Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs

Dominique Capo

Chapitre Quatre

« Nous nous sommes finalement engagés à nous rencontrer lors d'un prochain Chapitre. Puis, nous nous sommes quittés. », avait terminé Maître Anthelme d'une vois ensorcelante. « J'étais épuisé par la fastidieuse journée qui venait de s'écouler. J'ai donc rallié ma chambre sans manger. Je me suis dévêtu. J'ai balancé mes vêtements sales et détrempés de sueur. Quelques uns sur le sol, quelques uns au sommet d'empilements de livres. J'ai endossé mon habit de nuit. J'ai tiré les draps de mon lit. Je me suis avachi sur mon matelas sans me soucier des cinq recueils entassés entre le pied de mon sommier et ma table de chevet. C'était la première fois depuis des mois que je manquais ce rendez-vous quotidien avec mes publications en cours de lecture. J'ai éteint, en m'avisant que le lendemain serait certainement aussi rude. Et je me suis endormi sur-le-champ. »

Le flux de paroles de Maître Anthelme s'étant interrompu, le silence s'était provisoirement installé. Et ma mère avait aussitôt tempêté : « Ça suffit ! J'en ai assez ! Ça fait une heure que je suis votre monologue ! Supporter vos élucubrations a été un véritable supplice.

- Madame, je vous en prie…

- Madame est fatiguée de vos divagations ! », avait laconiquement émit ma mère ; avant de s'échauffer : « Une multitude de dossiers s'accumulent sur mon pupitre. Mon agenda fourmille d'engagements avec des investisseurs. Je suis débordée ! Pourtant, je préfère réagir – un peu tard, j'en conviens – aux déclarations impérieuses dont vous saturez ma messagerie vocale depuis des semaines. Et vous, que faites-vous ? Vous me retardez avec des insanités ! Vous délirez en gratifiant Nathanÿel d'un Don que seuls ces pestiférés de Frères sont munis. Vous divaguez en m'affirmant qu'il nous en a infesté, et que c'est pour cela que Spencer et moi sommes aussi implacables avec lui. Vous déraillez en prônant qu'il serait plus heureux avec des Novices de la Citadelle Tellurique !

- Madame, sachez que je suis vraiment désolé d'avoir bouleversé votre planning. », s'était défendu Maître Anthelme avec une once de pitié dans la voix. Mais, aveuglée par son dépit, ma mère n'avait rien remarqué. Maître Anthelme avait renchéri  : «  J'ai préjugé que les problèmes auxquels se heurte Nathanÿel à Notre-Dame vous préoccuperaient. J'ai espéré qu'en vous contant mon échange avec mon ami Elÿn, vous comprendriez que, pour lui, Notre-Dame n'est pas l'établissement le plus approprié ; qu'il n'y a qu'au sein d'une Citadelle Tellurique, qu'il s'épanouira.

Or, je constate que votre esprit est déjà trop corrompu. Vous n'êtes donc pas en mesure de demeurer objective. Vous n'intégrez pas que, si Nathanÿel est si réservé, c'est parce qu'il a les moyens d'accéder aux pensées de ceux et celles qu'il côtoie. C'est parce qu'il y surprend des images, des souvenirs, des réflexions inavoués ou inavouables. C'est parce qu'il y détecte des réminiscences qu'on lui dissimule. Évidemment, ses camarades, eux, ne se cachent pas pour lui manifester leur hostilité. Par contre, même si votre mari ou vous ne le lui signifiez pas ouvertement, il sait éperdument que vous le méprisez. Il sait que vous auriez aimé accoucher d'un garçon « normal », dont l'apparence n'est pas sujette à la honte et à la morgue. Il sait que vous le stigmatisez parce qu'il n'est pas titulaire de tous les espoirs que vous avez mis en lui.

Vous n'avez jamais observé que Nathanÿel vous sondait mentalement ? Moi, j'ai essuyé son intrusion cérébrale une fois. C'était il y a plusieurs semaines. Il a ausculté mon âme lorsque j'ai discuté avec lui. Il a déchiré notre Réalité pour me précipiter à l'intérieur de celle proposée par le roman de Victor Hugo. Ça a été une expérience éprouvante, terrifiante. Je ne désire pas la renouveler ; en aucune manière.

Je m'interroge dès lors : comment avez-vous pu ne pas subodorer que Nathanÿel, non seulement vous scrutait psychiquement, mais qu'à force d'être effleurée par son Don, celui-ci vous souillait ? ».

