès entrouvrit la porte en réponse au coup de sonnette furieux, qui avait déclenché un concert d'aboiements éperdus, loin en contrebas de la maison isolée.

Là encore, quelques annotations au rouge l'intriguaient : entrouvrit était entièrement souligné d'une vaguelette un peu moins appuyée que le reste, le s de éperdus, le e de isolée étaient chacun marqués, comme si son père avait voulu pointer les accords de participes passés... Continuant sa lecture, elle s'aperçut qu'elle reconnaissait l'histoire. Cette Inès, Gonzague, une maison isolée et des chiens furieux. C'était une histoire de crime, elle s'en souvenait, mais sans réussir à se rappeler la fin. Pourquoi ne pouvait-elle pas nommer ce roman, et comment l'aurait-elle lu sans remarquer les griffonnages, qui lui paraissaient aujourd'hui grossiers et déplacés, quant elle entretenait le respect des livres au point de ne jamais les poser sur la tranche ? Son infaillible mémoire lui faisait là défaut, et néanmoins Gonzague et Inès lui étaient familiers.

Le jour étant tombé, elle gagna le coin du salon haut où elle lisait enfant, pour y brancher la lampe en bronze ouvragée que grand-mère Laurette utilisait souvent lorsqu'elle était à son carreau, et actionna l'interrupteur, mais aucune lumière ne se fit. L'impatience qu'elle éprouva alors lui fit comprendre à quel point l'énigme du livre la tenaillait, et elle se ravisa. Elle n'allait pas s'autoriser une pause de lecture alors qu'elle avait tant à faire ! Avoir vaincu sa peur de la maison désertée et gaspiller des minutes en rêveries stériles, voilà qui n'était guère productif. On n'a pas idée ! C'est du moins ce qu'elle se disait en descendant vers le placard de l'entrée, où elle pensait trouver une ampoule de rechange. Quarante Watts, à baïonnette, la dernière qui ne produise pas un tintement moqueur, mais une lueur de chandelle... Tant pis, de toute façon je ne vais pas y passer deux heures, se mentait-elle en remontant. Elle ajusta l'ampoule, qui projeta aussitôt la lueur passée de l'abat-jour rose sur un coin de canapé, tapa quelques coussins en songeant qu'elle faisait une bêtise et perdait du temps, se promit de surveiller l'heure tout en sachant qu'elle n'en tiendrait pas compte, quitta ses chaussures pour mieux se caler en repliant les jambes sous d'autres coussins, et se plongea dans le vieux bouquin avec l'excitation retrouvée d'une transgression enfantine.

Elle s'éveilla quatre heures plus tard. L'ampoule veillait toujours, le salon s'était réduit au cercle lumineux, comme une piste de cirque, où tournoyait son père. Elle était frigorifiée mais elle savait. Avant de sombrer dans le sommeil, elle avait résolu l'énigmes des petites marques. Comment ne l'avait-elle pas compris aussitôt ! Elle avait lu chaque début de chapitre, et constaté qu'elle les connaissait tous. Mais aucune fin, et surtout pas la scène finale, digne du pire Grand-Guignol, où l'amant transi se faisait soudain complice pour éliminer le mari, dans un ruissellement de sang et de passion libérée. C'était prévisible et soporifique à souhait. Utile pour caler un meuble, oui, et malgré tout Louise allait garder ce livre, et même lui ferait-elle une belle place.

Juliette rinça la lame du couteau, le referma et le rangea avec précaution dans son étui. Relevant une longue mèche de cheveux roux, elle s'approcha de la fenêtre et devina la silhouette de Gonzague qui s'enfuyait dans l'allée...

1 f, avait écrit son père. Une faute. Rien qu'une faute à sa dernière dictée.

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