Mille ans
Dominique Capo
D'ici mille ans, l'Humanité aura profondément changée ; de gré ou de force, ce qui l'attend au cours des prochaines décennies, au cours des siècles à venir, l'aura obligé à évoluer. Dans mille ans, la Civilisation à bout de souffle qu'elle connaît actuellement se sera totalement effondrée. Les principes moraux, philosophiques, sociaux, ou autres, auxquels elle se réfère actuellement, auront disparu à jamais. Les nations, les empires, les frontières, telles qu'ils se dessinent aujourd'hui, auront été brisés. Les contours des continents tels qu'ils apparaissent à l'heure actuelle, auront été transformés.
Dans mille ans, les États-Unis d'Amérique n'existeront certainement plus ; leur prédominance planétaire se sera depuis longtemps évaporée. La Chine, l'Inde, le Brésil, ainsi que les autres États dits "émergeant" auront, à leur tour, décliné. Les États Arabes, aujourd'hui si fiers de leurs richesses pétrolières, les auront totalement épuisés. L'Europe se sera finalement, après tant de tergiversations infructueuses dans le but d'unifier les contrées dont elle est composée, se sera écroulée. Les territoires, partout dans le monde, tels qu'ils apparaissent maintenant, auront été effacés. Leur environnement aura été irrémédiablement modifié. La pollution se sera généralisée ; les eaux des rivières, des fleuves, des océans même, auront leurs ressources épuisées. Les forêts d'Afrique ou du Brésil ne seront plus qu'un lointain souvenir ; remplacées par des plaines semi-désertiques inhabitables et inhabitées. Leurs sols empoisonnés, les siècles précédents à les surexploiter, les auront rendus impropres à toute activité. Ce ne seront d'ailleurs pas les seules, puisque ce sera pareil en Europe, en Russie, en Orient, et ce pour des centaines ou des milliers d'années. L'air, de soin coté, sera si souillé que nombre d'espèces animales ou végétales auront été obligé de s'adapter aux substances qui l'auront empoisonnées. Évidemment, avec la fonte généralisée des glaces aux pôles ou au sommet des montagnes les plus rehaussées, les mers, de plusieurs mètres, se seront élevées. Nombre de cotes aujourd'hui surpeuplées, nombre d'îles ou d'archipels un peu partout disséminés, se seront définitivement effacées : de la Camargue au Japon, de la multitude d'îlots du Pacifique à la Californie, les flots auront recouvert ces terres à n'en pas douter. De leur coté, les hommes et les femmes condamnés à subir les conséquences de la folie de leurs aînés, ne pourront que subir les colères d'une planète névrosée. De neuf milliards à l'Aube du Troisième Millénaire, ils auront, dans leur grande majorité été, par la mort, la faim, les conflits, la maladie, etc. été éliminés. Mais, auparavant, se seront produites de grandes migrations impossibles à endiguer : d'Amérique centrale vers les États-Unis d'un coté, de l'Afrique du Nord à l'Europe d'autre part, et enfin, des pays de l'Est et d'Asie vers l'Europe de l'Ouest ; malgré les nombreuses politiques destinées à les réguler, elles auront été impossibles à contrecarrer. Au contraire, elles n'auront fait qu'accélérer l'effondrement de territoires incapables de subvenir aux besoins de leurs populations. Elles n'auront que précipité la fin de la Société de consommation à laquelle ces contrées s'accrochaient. Elles n'auront qu'accéléré la faillite d'un système basé sur la toute puissance des marchés financiers. Mais, par dessus tout, elles auront poussé à une mixité ethnique indispensable au renouvellement de l'Espèce Humaine.
Cette transformation en profondeur s'étendra sur, environ, trois ou quatre siècles : et ceux qui y auront survécu auront fui les grandes cités qui faisaient autrefois leur fierté. Ils se seront concentré en des lieux où la pollution, la désertification, les tempêtes climatiques, n'auront que peu de répercussions sur leur sécurité. Ils se seront réfugiés là où ils pourront encore labourer un sol à peu près épargné, ou élever des animaux dont les gènes n'ont pas été génétiquement dénaturés. Ils se déchireront les uns les autres afin de survivre, quitte à éliminer sans remord celui qu'il considérait hier comme son ami pour l'Éternité. Seuls les plus forts auront droit de cité ; et ni les repères sociaux, moraux, ou religieux du vingt-et-unième siècle, ni les droits auxquels nous nous accrochons, ne pourront rien y changer. D'ailleurs, pour dire la vérité, la Religion, telle que nous la concevons, se sera depuis longtemps désagrégée. Elle aura certainement été remplacée par une vénération absolue envers Mère Nature ; espérant que celle-ci saura les protéger des méfaits qu'elle est capable d'engendrer.