Ma mère avait fulminé. Ses yeux d'un bleu nimbé d'émeraude avaient été striés de fulgurances. Ses fossettes étaient devenues écarlates. Sa chevelure de feu avait instantanément pris une teinte dorée. Cette couleur ne l'enflammait que lorsqu'elle était outrée. Ses doigts avaient empoigné le combiné avec une telle virulence qu'il avait failli se briser. Si Maître Anthelme avait été en face d'elle à ce moment-là, nul doute qu'elle se serait jetée sur lui et l'aurait étranglé.

« Et vous ? Comment pouvez-vous dire de telles inepties ? », avait-elle rugi. « Si ce n'est vos hallucinations, sur quelles preuves matérielles vous appuyez-vous pour démontrer que Nathanÿel a le Don ? Êtes-vous capable de représenter de quelle façon il nous a perverti, Spencer et moi ?

- Hélas, non ! Mais je n'ai pas été la proie d'hallucinations. Je vous le certifie ! », avait fermement soutenu Maître Anthelme. « Vérifiez vous-même auprès du Rectorat! Ordonnez une enquête psychologique si vous n'avez pas confiance en moi ! Ça fait des années que j'enseigne à des gamins de l'âge de votre fils. J'ai croisé la route de quelques uns dotés d'une parcelle de Don. Mais, jamais de ma vie, l'un d'eux ne s'est introduit dans les tréfonds de ma lucidité. Jamais l'un d'eux ne l'a catapultée aux abords d'une Réalité alternative.

Or, les pouvoirs de votre fils, seuls des Frères « éclairés » les détiennent. Des Novices de Prime Session ne sont pas assez mûrs pour les maîtriser. Et ils ont tous aux alentours de quinze ans quand ils sont agréés par Frère Nÿcoeus, puis intronisés par Aelÿs. Même des Novices de « Quinte Session », professés par Frère Phÿlémon ne sont pas assez compétents pour cela. Alors, un môme de dix ans à peine ? C'est insensé ! », avait déclamé Maître Anthelme avec impétuosité. « Par les mille Dieux d'Austrasia, c'est pratiquement miraculeux !

- C'est ridicule ! », avait aboyé ma mère au comble de l'emportement. Elle avait manqué de lancer son téléphone contre le mur du salon. « Moi, je vous affirme que Nathanÿel n'a pas le Don. C'est inouï de raconter de telles âneries ! Personne, ni de près, ni de loin, dans ma famille n'a été porteur du Don. Et personne ne le sera. Jamais ! Je ne le tolérerai pas ! J'aimerais mieux être dévorée vive par un « Sans visage » que de souscrire à cette abomination. Quant à l'expédier chez ces « crétins » de la Citadelle Tellurique ? Si vous présumez que nous allons le laisser entre leurs mains afin qu'il devienne l'un des leurs ? Vous affabulez ! Nathanÿel n'a pas d'avenir. Il finira indigent ou prolétaire ! Il ira rejoindre les millions de miséreux logeant aux Chartrons. Un point c'est tout !

- Madame », avait insisté Maître Anthelme. « Pourquoi tenez-vous tant à ce que l'existence de Nathanÿel soit un échec  ? ». Mais, au lieu de répondre, ma mère avait vitupéré : « ...Spencer et moi allons très vite avoir une discussion musclée avec ce morveux. Il va recevoir une correction comme il n'en n'a jamais eue. Comptez sur moi pour qu'il se rappelle longtemps du savon que nous allons lui passer. Et de la punition que nous allons lui administrer !..

- Vous n'oseriez pas…

- Je n'oserai pas… Vous allez voir, si je ne vais pas oser ! », avait braillé ma mère. « Il va récolter le châtiment qu'il mérite. Tout d'abord, nous allons le questionner sur les moyens – forcément coupables – qu'il a utilisé pour se procurer ses livres. Ce n'est ni Spencer, ni moi, qui lui avons donné de l'argent de poche dans ce but. Nous ne lui en fournissons pas !

Je suis indulgente avec lui : quand j'entre dans sa chambre, parfois, il est assis sur le sol. Il y est entouré d'encyclopédies qu'il décortique avec passion. Mais je ne peste pas. Pourtant, il est là, à me regarder innocemment. Le visage impassible, il me suit avec attention. Et j'ai l'impression de me trouver devant un inconnu ; cela m'horripile prodigieusement.

