Mer
My Martin
La vitre.
Reflet. Visage flou, lèvres entrouvertes.
Je contemple la ville, tapis scintillant. Les tours aux arêtes tranchantes, les feux clignotants rouges et blancs. Les aéronefs suivent les voies aériennes.
Les fenêtres sont éclairées. Souvent, sur une feuille de papier, je dessine une grille et relève les emplacements puis je recherche la signification des figures. Oracles sibyllins.
Les rues sont masquées par une chape de brouillard.
Je reviens à mon écran. Le tableau de bord, les graphiques, les tendances. Les objectifs en termes d'activité, de marge, ne sont pas atteints.
L'entreprise analyse le lac des données et cible les déviants. Ils sont localisés grâce à la puce sous leur peau puis annihilés.
L'entreprise est au cœur d'une nébuleuse de prestataires. Pas d'effectif. Comparaison ? Les concurrents obtiennent de meilleurs résultats. Je n'ai pas réussi, je n'ai pas échoué.
La salle de réunion, la table ovale. Les deux auditeurs n'interviennent pas. Sn -Serpent-, long corps rouge, anneaux noir et blanc. Il traite les sujets de façon sinueuse, contournée.
Sh -Requin- peau mat, yeux morts. On ne sait jamais ce qu'il pense.
Dans un angle du plafond, la caméra miniature pivote, enregistre. En face, la colonne d'eau communique avec la mer, animée par des méduses palpitantes, des dorades curieuses.
Le ciel vire couleur d'encre. Les vagues convergent vers la ville, muraille déferlante qu'ouvre la tour étrave.
Je sors de mon bureau, badge. Le taxi me ramène chez moi.
J'accède au système d'information. Avatar, point d'entrée, serveur virtuels.
Point rouge. Le message s'ouvre : "vos fonctions cessent ce jour à 0 heure. Nous vous remercions pour vos réalisations au service de l'entreprise."
Le message suivant indique mon indemnité de départ. Je vire le solde sur compte tiers.
J'ai conservé les codes sources. Images des derniers déviants : Sn Serpent et Sh Requin, en mer. Traque, les drones aériens se replient, plongent. Courtes flèches. Spasmes, les corps transpercés coulent.
Nous avons été contraints par des mafieux. Nous avons prévenu des cibles, perçu des fonds en échange. Fuites, rumeurs, la cote de l'entreprise s'est dégradée sur le marché.
J'efface les historiques, cisaille le disque dur de mon ordinateur.
Détecteur sur mon bras, entaille la chair avec un couteau de cuisine, extrais la puce minuscule. Il est si tranchant que je ne sens rien. Du sang partout, pansement.
Le lit est défait. Je m'agenouille, sens les draps froissés. Odeurs fauves. Il s'allonge sur le ventre, prend appui sur les avant-bras, relève le buste, se retourne. "Je suis le Sphinx". Il imite un féroce rugissement, griffe, rit. Il se tait, se cambre, écarte les jambes.
Il a pris ses affaires dans l'armoire, dans la salle de bains. Des cheveux sur le lavabo. Je les ramasse, dans ma poche. Il est parti. Il s'ennuyait. Je lui ai dit que je l'aimais. Il a haussé les épaules. Il m'a dit où il irait. Il a volé une gourmette, une chevalière et une montre.
Il a oublié son bracelet en cuir sur la table de chevet. Je le passe à mon poignet.
Dans la rue, une voiture de police est garée. La vitre n'est pas remontée jusqu'en haut. D'une chiquenaude, je jette la puce à l'intérieur.
Le taxi me dépose devant la gare.
Hôtel -l'ancien bureau des douanes, réhabilité-, à l'extrémité de la presqu'île. Face à moi, la mer. Derrière moi, le dôme de lumière orange indique la présence de la ville, la tour étrave.
Je m'engage sur le chemin des douaniers qui longe les propriétés. Les arbres, les buissons sont sculptés par le vent, adoucis en boules. Les chênes sont tordus vers le sol. Les vagues érodent le plateau rocheux, entaillent la côte. Les ponts, les escaliers franchissent les blessures.
J'atteins la plage en lame de faux.
Jeux de ballon, cris, rires, poursuites. Odeur de grillade. Guitare. Un chapiteau de cirque avec des drapeaux verts au sommet des mâts. Un jongleur s'entraîne, une fille funambule évolue, tenant un parapluie rose.
Je l'ai rencontré sur la plage. Il était torse nu, en jeans, longs cheveux jusqu'à la taille. Les yeux verts. Il s'est assis à côté de moi. "Tu viens souvent ?" Il m'a demandé de l'argent. J'ai payé, il m'a pris par la main et m'a entraîné dans un blockhaus. Le trait de côte a reculé. La masse de béton a basculé, en partie ensablée, penché.
Graffitis criards, canettes, bouteilles cassées, bois brûlé, flaque d'eau croupie.
Cicatrices, traces de coups. "Mes frères, ils me battent". J'ai suivi la ligne de duvet, elle part du nombril, désigne la boucle de métal. Défait la ceinture.
Nous nous sommes endormis, son dos contre mon ventre, moi tendre en lui. Je l'ai serré dans mes bras. Statue chaude. Je me suis réveillé, il avait disparu.
Les mutants se transforment, entrent, sortent de l'eau.
Je m'assieds, replie les jambes, les serre dans les bras, le front contre les genoux. Le vide s'épanouit en moi, emplit l'espace.
Le tumulte se dissipe en silence. Les pensées s'étirent en écheveaux. Elles se dissolvent en segments.
Les vagues me renversent. Mes bras et jambes s'amollissent en tentacules - l'une avec le bracelet de cuir-, ma tête grossit. Dans mon ventre, mes organes tissent des filets. Mes lèvres durcissent en bec.
J'ai des strates en moi. Pages séparées par des intercalaires d'ombre.
Les courants parcourent ma peau, les variations de température. Je suis vigilant.
Je nage vers une aiguille volcanique au large, orgues de basalte. Lignes verticales, horizontales. Yantra, méditation.
Effondrements, excavations. Je cherche le porche triangulaire.
Des chapelets de bulles sourdent du sable, montent vers la surface.
Les rochers géométriques sont entassés.
Elle est au fond de son abri, sous une dalle. Clouée par une flèche noire.
Ses tentacules sont enroulées. Sa peau est diaphane, marbrée de taches brunes. Des lambeaux de chair pendent, que déchirent des crabes avides. Ils se pressent, grimpent les uns sur les autres, pour atteindre leur proie. Je les disperse. Sable en suspension, ma vue se trouble. Ils attendent à distance.
Elle ne respire plus. Je m'écarte. Les crabes la recouvrent. Les pinces crèvent les yeux. Je pousse une pierre, écrase les carapaces, la bloque dans l'entrée de l'abri.
Je ne suis pas triste. Je n'éprouve ni amour, ni haine. Elle a conçu l'algorithme, créé l'entreprise puis est retournée à la vie marine.
Chaleur douce sur ma peau, parfums d'hibiscus et de frangipanier. Les vagues murmurent. Je me redresse, sors de l'eau. Vision de rêve, usée tant elle a hanté mes rêves. Cocotiers, sable crissant. Le bleu du ciel est un gouffre. Je fais tourner le bracelet de cuir à mon poignet.
J'entrevois la maison sous le couvert de la végétation. Construite en blocs de corail. Je repars ?
Un enfant vient vers moi, d'un pas mal assuré. Les yeux verts. Il tombe à genoux. Appel. Une jeune femme, fine, seins nus, une fleur rouge piquée dans sa chevelure. Elle s'accroupit, relève le garçon.
*