Mémoires de-ci de-là
wikprod
Je me lovais dans les sables brûlants de l'Al'Eleb Alg-hul, à l'époque j'étais grandiose, j'étais beau, j'étais l'ombre du Sinaîealin, j'étais le reflet terrestre du paradis.
Mes écailles luisantes coulaient comme de l'eau sous le soleil nouveau né, le monde était à moi, à moi et aux Dieux.
Ma femme était la Lune, et je la poursuivais tout le jour jusqu'à la tombée de la nuit qui ne manquait jamais, et nos corps, alors, s'enlaçaient. Et je m'élançais de Terre et elle m'attendait dans le ciel et je devenais le pont, le pont d'écailles et de chair et de peau entre la Lune et la Terre.
C'est de nos ébats que les humains naquirent. Ils descendirent du ventre rond de la Lune jusqu'au ventre plat de la Terre, et là où ils posèrent le pied, ils fondirent cette cité, où tu trouves maintenant.
Quant à moi, mourant d'avoir donné la vie, je rampais une dernière fois jusqu'à la mer qui m'avait vu naître et y plongeait la tête, et mon corps tout entier se transforma en fleuve, ce fleuve dans l'onde duquel tu laisse traîner tes pieds, ce fleuve si riche qui donne, sur ses berges, poissons, vie et nourriture à mes enfants.
Ainsi ma vie a été grandiose, et mon esprit connaît le repos car je n'ai cessé et ne cesse de célébrer et de donner la vie.
Mémoires du Dieu Fleuve.
§
Il y avait quelque chose de beau, quelque chose de déchirant dans ce paysage que j'observais d'au-delà la colline. Il y avait quelque chose d'affreux derrière ces murs qui ceignaient ta forteresse, entourant tes jardins comme une ceinture de chasteté. Pourquoi avait-il suivi la lueur de tes sommets, le voyageur qui se heurtait aux contreforts en pierre de ton bastion ?
On l'appelait Ainsi, la forteresse du désert.
Dans le désert rouge comme du maquillage sous le ciel de lapis sans nuages et au soleil qui n'était qu'un disque pâle, il y avait un chemin, un seul chemin, et rien d'autre. C'était un désert où l'on ne pouvait se perdre. Où personne d'ailleurs, ne s'était jamais perdu. Mais tous y étaient morts.
On l'appelait Ainsi, la forteresse du désert, et tous avaient entendu parler de ses cours, ses jardins, ses trésors cachés dans l'ombre de ses chambres, ses tours, promenades et belvédères, bois secrets et bibliothèques intimes. Il y avait des sources, il y avait des banquets ; il y avait le vin, il y avait l'opium ; il y avait le savoir, il y avait l'oubli. Les sentiments, qui sont la cire du temps, n'avaient ici qu'une place restreinte, car dans la forteresse, une seconde devait durer une éternité.
La forteresse, l'impossible forteresse montait jusqu'en enfer et descendait jusqu'en paradis, et si l'on gravissait la plus haute de ses tours, on parvenait au plus bas de ses cachots ; et si l'on descendait la plus profonde de ses entrailles, on arrivait dans les nuages de ses hauteurs.
La forteresse n'avait pas de commencement et pas de fin, et une seule route menait à la forteresse, et la forteresse portait ton nom.
On l'appelait Ainsi, car de loin dans le désert, brillant en lettres de lumière, la forteresse portait ton nom.
On ne pouvait jamais atteindre la forteresse, la forteresse ne décollait jamais de l'horizon. Et les pèlerins mourraient sur la route, et les questeurs succombaient dans les chemins, et les amoureux transis, les conquérants en ruts, et les simples promeneurs tombaient, tous, sous l'implacable forteresse, sous l'immanquable cité, ils tombaient de la fatigue, du désespoir, de la folie, de l'urine assoiffés de leur cheval qu'ils buvaient, ces croisés du désespoir.
Mais pas moi.
Moi j'ai voulu aller à la forteresse, puis j'ai compris, et je me suis arrêté, et j'ai croisé mes jambes dans le sable, et j'ai attendu.
Moi, je n'ai pas voulu aller à la forteresse. Moi, je me suis arrêté en chemin, et je me suis assis dans la sable. Là j'ai creusé un puits, j'ai monté boutique, j'ai fatigué mes yeux sous la valse du monde mais n'ai jamais quitté du regard la forteresse, et j'ai vu tant de morts, tant d'actes manqués. Et toujours là-bas je te voyais, toi l'éternelle forteresse. Et j'ai dit aux voyageurs, j'ai parlé aux autres, je leur ai dit :
« N'allez pas à l'immuable cité, l'impossible forteresse vous consumera, car elle n'existe pas ! Vous boirez une eau faite de sable, vous mangerez une nourriture faite d'air, et vous respirerez les parfums du vide, mais jamais, jamais sur ses murs chimériques courront vos doigts ! »
Mais ils n'écoutaient pas. La cité était trop belle, la route était trop évidente. Et ils avançaient, et la cité reculait. L'immanquable cité, l'impossible forteresse.
Aujourd'hui je vais mourir, et je suis fier que ma mort soit vraie et pas éblouie et illusionnée par les promesses idiotes de l'impossible forteresse, et je te le dis, ma fille, ne t'illusionne pas, ne te perds sur le chemin abscons de l'immanquable cité, car l'immanquable cité existe, mais pas comme tu le crois. Le seul moyen d'atteindre l'impossible forteresse, est de ne pas chercher à à atteindre l'impossible forteresse. Ainsi, seulement, elle viendra à toi.
Je te le dis, je te le répète, le seul moyen d'atteindre l'impossible forteresse, est de ne pas chercher à atteindre l'impossible forteresse. Ainsi, seulement, elle viendra à toi.
Tourne-toi, et sur le chemin évident, va à contre-sens, alors seulement tu...
Quoi ?
Je te vois rire, je te vois tomber à genoux dans le sable, je te vois prendre tes cheveux et les arracher par touffes, et ton rire est un cris et sonne comme le petit ruisseau aigre de la folie.
Et je me retourne, et je suis ton regard, et je vois derrière nous, je vois que la route, le chemin blanc, n'est plus et s'arrête dans le sable, et je vois que le sable, le sable rouge du désert, n'est plus, et s'arrête dans l'univers étoilé, et je vois que l'univers étoilé, aux mondes infinis, n'est plus, et s'arrête dans le vide, et je vois que le vide, n'est plus et s'arrête dans le néant.
Il n'y a pas de retour, il n'y a pas de marche arrière, la route n'a qu'un sens, et la cité immanquable existera toujours, mais jamais en même temps que toi.
Et je tombe dans le sable et je meurs à mon tour, sans réponses à mes questions, et mes os, à leur tour, sont réduits en poussière par les pieds des milliers de pèlerins qui cheminent vers l'impossible forteresse, et la poudre de mes os, blanche, ira rejoindre la poussière du chemin éternel de l'immuable cité.
Car le chemin dans le désert n'est autre que le cimetière des pèlerins.
Ibrahim Hassan Al'jakba 29e, journal d'un menteur, année de la lune bleue