- Vous allez trop loin, madame ! », avait aboyé Maître Anthelme. Mais ma mère avait tonné : « Trop loin? Je n'en suis pas persuadée ! Avec ce que vous m'avez soufflé à propos de son pseudo-Don, je n'envisage qu'une solution ! Afin de lui extirper les idioties que vous lui avez inoculé, Spencer et moi allons l'envoyer dans un collège néo-catholique de l'Est de la France. Il y a un à Besançon…

- A Besançon ? », s'était écrié Maître Anthelme. « A proximité des montagnes et des forêts glacées du Swÿtzland ? La patrie des Marcheurs Blancs, des Hurleurs et des Goblÿns ? Vous êtes folle ?

Ma mère s'était acharnée : « Après l'avoir copieusement sermonné, nous allons fouiller sa chambre. Nous allons lui confisquer tous ses livres. Nous allons emmener ceux-ci à la Trouée, et les y jeter. Puis, dès le mois de Juillet, qu'il ait réussi son diplôme ou non, nous l'escorterons jusqu'à Besançon. Et il y restera jusqu'à la fin de ses études !

Et puis, depuis quand possédons-nous des livres chez nous ? », avait sèchement décrété ma mère. « C'est encombrant. Consacrer des murs entiers à des étagères remplies de livres est une aberration ! Je préfère y accrocher des fresques de Van Haguen, de Varÿth le Sandarÿm, ou de Picasso. Leurs peintures sont plus convenables. Elles mettent davantage en valeur l'agencement de notre salon. A quoi servent ces ribambelles de bouquins poussiéreux, si ce n'est à nous affubler d'un mal de crâne dantesque ? Si ce n'est pour attirer poussières, toiles d'araignées, moisissures, ou nuisibles, que pourraient-ils nous apporter ?

Que se figureraient mes associés elfÿens de passage à Bordeaux ? Que confieraient-ils à leurs contacts si, lors des cocktails que j'organise à l'appartement, ils n'avaient pas d'autre choix que d'admirer les tranches de centaines de publications indigestes ? Je ne pense pas qu'ils apprécieraient ! Il est sûr que ça nuirait à mon agence immobilière !

- Vous avez conscience de la portée de vos mots ? », avait alors juré Maître Anthelme. « Comment voulez-vous que Nathanÿel ne soit pas replié sur lui-même s'il entend de telles paroles ? Comment voulez-vous qu'il ne se réfugie pas dans ses livres ? Vous...

- Qu'importe ! Adulte, il me remerciera. Il approuvera mon choix. Et, surtout, il se félicitera de bénéficier des bases lui permettant de survivre dans le quartier des Chartrons. Pour un niais de son espèce, c'est une chance inopinée. Tous les indigents qui foisonnent là-bas n'ont pas cette aubaine !

- Une aubaine ? », s'était époumoné Maître Anthelme. « Connaissez-vous Besançon et ses environs ? Avez-vous déjà fréquenté les Chartrons ? Eh bien, moi, je vais vous éclaircir : Besançon s'élève à plus de deux-mille mètres d'altitude. Elle est ceinturée de falaises abruptes et de vallées encaissées. Les ravins et les précipices qui l'étreignent sont insondables ; ils sont colonisés par des hordes de Goblÿns et de Sans visages. Et ses escarpements sont parcourus par des lynxs à dents de sabre ou des ours géants.

L'hiver, Besançon est généralement coupée du reste de la France. Les routes qui y mènent sont ensevelies sous des tonnes de neige. Un vent glacial survole ses avenues délabrées. Des tempêtes de neige l'assaillent régulièrement. Un brouillard épais condamne ses habitants à se terrer chez eux. La nourriture y est peu abondante. L'Été, la chaleur y est excessive. Les rares arpents de terre recouverts d'herbages bordant le fief du Sieur Foulx sont crevassés. Les plantes qui y poussent sont jaunies et rabougries. Les paysans y cultivant blé, orge, lentilles ou haricots n'y moissonnent que de maigres récoltes. C'est pour cela qu'ils y hébergent de petits troupeaux de moutons ou de bovins. De quoi tenir durant la saison froide sans que la famine n'accule les populations du duché à se rebeller. Les forêts périphériques ne sont pas giboyeuses. Elles sont surtout le repaire de Goblÿns en maraude, de Dévoreurs, ou d'Arpenteurs Renégats. Elles ressemblent à des amas disparates d'arbres rachitiques. Et leur glèbe est caillouteuse.

