Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs

Dominique Capo

Chapitre Six :

Seize heures trente : depuis le déjeuner et mon bref aparté avec Maître Anthelme, la pluie n'avait pas cessée de tomber. Immobile devant le portail grillagé de Notre-Dame, j'ai ajusté ma capuche au-dessus de mon tête. Un nœud à l'estomac, j'ai tourné mon visage vers la nef de l'église qui lui était attenante. J'ai pensé aux bâtisseurs ayant œuvré à son élaboration. Et c'est alors que j'ai vu une aéromobile se figer à quelques mètres de moi.

Sa portière s'est ébrasée. « Nathanÿel ! », m'a t-on invectivé de l'intérieur. Interdit, j'ai tout d'abord atermoyé. Puis, je me suis avancé vers l'aéromobile. J'y ai discerné Maître Anthelme. Il m'a fait signe de grimper. « Allez, viens. », m'a t-il stipulé. Il m'a souri, tandis que je sautais sur le siège passager. Il a manœuvré afin de nous permettre de nous hisser d'une dizaine de mètres. « A mon adresse. », a t-il murmuré. Et un chuintement signalant que nous nous éloignions s'est manifesté.

Le trajet entre Notre-Dame et la villégiature de Maître Anthelme s'est effectué dans le silence. A un moment, Maître Anthelme a enclenché le pilotage automatique. Je m'en suis détourné. Me sont apparus des immeubles de taille titanesque. Plus près, des aéromobiles nous ont coudoyées. Et ont slalomées sur nos flancs. J'ai ensuite haussé mon œillade au dessus des gratte-ciels. Se sont dès lors très vite présentés des centaines de placards publicitaires itinérants. Et je me suis laissé hypnotiser par leurs slogans vantant les mérites de parfums de marque et de croisières sous le Soleil des Caraïbes.

Je n'ai donc pas été très soucieux de l'itinéraire que Maître Anthelme nous a fait emprunter. Il faut dire qu'au cours de mes jeunes années, je n'ai guère escorté mes parents en aéromobile. Les exceptionnelles fois où cela a été le cas, j'étais harnaché à la banquette postérieure. Une ceinture m'emprisonnait. Et j'étais distrait par le tuner enclavé dans le fauteuil du chauffeur.

J'ai malgré tout noté que Maître Anthelme a bifurqué à cinq ou six reprises. Il a remonté je ne sais combien d'embranchements. Il s'est introduit au sein de plusieurs tunnels. Parfois souterrains ceux-ci serraient les égouts et les couloirs du métro. Et des ouvertures m'autorisaient à distinguer les omnibus qui y déferlaient. Le plus souvent, pourtant, les percées étaient stratosphériques.

Maître Anthelme a engagé son aéromobile le long d'un axe intermédiaire. Il a lentement piqué vers une avenue bitumineuse. Des bâtiments de cinq à six niveaux, se sont relayés. Se sont ensuite dessinés des parcs floraux. Maître Anthelme a maintenu sa descente. Il a survolé une partie de la faculté « Bordeaux III ». Il a frisé la Citadelle Tellurique. « Nous y sommes presque. », a t-il marmonné. Il a atteint la Bibliothèque de Lettres Anciennes. J'ai pu repérer des attroupements estudiantins tachant de s'abriter des précipitations. Certains trottaient vers des buildings ressemblant à des logements universitaires. D'autres se mouvaient vers le Département d'Études des Langues Étrangères. J'ai observé que, parmi eux, apparaissaient de jeunes nephlÿms, de jeunes norÿques et de jeunes elfÿens. Qui, loin d'être incommodés par la voûte céleste violacée et pluvieuse, riaient et chahutaient bruyamment.

Puis, Maître Anthelme a pénétré à l'intérieur d'un parking cerné de pelouses verdoyantes. Il a stoppée son aéromobile au milieu d'un emplacement inoccupé. Les portières se sont désobstruées. Maître Anthelme et moi sommes hâtivement sortis de l'aéromobile. Au-dessus de nous, l'averse a redoublée. Le vent a ébouriffé ma chevelure ailes-de-corbeau. « Par là. », m'a t-il prié. Puis, il a couru vers un monumental escalier de pierre. Du haut de mes dix ans, je me suis exhorté à le suivre. J'ai essayé de ne pas me laisser distancer. Maître Anthelme a escaladé la volée de marches. Je les ai dévalées à mon tour. Puis, comme lui, j'ai crapahuté vers une porte à double-battants.

