Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs

Dominique Capo

Chapitre Cinq


Vous vous demandez peut-être comment je peux retranscrire de manière si précise ce qui a précédé ? Je n'y ai pas participé, sauf lorsque Maître Anthelme m'a abordé dans la cour de Notre-Dame.

En fait, à l'issue de cette communication, il m'a fallu des semaines pour recueillir les déclarations de ma mère et de Maître Anthelme. Je les ai, dès lors, notées sur une multitude de feuillets. Je les ai rangées dans des classeurs. Je les ai hiérarchisées, lues et relues. Je les analysées. Plus tard, je les ai synthétisées sur ordinateur. Je les y ai référencées. Je les y ai disséquées. Et finalement, j'ai pu décrypter pratiquement au mot près les échanges entre ma mère et Maître Anthelme.

Je dois avouer que, pour les restituer, mon Don m'a été d'un aide précieuse. C'est principalement grâce à lui que j'ai pu leur soutirer ces informations essentielles. C'est grâce à lui que j'ai pu décrire les sentiments avec lesquels ils se sont débattus. C'est grâce à lui que j'ai pu les éprouver jusqu'aux tréfonds de ma conscience.

Cette phase initiale a été assez brève. Elle ne s'est pas étalée au-delà de quelques semaines. Malgré tout, elle a été des plus aisées. En frôlant ma mère à maintes reprises au cours de cette période, j'en ai profité pour poser mes doigts sur son bras ou sur sa joue. Je me suis glissé dans les recoins les plus obscurs de son âme. Je les ai écartelé. Je les ai fouillé. Et j'ai laborieusement restauré les propos qu'elle y cachait.

Un jour, ma mère m'a fait une confidence : « Nathanÿel », a t-elle reconnu quelques mois plus tard d'une vois abattue. Elle n'avait toujours pas encaissé l'humiliation que lui avait infligé Maître Anthelme : « J'ai encore du mal à appréhender l'aveuglement dont j'ai été la proie. Tu me connais. Tu sais comme je suis habituellement. Lorsque je ne suis pas d'accord avec quelqu'un, je n'hésite pas à lui mettre la pression. Je n'hésite pas à lui raccrocher au nez. Et là, une infinité de fois, j'ai été incitée à procéder pareillement. Plus mon conciliabule avec ton Maître s'est éternisé, plus j'ai eu envie de l'interrompre. Et pourtant…, je ne sais pas ce qui s'est passé. D'un côté, mon cerveau me commandait de couper la conversation. De l'autre, mes phalanges, ne réagissaient pas. Et plus notre rixe a durée, plus j'ai eu l'impression d'être perdue au milieu d'un brouillard cotonneux. Comme si ton Maître m'avait hypnotisé. ».

A cette époque également, j'ai débuté mes cours de rattrapage avec Maître Anthelme. Et j'ai exploités ceux-ci pour ausculter ce dernier mentalement. Sa psyché m'a dès lors montrée ses bouillonnements colériques envers ma mère. Elle m'a montrée la chronologie de ses réprimandes. Elle m'a poussée à les emmagasiner. Puis, les événements se sont, ensuite, succédés à une vitesse affolante. J'ai en effet réussi mon examen de fin d'année. J'ai intégré la Citadelle Tellurique de Bordeaux. Je m'y suis installé douloureusement ; en proie à la haine et à la vindicte de certains de mes camarades. En même temps, je me suis efforcé à ne pas oublier ces révélations, passant plusieurs nuits assis sur le sol du dortoir de la Citadelle Tellurique à les gribouiller sur des agendas usagés. Et je les ai camouflés dans un endroit auquel j'étais le seul à avoir accès : sous mon lit.

Devenu Frère, je me suis fatalement détourné de ces données : j'ai été confronté à des luttes fratricides. J'ai été adossé à des échauffourées politiques. J'ai collaboré à des meurtres, à des complots. On a tenté de m'éliminer physiquement et psychiquement. J'ai été la proie d'ambitions, de haines, de passions, de rêves, que je ne possédais pas à mon entrée en ces lieux. J'ai tué des rois. J'ai été le témoin de deux révolutions, d'un conflit majeur entre Citadelles Telluriques. Longtemps, je n'ai donc pas eu la possibilité de leur accorder toute mon attention. Cependant, elles ont toujours été à l'abri sous ma paillasse. Et quand j'ai quitté la Citadelle Tellurique, je les ai emmenées avec moi.

Je vais, évidemment, abondamment revenir sur mon cheminement personnel. Mais, si j'ai tenu à narrer cet épisode entre Maître Anthelme et ma mère, c'est parce que je considère celui-ci comme un tournant. Le premier d'une longue série qui se sont relayés durant mon adolescence. Il est vrai que mon Noviciat n'a pas été des plus reposants. A de nombreux titres, je m'en souviens davantage comme un véritable parcours du combattant, plutôt que comme une page de ma vie entièrement consacrée à l'étude de mon Don. Ce cursus a été parsemé de moments effroyables et exaltants ; d'instants qui m'ont conduits à la limite de la folie et de la béatitude. Néanmoins, si cette empoignade ne s'était pas produit, ma trajectoire aurait été fondamentalement divergente. Et je ne me serais pas mué en cet individu qui rédige actuellement ce Mémoire à votre intention.


