Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs

Dominique Capo

Prologue et Chapitre Un

Prologue :

Cela peut vous paraître étrange, mais voila plusieurs minutes que je suis assis sans bouger à ma table de travail. Autour de moi, l'obscurité est presque totale ; la lucarne de mon cabinet ne laisse filtrer que peu de lumière. Ma veilleuse est allumée, bien que le soleil n'ait pas encore entamé son déclin. Mes grimoires en grec ancien, en latin, en Elfÿen ou Nephlÿm, annotés, sont disséminés autour de moi. Il n'y a aucun bruit, si ce n'est celui de ma respiration. Le calme règne depuis des heures. Dans ma tête, des centaines de pensées disparates se bousculent. Des images surgies de mon passé se télescopent. J'aimerais les ralentir, les immobiliser. Mais, hélas, je n'y parviens pas.

Je ferme les yeux. J'essaye de me concentrer. C'est impossible ! Les clichés fusionnent pour se métamorphoser en un kaléidoscope de couleurs indéfinissables. Je plisse mon front ridé afin de les chasser de mon esprit. C'est difficile. Mon âme épuisée par des décennies d'études est à cours de ressources. Je déplace de quelques millimètres mes doigts au bord de la feuille de papier posée devant moi. Le mouvement est imperceptible. Il disperse d'emblée les hallucinations qui encombrent mon âme. Ma main s'empare, presque sans que j'aie à le lui ordonner, de la plume d'oie présente non loin de là. Je trempe sa pointe dans mon encrier. Mes yeux observent celui-ci un instant. Je reconnais le lutin ailé au regard d'ambre qui le décore : ses coudes s'appuient nonchalamment sur ses rebords. Ses minuscules mains soutiennent sa figure aux traits ironiques. Son corps gracieux est moucheté de salissures mauves et brunes. Lorsque je retire ma plume, une goutte noire s'en détache et va maculer la table. Elle rejoint les centaines d'autres particules la parsemant. Je vérifie que ma lampe délaye assez de clarté. Je me penche sur mon in-octavo vierge. Puis, je commence à écrire.

Le sillon se métamorphose en lettres. Les lettres deviennent mots. Les mots se transforment en phrases. Chacun de mes tracés est immédiatement suivi d'un éclat doré ; mais il se dilue abruptement. Et tandis que s'impriment mes locutions, je me dis qu'il y a longtemps que j'aurais dû entamer ce Mémoire.


Chapitre Un :

Par où débuter ? Telle est la question qui me tourmente régulièrement. Cela fait des années que, pareil au ressac de l'océan, elle revient m'oppresser. Mais je crois qu'aujourd'hui, enfin, j'ai trouvé une réponse.

Devrais-je l'inaugurer le jour de ma naissance ? J'en doute, car alors que j'avais aux alentours de huit ans, ma mère m'a raconté ce qui est advenu. Comment l'Hôpital Sainte-Anne, ainsi que le quartier Sainte-Gènes, ont été plongés dans le noir ! De quelle manière, de l'Hôtel de Ville au Marché des Capucins, la fureur des éléments a pris des proportions titanesques !

« Un gros orage s'est déchaîné sur toute la ville » m'a avoué ma mère cette fois-là. Il a plu à verse et les grondements du tonnerre ont résonné jusque dans la salle d'accouchement. Aux fenêtres, le ciel a été d'un noir d'encre. J'y ai surpris deux ou trois fois les dragons-nains nichant d'habitude à cette heure du jour au sommet de la plus haute tour de la Cathédrale. Des éclairs ont zébré le firmament. Leurs luminescences ont effacé fugitivement les contours des bâtiments adjacents à la maternité. Un vent violent s'est engouffré dans les ruelles de notre arrondissement. Il a, paraît-il, arraché énormément d'arbres et poubelles mal arrimés au sol. Et les caves de plusieurs pavillons aux abords de la Porte de Bourgogne ont même été inondées.

Mais c'est tout ce que je peux relater », a-t-elle renchéri. J'ai été, la plupart du temps, absorbée par les contractions attenantes à ta venue au monde. Et, au final, je me suis évanouie. Ce sont les infirmières qui m'ont ensuite décris le climat quasi-apocalyptique qui a régné dans la salle de travail ; le va-et-vient incessant des internes et des sages-femmes ; les geignements des bébés dans la nurserie après qu'une vitre y ait été pulvérisée, heureusement sans qu'il n'y ait de blessé. ».

