Mémoires du Rajasthan 2023

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19/03/2023

A Delhi, circulation chaotique où tous les moyens de transport se mélangent, se rapprochent, se touchent presque. Voitures, motos, scooters, mobylettes sans casque devant ni derrière, tuk-tuks et bus mais dans quel état ! - le nôtre est clinquant en comparaison. Aucune règle donc à ce qu'il semble. Mais aucun choc non plus. Impressionnant. Incroyable même ! Ça klaxonne sans arrêt, chose normale. Ne pas le faire est impoli. 

A Old Delhi, un mélange d'odeurs nauséabondes. Effervescence des rues bondées comme je n'en ai jamais vue(s), pas même à Paris. Câbles électriques noués, enroulés, dénudés à hauteur d'homme. Piliers dangereusement penchés. Dans les rues étroites où les touristes occupent déjà tout l'espace, les vélos-taxis avancent coûte que coûte, à double sens, parfois en file... indienne, vociférant sans insulte pour remplacer les klaxons. Les commerçants sont divers et variés, entassés dans leur boutique, souvent assis à même le sol, parfois allongés. Une belle femme reste là, bras croisés, téléphone portable en main, contre le mur adossée. Elle semble attendre quelqu'un, une ribambelle de sacs plastiques remplis aux pieds. L'éternel regret de ne pas l'avoir abordée pour une photo. Quelques regards échangés pourtant. La timidité m'a repris du terrain. 

Sur la route d'Agra, bâtiments délabrés, individus travaillant dans les champs, enfants jouant au football au milieu d'une végétation dorée. Une voie rapide où se côtoient encore tous les moyens de transport possibles et imaginables, parfois des tracteurs, les motocyclistes toujours sans casque, seuls ou accompagnés, femme assise en amazone. Vive les rodéos ! Dans les villages toujours les mêmes bâtiments délabrés, les câbles électriques au plus bas. Des airs de bidonville. La misère à fleur de rétine. Des bovins, des ânes transportant des sacs de pommes de terre ou de la paille. 

Au fort rouge, les sculpteurs et autres maçons travaillent au nez et à la barbe des touristes. Chaleur imposante, la brique rouge est omniprésente. La hauteur des murs impressionnante. Place fortifiée, sécurisée, elle porte sur ses épaules l'histoire d'Agra. Mausolées dédiés à l'amour défunt. Edifices grandioses, marbre blanc, richesses opulentes et pierres semi-précieuses incrustées. La septième merveille du monde moderne trône là, majestueuse à l'intérieur comme à l'extérieur, resplendissante, éblouissante. En son cœur, les voix résonnent sans pareil au-dessus du cinquième empereur Mongol et de sa bien-aimée. Grandiose, grandiose ! On en ressort tout petit, encore plus petit, charmé, habité. Le palais change de robe à l'approche du crépuscule, son aura, elle, reste inchangée. Le jour disparaît déjà lorsque nous rentrons. Les moustiques, comme on les appelle ici, nous alpaguent. Après de longues minutes de marche pour regagner le bus, la misère refait surface, le brouhaha, les klaxons, les étals. Point d'orgue lorsque nous nous apprêtons à remonter dans le bus : nous attendent pour mendier un cul-de-jatte, un homme avec une canne pour remplacer sa jambe perdue et un dernier marchant sur ses trois membres restant comme un chien. 

En route vers Mandawa et sa région semi-désertique, le paysage change. Plus jaune, le vert plus pâle. Les arbres se dégarnissent à vue d'œil. Parfois seule l'extrémité des branches demeure colorée, comme des boutons. Régulièrement un arbre nu, où ne reste que son tronc, plus gris que brun. L'écorce semble avoir complètement disparu. Toits de taule. Lorsqu'ils sont en brique, de larges branches font office d'étais. Déchets en pagaille au bord des routes où les animaux sauvages viennent renifler et probablement chercher nourriture, parfois à deux pas des commerçants dans les villages. Un homme que je prends pour un cadavre au loin bouge enfin, probablement saoul d'après notre guide. Les maigres couleurs et autres panneaux publicitaires donnent un peu de vie au béton souvent laissé nu, abandonné et inachevé. Premiers panneaux solaires chez l'habitant, surprenant. Un troupeau de moutons et de chèvres traverse le deux fois deux voies, amusant.