- Qu'est-ce-que cela peut bien me... », l'avait hargneusement freiné ma mère. « Attendez ! Je n'ai pas terminé ! », avait alors aussitôt menacé Maître Anthelme. « ...Ce collège néo-catholique que vous me mentionnez, on me l'a signalé. Il n'est pas doté d'une excellente notoriété. Les bénédictins qui le régentent sont très sévères avec leurs étudiants. Ils leur attribuent des cellules qui n'ont ni chauffage ni commodités. Seule une minuscule lucarne autorise la lumière du jour à y pénétrer. Et une mince couverture revêtant un sommier de pierre, ainsi qu'un plafonnier, sont mis à leur disposition. Leurs professeurs les réveillent à cinq heures du matin afin qu'ils les assistent à la messe de vigiles. Puis, à six heures trente, ils leur accordent une collation, avant qu'ils ne leur ordonnent de gagner leurs classes. Leur y sont transmis notions d'arithmétique appliquée, de bio-médication, d'Internet augmentée, d'éco-technologie, d'elfÿen, de néo-catholicisme... A midi-trente, une demi-heure leur est concédée, avant qu'ils ne reprennent leur instruction jusqu'à dix-huit heures. Dès lors, ils sont sommés de seconder leurs précepteurs à la messe de vêpres. Ils dînent. Ils ont le droit à une demi-heure de repos. Et ils réintègrent leurs chambrées pour y réviser leurs exercices encore une heure, avant, finalement de se coucher.

- Que…

- Je n'ai pas achevé mon exposé ! », avait tancé Maître Anthelme. « Au cours de son adolescence, une de mes relations à la Citadelle Tellurique de Toulouse a séjourné dans ce collège. Il m'a relaté les pénitences auxquelles il a été soumis. Et ce, uniquement parce qu'il avait du mal à s'adapter à son nouvel environnement. Il a été fouetté nu devant l'ensemble de ses condisciples. Il a été privé d'alimentation pendant cinq jours. Afin qu'il assimile le règlement, il a été empêché de dormir trois nuits durant. Il a été contraint de débiter des bûches de bois presque aussi grandes que lui par moins quinze degrés ! Et il n'avait que treize ans ! Ces méthodes d'éducation l'ont marqué au point que son sommeil est, aujourd'hui, peuplé de cauchemars. Or, il a quarante-trois ans ! Et c'est là que vous songez à interner Nathanÿel ?

- Je n'ai pas à…

- Taisez-vous ! Évoquons les Chartrons maintenant ! » Véhément, une fois de plus, Maître Anthelme avait imposé le silence à ma mère. « L'espace urbain situé entre la Trouée et la Grande Barrière que l'on nomme « les Chartrons » est l'un des pires de Bordeaux. A sa limite Ouest, il y a la Trouée. Ce n'est qu'une excavation monumentale dont on ne discerne pas le fond. Et nul être humain raisonnable n'y gîte. Ses pourtours ne sont qu'un monceau d'immondices suintant d'effluves pestilentielles. Constitués d'un mélange de caillasses noirâtres, de pourritures, et de moisissures multicolores, ils écartèlent le parvis du Second Avènement. Ils disloquent les tunnels abandonnés du métro qui courent sous ses artères. Ils éventrent les cloaques nauséabonds et les canalisations putrides qui sillonnent ses bauges les plus ténébreuses. Ne dit-on pas que la Trouée et ses imminences sont gouvernés par une poignée de clans sandarÿms ? Ne dit-on pas que ceux-ci se livrent une guerre acharnée pour le contrôle total du site. Ne dit-on pas que leurs meneurs ne quittent jamais leurs tanières souterraines ? Ce sont leurs « Écorcheurs » qui, la nuit, s'engagent dans les allées adjacentes à la Trouée pour y détrousser les imprudents qui s'y hasardent !