En évoquant mes premières années d'école peut-être ? Oui ! Et pourtant, je rêverais de les gommer de ma mémoire. Car, si c'est pour relater les brimades dont j'ai fait l'objet, pourquoi les dépeindre ? Si c'est pour témoigner des rejets, des moqueries, des mises à l'écart que j'ai subis parce que j'étais différent des autres, je n'en vois pas l'intérêt.

Car, combien de fois m'a-t-on méprisé parce que ma peau était plus pâle que celle de mes camarades ? Combien de fois ai-je été rejeté des groupes auxquels mes comparses étaient conviés parce que mes oreilles étaient légèrement plus fuselées que les leurs ? Bien-sûr, on m'a assuré que les veinules bleuâtres se dévoilant sur mes joues, rampant sur mon cou, et écumant mes pectoraux n'y étaient pour rien. Évidemment, on m'a juré sur les mille Dieux d'Austrasia que j'étais autant respecté que ceux dont les nervures n'étaient pas aussi identifiables. Or, à chaque fois que, au cours de cette période, j'ai eu le malheur de croiser les plus vindicatifs de mes compagnons, ils se sont ris de moi. Ils ont galvaudé les centaines de veinules visibles courant le long de mes bras. Ils ont grimacé en considérant celles qui masquaient presque entièrement la peau parcheminée de mes mains. Ils ont ironisé à propos de la taille exagérée de mes phalanges. Ils ont persiflé en remarquant leur flexibilité hors normes. Ils ont raillé la myriade de minuscules vaisseaux sanguins se précipitant à leurs extrémités. Ils ont brocardé mes ongles d'une demi-douzaine de centimètres particulièrement tranchants.

En résumé, ma scolarité à Notre-Dame n'a pas été des plus aisée. Quand j'y repense, j'ai plus l'impression qu'il s'est agi d'un cauchemar, plutôt que d'une phase d'apprentissage. Je ne dis pas que l'enseignement prodigué n'a pas été pas bon. Loin de moi de critiquer les instituteurs qui m'ont inculqué leurs Savoirs. Ils ont fait de leur mieux, j'en suis convaincu. Malgré tout, ces heures n'ont pas été les plus heureuses de ma vie.

Mes parents, de leur côté, n'ont pas jugé utile de s'interroger sur les persécutions dont j'ai fait l'objet. Leurs carrières les ont entièrement accaparés. Même quand, un Jeudi soir, je suis revenu à la maison la face couverte d'ecchymoses violacées, le nez en sang, et ma veste de cuir déchirée, ils n'ont rien vu. Comment l'auraient-ils pu ? Ce n'est que vers vingt-trois heures qu'ils ont poussé la porte de l'appartement de la rue Nicot, et qu'ils se sont affalés sur le canapé du salon à moitié saouls. Ils venaient de fêter au restaurant la signature d'un contrat avec des Enchanteurs d'Aix-en-Provence. Et ils avaient totalement oublié ma présence. Ce n'est qu'au milieu de la nuit que ma mère s'est rendue compte de mon existence. Il y avait belle lurette que j'avais pris ma douche, que je m'étais changé, que j'avais dîné en toisant le journal télévisé, et que je m'étais réfugié dans ma chambre. Lorsqu'elle a entrebâillé la porte de celle-ci, c'est à peine si j'ai ouvert un œil, avant de m'enfouir dans les bras de Morphée.

C'est Maître Anthelme, mon troisième instituteur en cinq ans, qui a réalisé que je n'étais pas à ma place à Notre-Dame. J'étais alors en CM2, et mes notes étaient mauvaises. Mes déboires avec mes camarades allaient en s'accentuant. Et il ne me restait plus que deux mois avant l'examen transitoire destiné à avaliser mon admission au collège.

Maître Anthelme était un homme chétif ; ses yeux perçants et sa figure sévère jaugeaient chacun de ses élèves comme si leur personnalité n'avait aucun secret pour lui. Il était invariablement vêtu d'une blouse blanche crottée d'une multitude de tâches. Un sourire carnassier aux lèvres, il en imposait. Très vite après son arrivée à Notre-Dame, une sorte d'intuition l'a prévenue que quelque chose n'allait pas avec moi.