Mandawa et la cérémonie du feu pour symboliser la victoire du bien, Ganesh, divinité protectrice, sur le mal, roi des démons voulant tuer son propre fils avec la complicité de sa fille, Holi. Sur la place du fort tôt le matin, une branche d'arbre représentant le fils est installée sur un amas de paille et de bouse de vache séchée auquel on met le feu. La branche est ensuite extraite avant qu'elle ne brûle pour que ne reste que Holi, supposée insensible aux flammes. Les villageois s'agglutinent autour du brasier, l'alimentent avec leur bouse, scandent et tournent autour de lui pour se porter chance en formulant des vœux pour eux-mêmes et pour autrui. Certains ramènent avec eux une partie des cendres encore fumantes pour porter également chance à leur foyer et à ses visiteurs. La vie n'a pas encore émergé dans les rues de Mandawa, impression étrange en comparaison d'hier. Mais tout sera différent d'ici quelques heures. 

Mandawa et la Holi, célèbre fête des couleurs. Tenue traditionnelle blanche vouée à ne pas le rester. La bienveillance du peuple indien dans toute sa splendeur, son entièreté, sa variété. Visages souriants, épaules enlacées, chants spontanés. Les instruments de musique battent leur plein entourés de danseurs improvisés, infatigables qui s'amassent dans les rues étroites du village. L'ambiance est folle et festive ! Très peu de femmes dans les rues. Elles fêtent la Holi en privé mais nous les retrouvons dans la cour du fort, là où la procession s'achève vers dix-sept heures. Certains sont en transe. Plus d'ennemi en cette journée. Une seule et grande famille. Nous autres européens devenons peu à peu curiosité et partenaires de selfies. Ce jour laissera des traces sur nos vêtements, nos appareils, nos corps et nos cœurs. Happy Holi !

A l'approche de Bikaner, les habitations et commerces se raréfient. Le désert s'installe de plus en plus et imprime sa marque, comme une main géante posée sur la terre. La différence entre le vert nature et le jaune sable s'amenuise à mesure que nous roulons. J'ai l'impression qu'ils finiront par se confondre dans un brun moyen qui à son tour avalera le rouge brique devenu pâle. Un homme attend à l'ombre sur une chaise blanche entre les pompes de la station service qu'il tient, seul avec son smartphone et son chien. Le bleu marine qui couvre les installations en complément du blanc semble presque irréel, comme parachuté là depuis une autre partie du monde. Les déchets sont toujours omniprésents, scintillants à la lumière forte du soleil. 

Après Bikaner, la faune change : antilopes, paons, chèvres, vaches... Le désert tend peu à peu ses bras. 

Pokaran, journée mémorable pour mon plaisir et mon rendu photographiques. Correction des réglages pour un meilleur résultat, une population avenante et désireuse de se faire photographier. J'en profite pour piétiner ma timidité, partir seul à la découverte des rues, de leurs passants et de leurs commerces. Tout s'enchaîne. Les regards débouchent sur un sourire, puis un salut, puis une demande, parfois un refus, souvent une acceptation. Parents, enfants, familles, groupes d'ami(e)s ou d'écoliers(ères), commerçants. J'enchaîne. Le rythme est soutenu mais quel plaisir ! De communiquer, de tenter de se faire comprendre malgré la barrière de la langue, parfois l'impossibilité, même en anglais. Le langage gestuel aide comme il peut. Le simple fait de braquer l'objectif sur un groupe, souvent de filles, peut déclencher un rire. Touchant. Amusant. Enivrant. Pour les enfants, photographie et origine européenne riment avec fête. Ma timidité repointe parfois le bout de son nez, fait son office, mais se ravise rapidement. Le plus fort aujourd'hui, le chef d'orchestre, c'est moi ! Pas elle. Des visages fermés, parfois sans vie, souriants, enjoués, timides, suspicieux, lassés, surpris. Les individus se prennent au jeu. Chaque fois un remerciement chaleureux, plein et entier, qu'ils me rendent. Variété est mère de richesse et cette journée a été d'une richesse émouvante, salvatrice. Gageons que mon assurance reste désormais la plus forte et maîtresse de mes moments !