A tour de rôle, nous avons franchis la porte. Et nous avons progressé devant une sorte de comptoir. Où se tenaient des aide-bibliothécaires. Ils discutaient avec une cohorte d'hommes et de femmes impatients. J'en ai profité pour soigneusement examiner le hall où nous nous trouvions. Son parterre était de marbre noir véinelé de zébrures rouge sang. Ses murs étaient en lambris vernis. Des panneaux les recouvraient et étaient bardés de nœuds plus ou moins apparents. Ils étaient aussi décorés de peintures évoquant les plus prestigieuses heures de l'histoire de la faculté de Bordeaux. Une fresque s'étalant de l'autre côté du bureau d'accueil a notamment enflammée mes considérations. Et a éveillée les sombres Savoirs générés par mon Don : elle décrivait le jour où un elfÿen de ce qu'on nommait déjà « Contrées Extérieures » avait, pour la première fois, été toléré dans un campus européen. Ailleurs, il y avait des portraits de Doyens de la faculté. Des vieillards ayant sûrement vécu entre l'Aube de la « Grande Expansion » et la « Découverte des Amériques ». Ils étaient tous empoussiérés. Et, de l'endroit où j'étais, il était quasiment impossible d'apprécier leurs caractéristiques. Le plafond, lui, était de couleur fauve. Il était soutenu par d'imposantes poutres. A intervalles réguliers, étaient suspendus des luminaires. Qui repoussaient l'obscurité dans ses replis les plus reculés.

Maître Anthelme et moi avons traversés le hall. Nous avons longé une série de portes mansardées qui, m'avait-il avoué un jour, ouvraient sur la plus importante salle de lecture de l'établissement. « Et les autres salles ? », l'avais-je interrogé. « Il faut s'introduire au cœur de celle-ci pour y accéder. ». Et il avait accéléré le pas.

Nous avons atterri devant un ascenseur datant probablement de la « Belle Époque ». Engoncé dans une alcôve, celui-ci était agrémentée d'encorbellements redondants. Nous avons attendu un instant. Bientôt, le réduit a jailli. Ses câbles et ses rouages ont rugi. Son store s'est résorbé et un homme ventripotent s'en est extrait. « Excusez-moi. ». a t-il maugréé. Puis : « Par Efrÿt ! Un Porteur du Don! ».

L'homme s'est rué en dehors de l'ascenseur. Et en passant, il a jeté un regard effaré dans ma direction. Puis, il a hurlé, avant de se noyer dans la pénombre. « Je conçois combien ce style de réaction doit t'affecter. », a alors professé Maître Anthelme. C'était après que nous nous soyons faufilés dans l'ascenseur. Et avoir appuyé sur le numéro de l'étage adéquat. « Oui, elles me désespèrent. Quand je vois quel mépris se reflète derrière leurs pupilles lorsque ces espèces de quidams me jaugent… J'ai le sentiment que s'ils pouvaient m'étrangler, ils n'hésiteraient pas. », ai-je dit. Ajoutant : « Pour eux, je suis, et je serai toujours, un monstre. J'aurai beau faire tout mon possible pour appartenir à leur monde… de gré ou de force, ils m'en excluront... ».

- C'est pour cette raison que je suis persuadé que le seul lieu où tu sera à ta place est la Citadelle Tellurique... », a aussitôt rétorqué Maître Anthelme.

Je me suis mis à compter les degrés. « Un, deux, trois... », ai-je énuméré mentalement. Le transport jusqu'au septième étage a duré une poignée de minutes. Mon esprit centré sur les paliers que nous dévalions. Celui de Maître Anthelme sur le moyen d'entrer en contact avec ma mère. Enfin, la cage a ralenti. Le crissement des ses filins de métal et des ses appareillages s'est atténué. L'ascenseur s'est abruptement arrimé. Maître Anthelme a déverrouillé sa déclivité. Nous nous en sommes échappé. Et nous sommes retrouvés à la bordure d'un carrefour de plusieurs allées cimentées.