Il a dès lors convoqué mes parents. Mais ceux-ci ne se sont pas déplacés. Il a insisté, laissant des messages de plus en plus impatients sur le répondeur du portable de ma mère. « Nous sommes débordés, mais je vous écoute », s'était excusée cette dernière lorsqu'il avait finalement réussi à la contacter trois semaines avant mon examen. « Bien qu'aujourd'hui ce soit plus calme, j'ai peu de répit… Les elfÿens émigrés depuis peu dans les Territoires récemment conquis en Amérique du Nord investissent dans la région. Du fait de la crise, ils concurrencent férocement les Chinois, les Saoudiens ou les Qatari. Ils sollicitent des Conjurateurs pour transformer en euros l'or qu'ils extraient sur la Frontière entre la Virginie et les Contrées Extérieures. Puis, ils achètent à tour de bras les immeubles du centre-ville, ou les demeures cossues de Gradignan, de Pessac et de Blanquefort. Ils s'intéressent même aux vignes du Bordelais qui ont en général la côte auprès des norÿques et des valÿriens. Vous comprenez que je ne peux pas être partout. Si je rate de telles opportunités, je…

- Madame, je perçois vos difficultés. Votre agenda est surchargé. Mais ce n'est pas mon problème. Je dois vous parler de votre fils… de Nathanÿel !

- Il s'est mal comporté à l'école ? Il a été impoli avec vous ? Il vous a frappé ? J'espère qu'il n'a pas fait de bêtises? - Pas du tout, au contraire. Le fait est que c'est un garçon solitaire, extrêmement réservé. Et ses notes excèdent rarement neuf ou dix de moyenne.

- Ah bon ? » Le timbre saccadé de ma mère s'était adouci. « J'avoue que je ne me focalise pas sur son bulletin scolaire. Je me contente de le signer lorsque c'est nécessaire. Son père n'y jette même pas un œil, c'est dire ! Néanmoins, je ne tolère pas l'indiscipline. Mon mari et moi l'avons éduqué dans le respect des règles. Nous lui avons expliqué qu'il était indispensable d'honorer ses aînés ; de dire « bonjour », « merci », au revoir », de se tenir correctement à table lors des repas de famille, etc. Je ne saisis dès lors pas le but de votre coup de fil ?

- Que Nathanÿel n'ai pas de meilleures notes ne vous interpelle pas ? Qu'il soit si isolé ne vous émeut pas ?

- Oh…, c'est qu'il est sauvage », avait-elle riposté. « Son apparence y est certainement pour quelque chose, je ne le nie pas. Les valÿriens, les azteÿcts, ou les nephlÿms ont beau pulluler dans les rues de nombreuses municipalités du royaume, celui qui se singularise sera forcément malmené par les autres membres de sa propre Race.

- Madame, votre fils me préoccupe. Si vous, vous n'avez pas beaucoup de temps à lui consacrer, votre mari s'en désole peut-être ? Que pense-t-il de ses bulletins scolaires ? Qu'il soit excessivement introverti ne le choque pas ?

- Spencer ? », avait-elle gloussé. « A part sa société de conseil en recrutement, rien ne le touche. Le croiriez-vous ? Lui, si humble, si insipide – tel père, tel fils, me rétorquerez-vous -, capable d'analyser la personnalité d'un inconnu, juste en conversant avec lui quelques minutes ? C'est incroyable, hein ? Et pourtant, si je ne l'avais pas eu à mes côtés le mois dernier ? S'il n'avait pas tout de suite évalué la fiabilité du Conjurateur toulousain m'ayant mis en rapport avec cette firme elfÿenne de Virginie, je n'aurais pas décroché le plus gros contrat immobilier du semestre. Mes collègues en sont malades. Et vous savez ce à quoi œuvre Spencer à cette seconde ? Il collabore avec une multinationale Hindoue qui délocalise actuellement son siège social en Allemagne. Il n'a pas moins de quatre-cents-cinquante personnes à embaucher pour un lointain descendant de maharadjah, à ce qu'il m'a affirmé. Évidemment, il est secondé par le bras droit de ce PDG. Mais après ça, que l'on ne me jure pas que les États-Unis d'Europe n'attirent pas les investisseurs étrangers !