- Vous vous égarez. Arrêtez de propager de fausses…

- Cessez de m'interrompre ! », avait craché Maître Anthelme, au summum de la fureur. « Je commence à être excédé de vos interventions intempestives ! Comme chacun en ville le sait, les Chartrons ne se limitent pas à la Trouée et à ses alentours. Ailleurs, sont érigés des centaines les bâtiments. Là, un hypermarché aux présentoirs maculés de dessins obscènes. Là, un magasin de téléphonie mobile d'occasion où se négociaient jadis Ipad, tablettes numériques ou smartphones. Des panneaux lumineux sont parfois rivés à leurs parois ; ils y glorifient des marques de vêtements périmées, des boissons gazeuses démodées, des séjours à moindre coût sur la Frontière, ou des liens Internet dédiés au sexe. Le long de leurs trottoirs défoncés sont parqués des véhicules rouillés pourvus de moteurs à explosion. Des milliers d'autres jonchent le bitume fissuré. Et dans le ciel, des volutes nauséabondes empuantissent l'atmosphère.

Cela fait des années que Sieur Sÿxte d'Aquitaine promet de raser ces immeubles vétustes. », avait enragé Maître Anthelme. « Pourtant, celui-ci ne semble pas résolu à débloquer des capitaux dans ce but. En conséquences, miséreux, vendeurs de Mirage bleu, prostituées ou malandrins continuent d'y prospérer. Il n'y a que les ouvriers des usines d'aéromobiles implantées à l'extrême nord de cette zone qui sont les mieux lotis. Ils ont beau travailler dans des conditions épouvantables, ce sont les seuls qui gardent un soupçon de dignité. Ils respirent des vapeurs toxiques à longueur de journée. Ils se plient aux cadences infernales de leurs chaînes de montage. Malgré tout, pas un ne pleure sur son sort. Pas un ne se plaint des mutilations qu'il subit. Lorsqu'ils s'en éloignent, le soir venu, ces gens ne regrettent rien ! Au loin, ils distinguent les titanesques cheminées de fonte déversant leur lot de fumées grisâtres. Leurs défroques sont imbibées de particules cendreuses. Mais, ils ne s'insurgent pas contre leurs fumigations empoisonnées. Ils ne contestent les rythmes effrénés auxquels ils sont astreints. Ils ne se scandalisent pas contre les morts accidentelles dont ils sont quotidiennement les témoins.

- Ce sont des absurdités… Je... », avait osée répliquer ma mère. « Des absurdités ? Êtes-vous sérieuse ? », avait plaidé Maître Anthelme, sarcastique. « Croyez-moi ! Ces ouvriers sont heureux de ne pas avoir été amputés par leurs machines. Ils sont ravis que leurs contremaîtres ne les aient pas licenciés. Ils sont satisfaits d'avoir été utiles à la bonne marche de leurs usines. Et lorsqu'ils montent dans les aérobus qui les reconduisent chez eux, ils se concentrent sur leurs préoccupations du moment sans réfléchir aux affections dont ils sont les porteurs : cancers lithiumineux, tumeurs macrotroniques, difformités osseuses. Ils se demandent tout bonnement si il est indispensable qu'ils fassent un détour par la supérette en bas de chez eux. S'ils doivent craindre de croiser des rats gros comme des chats au pied de leurs immeubles. S'ils doivent redouter les bandes de sauvageons qui errent dans les halls de leurs tours.

Car, vous l'ignorez sûrement, madame, mais l'immense majorité des hommes et des femmes ayant le privilège d'être salariés dans ces usines – et les mille dieux d'Austrasia savent qu'ils ne sont pas si considérables - sont domiciliés aux Tours. Et si vous vous promenez de temps en temps dans Bordeaux, vous vous doutez de quelles « tours » je parle !

- Je ne vous... ». Mais Maître Anthelme avait de nouveau vertement entravé ma mère. « Comment les oublier ? », avait-il vivement proféré. « D'un côté se repère la Grande Barrière de l'Est. Derrière elle se trouve l'hôpital Guÿldmond. Ou « mouroir Guÿldmond », comme il est en général baptisé. Puisque c'est là que sont séquestrés tous les aliénés et tous les handicapés de la région. Ils y sont livrés à eux mêmes, sans soins médicaux, sales et nus le plus souvent.