« Suis moi », a commandé Maître Anthelme.

Nous avons dès lors effleuré la livide maçonnerie d'un sentier interminable. Car il était composé de pierres couleur de cendres. Et s'ornait de fissures et d'inscriptions indéchiffrables. Le sentier s'est très tôt divisée en une pléiade de boyaux. Les croisements qui l'ont traversée ont étés abondants. Et ils ont mené à de nouvelles bifurcations. Qui se sont épisodiquement terminés par des culs de sac. Ou ont aboutis des arcades en acier trempé. Mais je n'ai pas pu eu la possibilité de voir où celles-ci menaient. Car l'itinéraire que Maître Anthelme nous a fait emprunter nous a rapidement entraîné devant une trouée légèrement plus discrète que les autres.

La trouée devant laquelle nous sommes arrivés, elle, n'était pas poussiéreuse. Maître Anthelme l'a désenclavée. Nous avons posé le pied sur une sorte de balcon. Son mur étant dissimulé par des alignements de tablettes engorgés de fascicules et d'opuscules jaunis. Et sa barrière se précipitant dans le vide.

Nous avons précautionneusement évolués le long de la balustrade. Et j'ai songé que je n'avais pas l'habitude de ce genre d'endroit. Ils n'étaient pas de ceux que je fréquentais, puisque, en dehors de Notre-Dame, il n'y avait que quelques librairies du quartier Saintes-Gênes que je connaissais. Modérément effrayé, j'ai brusquement réalisé à quel point Maître Anthelme me permettait d'adhérer à un univers différent du mien.

J'ai accéléré mon allure. Tout en le rattrapant, j'ai fugitivement scruté l'espace au-delà de la rambarde. J'ai surtout penché la tête afin d'épier ce qui se profilait en bas.

A une quinzaine de mètres de là, j'ai aperçu un parterre de lattes carrelées. Lustré, l'éclat du parquet se réverbérait partout. J'ai relevé la présence de sculpturales tables en acajou. Elles proliféraient sur quatre rangs. Des abats-jour aux halos tamisés s'y déployaient. De chaque côté, de magnifiques chaises aux dossiers de velours écarlate, se dressaient. J'ai aussi constaté qu'il y avait quantité de mouvements autour d'elles. Des aide-bibliothécaires, nécessairement : ils se mouvaient entre les enfilades de tables, déposaient ici où là des livres, ou se dirigeaient vers les portes menant aux diverses dépendances de la bibliothèque. Il y avait des hommes et des femmes d'âges variables. Érudits, universitaires, ou lycéens, ils étaient assis à l'emplacement qui leur était réservé. Ils étaient concentrés sur leurs lectures. Quelques uns pianotaient sur leurs ordinateurs portables. Plus rares étaient ceux qui calligraphiaient leurs réflexions au stylo. Quelques autres, enfin, rodaient aux quatre coins de l'enceinte. Et y inventoriaient les publications réparties sur des casiers couvrant les cloisons.

Les humains étaient les plus prolixes. Mais j'ai également identifié des elfÿens, des nephlÿms, des norÿques ; et même un ou deux azteÿcts. Tout ceci, il m'a fallu un bref laps de temps pour l'évaluer. Toutefois, lorsque j'ai poursuivi ma route, la configuration de la salle de lecture s'est irréversiblement gravée dans ma mémoire.

J'ai achevé de m'écarter de la balustrade. Je me suis rapproché de Maître Anthelme. Le temps que je le rejoigne, un sourire a affermi ses lèvres, et il m'a prospecté de ses yeux noirs. De ses doigts agiles, il a pianoté sur une « keyboard » digitale incrustée dans le mur. Son écran fluorescent s'est animé. De minuscules logos s'y sont esquissés. Un discret tintement a résonné. Une poterne a coulissé sur sa gauche. Et, serein, il m'a déclaré : « Bienvenu chez moi, Nathanÿel ! ».

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