Départ du campement dans le désert du Thar où nous avons passé la soirée puis la nuit. La balade à dromadaire sur les dunes de sable la veille a été amusante. Un baptême pour moi et par chance sous une chaleur très douce malgré les 35 °C, grâce à un ciel chargé. L'impression de hauteur est réelle sur le dos de ces quadrupèdes, très confortables au demeurant, même au galop. Les selles sont impressionnantes. Je me suis cru dans une procession d'AT-AT tout droit sortie d'un film de Star Wars. *sourire* Deux joueurs de flûte nous ont accueillis à l'arrivée, l'un jouant de deux flûtes en même temps, l'autre de celle dont on use pour charmer les serpents. Marche pieds nus, cela faisait bien longtemps ! Se reconnecter avec la terre, mais gare aux débris de verre. Certaines choses sont affligeantes, ici comme ailleurs. Ambiance festive au campement où un groupe de musiciens et de danseuses se donne en spectacle pendant que nous dégustons quelques mises en bouche. Une invitation à danser, aux hommes comme aux femmes. La pauvre danseuse essuie refus sur refus. J'accepte à mon tour. Il ne faut avoir honte de rien et profiter de chaque instant, qui plus est lorsqu'on se trouve à plusieurs milliers de kilomètres de chez soi. Délicieux moment. Je copie la danse de ma partenaire comme je le peux à proximité d'un feu presque de trop compte tenu de la veste de sweat que je porte. Deux membres de mon groupe nous rejoignent rapidement avec la seconde danseuse. Moment trop court, mais les estomacs crient déjà famine.

En route vers Jodhpur, la ville bleue. Les carrières et commerces de grès rouge sont présents. Je suis toujours surpris de voir les deux roues circuler sans casque malgré la vitesse élevée et sur la bande d'arrêt d'urgence comme s'il s'agissait d'une voie de circulation. La distance de sécurité n'existe pas pour notre bus. Parfois un dépassement trop juste force le véhicule venant d'en face à s'écarter sur sa bande d'arrêt d'urgence. Chose habituelle et sans rugissement de klaxon, si ce n'est à l'attention du véhicule dépassé pour le prier de ralentir ou de se ranger. Tant de bâtiments semblent abandonnés et jouer maintenant le simple rôle d'abri de béton, peut-être de fortune pour quelques passants cherchant à se mettre à couvert ou passer une nuit. Mes penchants pour l'exploration urbaine se réveillent. La curiosité me pique mais impossible de descendre en marche, évidemment. 

A Jodhpur, deuxième ville la plus importante du Rajasthan en nombre d'habitants, la grouille revient et avec elle la misère et la mendicité. On se croirait revenu à Delhi. Dans les rues très, très étroites de la basse-ville les piétons et motos se croisent dans des bouchons perpétuels entre les étals. Les tuk-tuks en sont également, lorsqu'ils le peuvent. Les embouteillages sont amusants. Le klaxon redevient roi, omniprésent et incessant. Le soir tout s'emballe. Dans les rues même principales et au milieu des carrefours à feux, la circulation est folle. Un homme en uniforme au centre du tumulte vocifère des coups de sifflet pour, j'imagine, garantir un peu d'ordre, en tous les cas un supplément. Sur la marche du retour, le soir, j'observe une haveli abandonnée en contrebas du pont que nous traversons. Curiosité d'urbexeur, mais là encore, impossible de s'arrêter et encore moins d'y pénétrer. Je me souviens alors de cette haveli dite "fantôme" à Madawa que nous avions pu visiter. L'ambiance y était particulière, paisible et mystérieuse à la fois. L'édifice sur cinq niveaux et ses sculptures étaient remarquables. J'aurais aimé pouvoir l'explorer de fond en comble. J'y serais resté des heures, c'est certain. 