De l'autre côté émergent les Tours. Au nombre de six, celles-ci surplombent démesurément les édifices qui longent les principaux boulevards de la cité. Elles dominent ses plus notables ouvrages d'art : la Basilique Saint-Seurin, les églises Saint-Eloi ou Saint-Michel, le Palais Rohan, le Grand-Hôtel, ou les Portes Cailhau ou de la Monnaie, par exemple. Elles culminent à plus de huit-cents mètres ; elles comptent près de trois-cents-cinquante étages. Leurs sommets de métal et de verre se perdent au milieu des nuages souillés. Leurs niveaux les moins inhospitaliers – à peu près jusqu'au deux-cents-quatre-vingtième – sont surchargés de studios ou de trois-pièces. Leurs corridors sont étroits. Leurs conduits d'aération sont fatigués. Leurs fenêtres sont fendues. Leurs locaux électriques ont leurs murs noircis. Et si un jour, un départ de feu volontaire ne s'y déclare pas, c'est qu'un événement exceptionnel – comme un match de Rugball - a lieu.

- Qu'est-ce que vous... », avait, une fois encore osé dire ma mère. Seulement, Maître Anthelme, de son timbre puissant, l'avait stoppée dans son élan. « Quant aux étages allant approximativement du deux-cents-quatre-vingtième niveau au trois-cents-cinquantième, contrairement à ceux établis plus bas, ils n'ont jamais été aménagés. Les ascenseurs ne les desservent pas. Il n'y a que des escaliers en ciment et sans rambardes qui y débouchent.

Voilà, en gros, ce que sont les Chartrons ! », avait conclu Maître Anthelme avec une telle férocité que ma mère avait renoncé à lui couper la parole. Elle avait compris qu'emporté par sa plaidoirie, il lacérerait tous ses efforts pour reprendre la main. « Et c'est là que, pour vous, l'avenir de Nathanÿel se trouve ? C'est aux Tours que vous l'imaginez se fixer ? C'est aux serveurs robotisés des usines d'aéromobiles que vous lui proposez d'être employé ? Ou ambitionnez-vous qu'il ne réussisse pas à se procurer un métier qualifié ?

Peut-être, qu'à force d'être exposé à ce ramassis de gredins, vous figurez-vous qu'il va se métamorphoser en l'un d'eux ? Qu'il va se changer en accroc au Mirage bleu ? Peut-être vous attendez-vous qu'il soit, un jour, la proie de fantasmes suicidaires ou meurtriers ? Que, frissonnant, perdu au milieu de visions qui n'ont rien de commun avec le Don, il se jette sous les roues d'un train ?

Je vous pose donc une deuxième fois la question : pourquoi haïssez-vous Nathanÿel au point de lui souhaiter un tel destin ? Pourquoi refusez-vous qu'il intègre la Citadelle Tellurique de Bordeaux ?

Ma mère avait réagi d'emblée : « Comment osez-vous ? Je n'ai pas à vous répondre sur mes motivations ! Je ne suis pas un de vos sous-fifres ! Avant aujourd'hui, vous n'êtes jamais entré en communication avec moi. Je n'ai pas à obéir à vos « ordres ». La seule information que je peux donc vous délivrer à cet instant précis, c'est que ce n'est pas au sein d'une de Citadelle Tellurique que je veux envoyer mon fils. Plutôt le confier à une cohorte de Hurleurs ou de lupins des Pyrénées.

- Madame, vous exagérez ! », avait tonitrué Maître Anthelme. Un orage aurait tonné aux tympans de ma mère que sa répartie n'aurait pas été plus impétueuse. « Ça fait plus d'un mois que j'essaye de vous joindre. En vain. Je vous l'ai spécifié au début de notre entretien. Le jour de mon tête-à-tête avec Nathanÿel, immédiatement après l'avoir laissé retourner auprès de ses camarades, j'ai négligé mes cours. Je me suis enfermé dans la salle des professeurs. J'ai consacré tout mon après-midi à tenter de vous contacter. Je vous ai laissé de nombreux messages pour vous convier à me rappeler. Sans résultat. Le soir, une fois revenu chez moi, j'ai persévéré. Je ne me suis pas reposé ; je n'ai pas mangé. De dix-huit heures à vingt-deux heures, je me suis évertué à vous atteindre. Sans plus de résultats. Et ce n'est qu'en dernier recours que j'ai téléphoné à mon ami Elÿn. Et que je l'ai invité à me donner des conseils. Il m'a alors suggéré que Nathanÿel serait susceptible d'intégrer le Noviciat bordelais. Avant de me souligner qu'il devait en référer à ses supérieurs hiérarchiques.