Le lendemain, Maître Anthelme m'a de nouveau accosté sous le préau de Notre-Dame. C'était à peu près à la même heure ; juste après que j'aie achevé mon déjeuner. Une brume gris-jaunâtre dévorait le ciel. Elle camouflait les contours de la nef de l'église adossée à notre établissement. Elle éclipsait les silhouettes des hauts immeubles environnants. Une odeur d'œuf pourri empestait la pluie fine qui mouillait l'asphalte. Et seuls quelques corbeaux-hurleurs poursuivis par un dragon-nain s'apercevaient entre deux nuées.

J'étais en train de positionner mon cartable contre le mur du préau. Je jetais des coups d'œil anxieux vers le groupe qui m'avait rudoyé la veille. Ce dernier se trouvait à une dizaine de mètres de moi. A proximité, des chenapans jouaient au rugball. Quand, brusquement, une voix m'a interpellée dans mon dos : « Nathanÿel ? », a t-elle dit.

J'ai sursauté. Mon cœur s'est emballé. Et j'ai pivoté vers elle. Interdit, j'ai croisé le regard de Maître Anthelme. J'ai immédiatement délaissé mes « Misérables », et ai renoncé à m'asseoir. Maître Anthelme a tranquillement terminé son trajet dans ma direction. Il s'est arrêté devant moi. Et il m'a demandé : « Alors, comment vas-tu depuis hier ?

- Rien de neuf, j'en ai peur. », lui ai-je répondu, surpris de le voir là. « Comme je vous l'ai annoncé hier, après avoir révisé mon Elfÿen, j'ai dîné en visionnant des dessins-animés à la télévision. Le téléphone a sonné jusque vers vingt-deux heures, mais je n'ai pas répondu. Vers vingt-deux heures trente, j'ai rallié ma chambre. J'ai revêtu mes habits nocturnes. Je me suis allongé sur mon matelas. J'ai continué ma lecture des « Misérables » sur une quinzaine de pages. Et, finalement, j'ai éteint, puis je me suis endormi. Et vous ? ».

Une seconde, Maître Anthelme a eu l'air embarrassé. Il s'est nerveusement tapoté la narine gauche. Son front s'est plissé, comme s'il réfléchissait intensément. Et il m'a déclaré : « Je me suis évertué à joindre ta mère. A de multiples occasions chez toi, naturellement, puis à son agence immobilière ou sur son portable. Sans succès, ainsi que tu l'a constaté ; puis, vers vingt-deux heures, j'ai laissé tomber...

- Je vous avais prévenu. », lui ai-je répliqué mi-amusé, mi-indigné.

- ...C'est vrai ! Tu m'avais prévenu. Et je n'ai pas pris en compte tes avertissements. ». Maître Anthelme m'a gravement pressé le bras. « Je ne vais pas me résigner pour autant. Déjà, ce matin, avant de m'absenter de mon domicile, j'ai démarché ta mère plusieurs fois. Et ici, entre deux leçons, j'ai systématiquement récidivé ; en vain jusqu'à présent… - amadouer ma mère n'est pas des plus simples, j'en conviens. », ai-je lancé. Je présume que mon ton a été teinté de déception et d'amertume, car il a aussitôt enchaîné : « Toutefois, je ne m'avoue pas vaincu. Je persisterai tant que je n'aurai pas eu de discussion sérieuse avec elle. Que ce soit aujourd'hui, demain, après-demain, la semaine prochaine, il est impératif que je la consulte.

- Pourquoi ? Votre conversation ne peut pas attendre ? Qu'avez-vous de si urgent à lui dire ? », l'ai-je prié, tout à coup inquiet.

Imaginant le pire, de la sueur s'est mise à dégouliner de ma nuque. Un frisson glacé a circulé le long de ma colonne vertébrale. Des larmes d'appréhension ont jailli de mes yeux. Et des images menaçantes ont afflué aux confins de ma pensée. Mais Maître Anthelme m'a rassuré : « N'aie pas peur. », a t-il proféré. « J'ai juste à lui poser quelques questions. Des questions qui n'ont qu'un seul objectif : comment faire pour que tu intègre la Citadelle Tellurique dans les meilleures conditions. »

Soucieux, bien que relativement soulagé, j'ai insisté : « Vraiment ?