Jawai ou les routes de l'impossible. Nous nous rendons dans un hôtel très peu fréquenté par les touristes étrangers. Le chemin pour y arriver est garni de cratères, parfois tout juste assez large pour notre bus qui doit souvent s'arrêter puis rouler au pas minimum. Les branchages frottent contre les vitres. Le roulis est violent, amusant voire hilarant. Une véritable attraction à sensations. Que ce voyage est empli de surprises ! À l'arrivée, 36 °C. Plus chaud encore qu'à Jaisalmer où le ciel était davantage couvert. La pierre blanche est aveuglante et l'accueil des indiens toujours aussi chaleureux. L'après-midi, direction une réserve animalière à trois 4x4 pour y observer des léopards et la chaîne montagneuse des Aravellis, magnifique. Notre chauffeur est foufou, preuve en sera faite tout au long du périple jusqu'à la dernière minute et notre retour à l'hôtel la nuit tombée. Je vois de mes propres yeux l'état de la route qui nous a permis d'atteindre l'hôtel en bus. En effet : improbable ! Même en 4x4 il nous faut slalomer et être ballotés dans tous les sens. Dans la réserve nous nous déplaçons et changeons rapidement de position pour pouvoir observer le léopard au loin dans les meilleures conditions avec nos objectifs les plus longs en focale. Nous ne sommes pas les seuls touristes à profiter de la connaissance des lieux et du regard acéré, hallucinants, de nos guides. Un air d'épisode de l'Agence Tous Risques avec une dizaine de 4x4 qui se croisent, s'arrêtent, s'entassent puis repartent en trombe comme un certain Colonel Decker et ses hommes à la poursuite de la célèbre camionnette noire de Barracuda, les explosifs, cascades et autres retournements de véhicules en moins. Nos inclinaisons n'en restent pas moins impressionnantes parfois, tant en roulis qu'en pente ascendante à même les rochers. Quelle mécanique ! Mais les points de vue atteints et les panoramas observés en valent cent fois la peine. Une nouvelle journée riche en émotions au compteur, de belles images plein les yeux et la sérénité fichée au cœur. 

En route vers Udaipur, nous décidons de faire plusieurs arrêts au contact de la population locale. Premier arrêt prévu dans un petit village, mais nous stoppons le bus une centaine de mètres plus amont face à un champ de blé où une demi-douzaine de femmes récolte à la faucille. Elles interrompent leur travail et nous regardent à travers les vitres, curieuses et amusées, saluantes et riantes même. Devant leur comportement avenant, nous décidons de descendre et d'aller à leur contact. Elles nous accueillent, posent d'abord timides mais l'alchimie fonctionne rapidement. Elles nous montrent leur métier, nous nous y essayons tour à tour. Les habitants du village s'amoncellent à grande vitesse sur les toits des maisons, certains en sortent pour nous retrouver. Plus encore que les fois précédentes, nous devenons une attraction, une curiosité, une fierté. Les portes du village passées, un homme nous reçoit dans sa maison où loge toute sa famille, parents et petits cousins compris comme il est de coutume en Inde. Trois générations s'y côtoient, peut-être quatre. L'homme se confond en remerciements, nous offre le thé, nous fait visiter chaque pièce de sa demeure. Son sourire est permanent et sa gentillesse profonde, sa reconnaissance aussi. L'hospitalité des Indiens est sans pareille. Il est parfois difficile de les quitter tant ils sont fondamentalement bienveillants. 

Arrivés à l'aéroport pour le vol de retour, nous quittons notre guide, son équipe et ce bus qui nous aura mené jusque des destinations d'ivresse et variées, par des chemins parfois improbables. Les klaxons se sont faits plus rares à cinq heures du matin. Mais l'état des routes nous a rappelé où nous étions, comme une dernière piqûre de souvenir à emporter avec nous. J'entre dans l'aéroport avec la sourire fiché aux lèvres, fidèle à moi-même, la tristesse recouvrant le visage de ces quinze jours de joie plus que de peine. A bientôt, Rajasthan !


Ce "carnet de voyage" est incomplet, informel et subjectif. Son seul but était d'imager par les mots une partie de ce que je n'ai pas pu saisir en photo, de manière décousue et personnelle, tel que je l'ai vécu durant nos trajets en bus parfois longs mais jamais fastidieux. Tant de choses mériteraient encore d'être écrites, photographiées ou simplement vues. Inde surprenante, Inde inspirante, Inde émouvante. Namasté. 

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