Le lendemain, puis les jours et les semaines suivantes, j'ai renouvelé mes tentatives. Au minimum quatre ou cinq fois par jour. Chaque fois, j'ai interrogé Nathanÿel : « Est-ce que ta maman a consulté son répondeur ? ». Et chaque fois, navré, celui-ci m'a rétorqué : « Non. Mon père et ma mère ont franchi le seuil de l'appartement vers minuit ou vers deux heures du matin. » Ça dépendait des fois. « Ils ont gagné leur chambre pour y dormir. Au matin, ils sont partis de chez nous une demi-heure avant que je ne sorte de ma chambre. Or, il n'y avait aucun pli nulle part ; aucun avertissement que l'un d'eux désirait vous approcher d'une manière ou d'une autre. ».

Alors, ne m'accusez pas de ne pas avoir voulu vous avertir de mon conciliabule avec Nathanÿel ! Ne m'accusez pas d'avoir saturé votre répondeur ! Si vous aviez pris la peine d'y compulser vos messages avant aujourd'hui, les événements auraient évolué différemment.

Et ce n'est que maintenant que vous me lâchez que c'est à Besançon d'abord, et aux Chartrons après, que vous préméditez de congédier votre fils ? Tout cela, malgré le Don qu'il possède ; malgré les prodiges qu'il accomplit ! Eh bien, moi, je vous dis que Nathanÿel va devenir Frère, que vous l'acceptiez ou non !

- Et mon approbation? », avait grincé ma mère. « Je ne…

- Qui plus est », avait écumé Maître Anthelme. « Ce n'est pas parce que Nathanÿel sera Novice que les Frères qui en auront la charge l'empêcheront de vous visiter. Les sorties sont autorisées. Elles sont restreintes ; elles sont contrôlées. Mais, elles ne sont pas interdites. Je suis convaincu que, lorsque vous vous baladez dans le quartier Sainte-Gènes, vous croisez parfois de futurs Frères !

- C'est vrai ! », avait énergiquement protesté ma mère. « Je croise de temps en temps des futurs Frères en ville. Et je n'en éprouve nul plaisir. Leurs yeux timides, leurs visages blafards, leurs poignets tatoués, leurs doigts efféminés, me scandalisent. Et je ne suis pas la seule ! Combien de pétitions les concernant Sÿxte a reçues ? Combien de lettres de ses sujets demandant à notre Sieur d'emmurer les membres de cette secte dans leur forteresse a-t-il réceptionné ? Des centaines ? Sans conteste ! Et vous supposez que je veux que mon fils leur ressemble ?

Vous savez, je ne suis pas aveugle ! Je détecte très bien les regards haineux et méprisants lancés à Nathanÿel. J'enregistre les « Reluquez-moi ce drôle ! », les « Matez-moi cette graine d'incapable ! », ou les « Encore un rebut de l'Humanité promis au Noviciat. » Vous rendez-vous compte de ce qui arriverait si mes collègues, si mes contacts professionnels, ou si mes proches, apprenaient que Nathanÿel n'a pas d'autre choix que de se transmuter en l'un de ces dépravés ? Aelÿs, Nÿcoeus, ou vous, avez-vous envie que l'on me conspue ? Rêvez-vous de me voir ridiculisée ? Ou aspirez-vous à ce que mon entreprise – ou celle de Spencer – périclite ? Envisagez-vous que je sacrifie ma carrière, mes revenus, mon statut social, à cette vermine ? Car, si j'adhère à votre solution, croyez-moi, c'est ce qui va advenir ! Et c'est inacceptable ! Je ne supporterai pas votre chantage ! Et je me fiche de ce que Aelÿs ou de ce que Nÿcoeus ont prévu pour Nathanÿel. Cela ne se réalisera pas !

- Madame ! », s'était alarmé Maître Anthelme. Il avait bondi, comme si on l'avait frappé violemment. « Ne vous engagez pas dans une telle aventure. Je vous en supplie. Au cours de notre échauffourée verbale, je vous ai fait beaucoup de confidences. Je vous ai explicité que Nathanÿel n'est pas un enfant ordinaire. Je vous ai illustré à à quel point son Don est puissant. Vous n'avez pas d'alternative ; il vous faut l'assumer tel qu'il est. Ce n'est pas en le calomniant ou en le réprouvant que vous le remodèlerez. A l'inverse, vous ne ferez qu'aggraver la situation !