- Madame, s'il vous plaît. Si nous pouvions revenir à l'objet de mon appel ? ». Alors que la voix de Maître Anthelme était de coutume ferme et déterminée – dès qu'il entrait dans la salle de cours, plus aucun de mes camarades ne se manifestait ; les grimaces ou les railleries dont j'étais mitraillé se dissipaient ; l'attention de chacun était concentrée sur lui -, là, elle avait été suppliante. « L'avenir de Nathanÿel en dépend.

- Vous vous égarez, avait-elle protesté énergiquement. Ce n'est pas parce que mon fils a des notes légèrement en-dessous de la moyenne que vous êtes obligé de vous alarmer. C'est un enfant a l'intelligence très peu développée, voilà tout », s'était-elle obstinée. « Il y a des années que Spencer et moi l'avons compris. Il fera carrière en assemblant des modules électroniques pour aéromobiles. Avec la maigre paye qu'il aura, il logera dans l'une de ces immenses tours HLM du quartier des Chartrons. Il cohabitera avec des Golems d'acier, des revendeurs de « Mirage bleu », des ouvriers de la « Trouée ». Il rencontrera éventuellement une femme possédant une parcelle de Don, et que sa lignée aura pris l'habitude de haïr. Il lui fera trois mômes. C'est tout ce que je vois pour lui. » Le reproche et l'amertume avaient été à peine voilés « Et ne comptez ni sur moi ni sur Spencer pour intervenir auprès de nos relations pour lui trouver un meilleur emploi quand il sera en âge de gagner son pain. Le monde est impitoyable. Les épreuves à surmonter y sont nombreuses. Pour devenir un homme, il devra s'y confronter seul.

- C'est comme ça que vous imaginez l'avenir de votre fils ? », avait alors susurré Maître Anthelme. » Son élocution s'était épaissie. Un léger accent norÿque avait émergé. « Vous vous trompez, madame. Nathanÿel est, au contraire, un garçon très intelligent. A la fois astucieux et perspicace, il est doué d'une sagacité et d'une lucidité peu courantes. J'en ai personnellement été le témoin il y a deux mois. C'est assez impressionnant. Et je vous assure que son intelligence n'est pas à remettre en question.

- Alors, pourquoi ses bulletins trimestriels sont-ils aussi catastrophiques ?

- Primo », s'était insurgé Maître Anthelme, « je ne les considère pas comme tels. Il est vrai qu'ils ne dépassent pas la moyenne. Mais je ne suis pas inquiet. Secundo, ce n'est pas parce que ses notes sont relativement basses que Nathanÿel n'a pas de capacités. Il en a, et elles sont prodigieuses, j'en ai la preuve. J'estime simplement qu'il n'est pas à sa place à Notre-Dame.

- Je ne doute pas de votre sincérité. Cependant, j'ai du mal à vous croire. Et selon vous, où serait-il à sa place ? »

Le ton de ma mère, où la colère avait soudainement reparue, s'était encore durci. 

« Vous accuseriez-nous de négliger notre fils ? Spencer et moi avons été très scrupuleux vis-à-vis de son éducation depuis qu'il est en âge d'être scolarisé. Si nous l'avons inscrit à Notre-Dame, malgré les contributions annuelles très élevées, c'est que nous nous soucions de lui. Nous n'y pouvons rien s'il n'a pas les aptitudes essentielles pour devenir cadre supérieur, chef d'entreprise ou haut administrateur! Ainsi que je vous l'ai signifié, il sera, dans le meilleur des cas, ouvrier. Dans le pire, il ira grossir la dizaine de millions de chômeurs qui assèchent le budget du royaume. C'est consternant, c'est malheureux. Mais il n'est pas le seul à avoir son futur tracé alors qu'il n'a que dix ans…

- Je ne vous accuse pas, madame ! Je ne vous connais pas, ni vous, ni votre mari. Je ne me permettrais pas de vous juger. Toutefois, je crois utile de vous informer en détails de ce que j'ai appris sur votre fils le jour où j'ai essayé de vous téléphoner pour la première fois :

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