Oh, bien sûr, la technologie n'aura pas disparue de ce monde devenu si hostile et rempli de dangers qu'aujourd'hui dont nul ne peut l'existence soupçonner. Les avancées scientifiques du vingt-et-unième au vingt-cinquième siècle, avant que la Civilisation actuelle ne se soit définitivement écroulée, auront permis à l'être humain le plus fortuné de s'affranchir des maladies les plus courantes de son époque dévastée. Sida, cancers, et autres monstruosités auront été éradiquées. Mais d'autres, apparues en même temps que les irrémédiables transformations de son environnement, se seront déclarées. La loi de l'argent aura progressivement été remplacée par celle de l'information. Le travail, dans sa forme actuelle, n'existera plus ; l'avènement de la robotique, et du tout informatique, sera arrivé. Le chômage de masse, dont on connaît aujourd'hui les prémices, se sera partout propagé. Il n'y aura plus de place pour ces milliards de gens qui n'auront pas les moyens de se nourrir, de se guérir, de s'informer ; et qui dit s'informer : connaître l'évolution en temps réel de sa société pour savoir se prémunir de ses méfaits. De fait, ils seront condamnés à disparaître, quand leurs dirigeants n'auront pas déjà programmé leur élimination afin de se protéger de leur colère justifiée. Il y aura bien, de temps à autre, des tentatives de révolution ; mais, dans un monde globalisé en pleine décomposition, leurs répressions seront aussi implacables que les défis auxquels ils seront en permanence confrontés. Au tournant du vingt-cinquième et du vingt-sixième siècle, la seule éventuelle solution que les plus hautes instances auront trouvé, ce sera de fuir cette planète moribonde, et d'émigrer au sein de satellites artificiels que leurs savants auront, à leur intention, créé. Les plus riches, donc, pourront s'y rendre et jouir des bienfaits de la technologie, des avancées médicales capables de faire d'eux des Demi-dieux à la vie indéfiniment prolongée. Car, lorsqu'un de leurs organes, lorsque l'un de leurs membres, sera affecté, il leur sera facile de le changer, de le transformer, ou de lui greffer des attributs artificiels afin de le régénérer. Tandis que, d'autre part, enfermés dans leurs cités stellaires, ils auront le loisir de contempler leur monde en pleine ébullition ; un monde qu'ils auront contribué à annihiler.
Car, à partir du milieu du vingt-cinquième siècle, peut-être même avant, alors que ces fortunés et ces puissants auront déjà déserté depuis un certain temps, les événements se seront accéléré. La population humaine aura considérablement décru, emportée par de terribles épidémies, par la recrudescence de famines, par la raréfaction des espaces agraires et des sources d'eau potable. Ces derniers, d'ailleurs, seront devenus l'enjeu de conflits locaux contribuant ainsi à décimer les centaines de millions d'êtres aux métabolismes dégénérés. Puisque nombre d'entre eux, tentant le tout pour le tout, auront essayé de se nourrir au sein de contrées improductives, polluées, voire irradiées.
Dans mille ans, le monde aura profondément changé. L'Humanité aura pris une route à laquelle elle n'aurait jamais songé. Son ambition démesurée l'aura presque entièrement décimée. Sa croyance en sa capacité à défier l'environnement qui l'a engendré, sa conviction de pouvoir dépasser ce dont la Nature l'a doté, aura anéanti tout ce qu'elle a tenté de bâtir au cours des milliers d'années qui se sont, jusqu'au vingt-et-unième siècle succédé. L'Homme se croit immortel ; il est certain de pouvoir vaincre, une a une, les épreuves qui l'attendent, c'est un fait. Il les a toujours gagnées depuis l'Aube de la Civilisation qu'il a créée. Pourtant, c'est par ses excès à user des ressources dont il a bénéficié qu'il sera défait. Le pire, c'est qu'aujourd'hui, alors que le Crépuscule, à l'horizon, apparaît, il le sait. Mais, déterminé à ne pas modifier son comportement, il nie les signes avant-coureurs dont il est le témoin terrifié. Il attend en espérant des lendemains meilleurs ; il s'accroche désespérément aux lambeaux de Civilisation encore assez solides pour négliger ce qui est sur le point d'arriver. Tout en pleurant amèrement sur les désastres qu'il a plusieurs fois affrontés.
Mille ans, c'est peu à l'échelle planétaire, il faut bien l'avouer. Et pourtant, c'est en ce laps de temps, alors qu'il lui a fallu près de trois millions d'années pour passer de l'état animal à l'état d'être évolué - intelligent et capable de s'adapter - pour détruire ce qu'il est à tout jamais... Dominique