Par ailleurs, contrer Aelÿs où les Frères sous sa tutelle ne vous mènera nulle part. Si ce Postulant a posé les yeux sur votre fils, c'est qu'il croit en lui. S'il envisage sérieusement, malgré son jeune âge, de l'adopter en tant que Novice, c'est qu'il a des projets pour lui. Des projets qui nous dépassent, vous et moi. Et refuser l'honneur qu'il lui octroierait ne l'en rendrait que plus déterminé à en faire un Novice. Puis, attiserait son courroux et son ressentiment contre vous. Or, par expérience, je vous certifie qu'il ne gracie pas ceux qui l'ont contrarié. Et qu'il les poursuit de sa vindicte jusqu'à les annihiler définitivement.

Avant de clôturer notre débat, je ne peux donc que vous préconiser ceci : ne vous mettez pas Aelÿs à dos. Vous y laisseriez plus que votre emploi ou votre rang. Aelÿs, Nÿcoeus, comme tous les Frères de cette Citadelle Tellurique sont dangereux. Ils ont des espions partout. Ils en ont même dans l'entourage intime de notre souverain. Et si vous les défiez, ils vont vous broyer. Alors, si vous souhaitez préserver votre univers, ne les provoquez pas.

Ma mère n'avait su quoi objecter. Son esprit s'était mis à fonctionner à toute vitesse : ses airs supérieurs n'impressionnaient pas son interlocuteur. Ses prétentions étaient bafouées. Ses inébranlables vérités à mon sujet étaient rudoyées. J'allais échapper à son emprise. Et elle ne pourrait pas l'éviter. « Ce jean-foutre va se soustraire à mon autorité. », avait-elle ruminé.

Des larmes s'étaient mises à ruisseler le long de ses joues. Ses doigts s'étaient mués en serres. Ils avaient ratissé le porte-document, les stylos, les papiers, l'ordinateur, et les bibelots éparpillés sur son bureau. Ils les avaient expédiés contre le paravent vitré. Celui-ci avait éclaté. Et ses bris s'étaient égaillés dans toutes les directions.

A l'autre bout du fil, Maître Anthelme avait hurlé : « Madame…, madame, vous êtes là ? ». Mais, il n'avait pas perçu de réponse ; uniquement un souffle rauque mêlé de hoquetements spasmodiques. « Allô…, il y a quelqu'un… », avait-il persisté. L'interruption s'était prolongée une ou deux secondes. D'une élocution quasiment inaudible, ma mère avait enfin murmuré : « Oui… oui, je suis là. Excusez-moi… Une personne vient d'entrer. Et on me dit que je suis sollicitée pour une réunion… ».

- Je comprends. ». Un sourire narquois s'était matérialisé au coin des lèvres de Maître Anthelme. Et ses prunelles avaient pétillé malicieusement.

« J'espère malgré tout que vous ne négligerez pas ce que je vous ai dévoilé à propos de Nathanÿel. », avait-il entériné. « J'espère aussi que vous ferez preuve de discernement et de sagesse. D'autant que, comme vous vous en doutez sans doute, les dispositions en rapport avec votre fils ne sont pas toutes contractées. Vous et moi allons devoir en rediscuter. ». Chacun sachant que ce ne serait vraisemblablement jamais le cas.

- Si cela vous semble inéluctable… », avait-elle maugréé. « Bon ! On me fait signe de me dépêcher. Au revoir.

- Au revoir. », avait-il répercuté. Ma mère avait dès lors abruptement fermé le clapet de son téléphone. Elle avait jeté un coup d'œil distrait autour d'elle. Elle s'était replongée dans ses spéculations. Elle s'était lamenté qu'en deux heures approximativement, elle avait vu son univers familier s'écrouler. Que ses certitudes sur moi avaient été remises en cause. Et elle avait songé que, sous peu, j'allais en payer le prix fort.

Serrant les poings de dépit, elle avait ensuite philosophé sur les fougueuses explications qu'elle me réclamerait. « Elles ne vont pas s'effacer de ta mémoire de sitôt. », avait-elle considéré. « Et ce merdeux de Spencer qui me tient lieu de mari n'aura pas intérêt à s'immiscer dans nos délibérations ! ».

Puis, elle s'était avachi sur son bureau. Dissimulant sa tête entre ses bras, elle s'était abandonnée à sa rancœur. Tandis que la lumière du jour baissait et ensevelissait progressivement les locaux de son agence immobilière dans la pénombre, des flots de larmes accompagnés de spasmes s'étaient détachés d'elle. Et elle s'en était libérée des heures durant.

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