- Oui, je te le promets », m'a t-il signifié. « D'ailleurs, à ce sujet, hier soir, je me suis entretenu avec un ami qui habite la Citadelle Tellurique. Et je lui ai détaillé notre rencontre. Je lui ai relaté l'entretien que nous avons eu. Les répercussions que ton Don a eu sur moi. A quel point celui-ci a infecté l'esprit de tes parents. Je lui ai spécifié le genre de brimades dont tu es l'objet. Et je lui suggéré que tu serais plus à ta place parmi les Novices d'une Citadelle Tellurique qu'avec eux.

Je te concède qu'il m'a fallu déployer beaucoup d'efforts pour le convaincre. Et j'ai dû batailler ferme, pour qu'il accepte d'aviser ses supérieurs de ton existence. Puis, pour qu'il se renseigne pour savoir si tu es apte - malgré ton jeune âge – à être admis à la Prime Session de Septembre prochain.

Elÿn, puisque tel est son nom, m'a affirmé qu'il allait faire le nécessaire. Qu'il allait plaider en ta faveur auprès d'Aelÿs, le Postulant en charge du recrutement des futurs Novices. Il m'a, hélas, aussi instruit que cette requête risquait de ne pas aboutir. Et, il m'a attesté qu'il me donnerait de ses nouvelles dans une à deux semaines... »

En entendant cela, mes traits se sont figés. J'ai cru que la terre s'entrouvrait sous mes pas.

Il était dorénavant indéniable que ma mère obtiendrait gain de cause. Elle m'expédierait bientôt à Besançon jusqu'à ma majorité. Elle m'isolerait ensuite aux Chartrons, et se prouverait ainsi que je n'étais qu'un raté. C'est, de fait, à peine si j'ai écouté le reste de l'exposé de Maître Anthelme : « Or, Elÿn m'a de plus allégué qu'il est vital que tu acquière le diplôme concluant ta formation à Notre-Dame. C'est indispensable. Si tu ne le décroche pas, non seulement les portes de l'ensemble des collèges du royaume te seront condamnées. Plus grave encore, celles de la Citadelle Tellurique également. Aelÿs ne tolère pas les médiocres, si j'ai convenablement interprété le sermon d'Elÿn. Il est très exigeant avec les Profanes qu'il sélectionne. Et si tu n'as pas ton examen, tu n'as aucune chance d'être adoubé par lui. ».

Mon pouls s'est accéléré. La date fatidique du concours approchant, l'ampleur de la tâche m'a brutalement parue insurmontable. A quels exercices allais-je devoir me mesurer dans moins de trois mois ? Mathématiques ? Elfÿen ? Histoire ? Serai-je prêt ? Allais-je avoir le loisir de tout épurer ? D'ingurgiter la totalité de mes livres scolaires ? Un profond malaise s'est subitement emparé de moi. Et je ne me suis pas senti à la hauteur des espoirs que Maître Anthelme plaçait en moi.

« Après avoir mis un terme à ma conférence avec Elÿn, j'ai longuement médité. », a renchéri Maître Anthelme, ignorant du trouble dont j'étais la proie. « J'ai cherché une solution à tes difficultés. J'ai soupesé diverses possibilités. J'ai creusé chacune des différentes options qui s'offraient à toi. Et au bout de quelques minutes, l'une d'elles a illuminée mon acuité. Elle était là, sous mes yeux, depuis le début, et je n'y avais pas songé.

Alors, voici ce que je te propose: jusqu'au mois de Juin – jusqu'à la veille de tes épreuves -, je vais t'accorder des heures de cours supplémentaires. Tu es un excellent élève, il n'y a rien à te reprocher. Tes bulletins sont admirables. Je souhaiterais pouvoir m'exprimer de façon identique vis-à-vis de la plupart de tes camarades. N'empêche que tu as des lacunes.

Elles ne m'inquiètent pas exagérément. Tu as des scores élevés en Français, en Mathématiques, en Elfÿen, en Littérature, en Biologie, ou en Internet augmentée. Il n'y a qu'en Histoire récente où tes performances sont légèrement moindres. La découverte des deux Amériques et de leurs principales Civilisations, leurs colonisations successives et les conséquences de celles-ci, te sont particulièrement obscures. Nous allons donc réétudier cette matière paisiblement. Et je vais t'en faire approfondir d'autres qui te paraissent peut-être confuses.

-Ah ? », ai-je bougonné, déstabilisé.

« Oui ! Et nous allons commencer sans tarder. Et voici par quel moyen : ce soir, comme d'habitude, à seize heures trente, tu vas franchir les herses de Notre-Dame. Tu vas t'attarder devant elles, le temps que je t'y rejoigne. Si je suis en retard, ne t'alarme pas. Normalement, ça devrait être bref. Puis, nous irons chez moi. Nous y travaillerons jusqu'aux alentours de vingt-et-une heures. Après avoir dîné, je te raccompagnerai chez toi. Et demain, après-demain, les jours suivants, même programme ! Ce, jusqu'à ton examen. Tu approuve mon calendrier, j'espère ?

- Je l'approuve ! », ai-je convenu, d'un ton catégorique. « Et je ne faillirai pas, je le jure... ! ».

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