Milton

David Cheramie

Une relation entre un vieux fou et un jeune curieux

Milton Doucet habitait une vielle cabane au fond de la manche, derrière l'ancienne maison de mes grands-parents convertie en entrepôt de la quincaillerie Western Auto. Il n'avait pas de lit, mais dormait dans un hamac comme nos ancêtres qui ont annihilé les inventeurs du hamac, les Arawak. Il ne serait pas juste de dire qu'il était fou, mais on n'aurait pas tout-à-fait tort non plus. Milton avait une conception du monde qui était complète mais fausse. Non, pas faux, original allons dire. C'était un artiste et un patriote. Sa cabane était construites avec les « planches deboutes », c'est-à-dire qu'elles étaient placées de façon verticale au lieu d'être à l'horizontal. C'est moins stable comme technique de construction, mais moins chère car elle nécessite moins de bois. Entre les espaces des murs intérieurs, l'entourage comme on dit, il fourrait des pages du « Times-Picayune » et du « Lafourche Gazette » pour empêcher le vent de passer. Accrochés au mur, il y avait un abattant et un siège de toilettes. Quand tu soulevais le couvercle, tu trouvais une photo du Général de Gaulle lors de son passage à la Nouvelle-Orléans en 1960. Milton ne l'a jamais pardonné d'avoir fermé les bases américaines et quitté l'OTAN. Il fabriquait des œuvres d'art avec la drigaille qu'il trouvait le long du chemin. Il prenait des « pop-tops » en aluminium qui servaient de bouchons jetables pour des boîtes de bière ou de soda. C'était au fait des mini-rasoirs qui tranchaient net les pieds, nus ou chaussés de flip-flops. Pas étonnant que finalement ils fussent interdits et remplacés par ces espèces de leviers qui enfoncent la languette à l'intérieur de la boîte. Milton les tordait, manipulait et cajolait pour rendre des scènes bibliques. L'arche de Noé était son chef-d'œuvre. Le cou de la girafe et les joues de l'hippopotame, les écailles des poissons autour du bateau et Noé lui-même étaient d'une exactitude anatomique singulière. Le tableau qui m'intriguait le plus était « L'Échelle de Jacob ». Enfin, c'est comme ça qu'il l'appelait, mais qui, j'ai appris des années après, n'avait rien à voir avec l'ascension et la descente onirique d'anges. Dans la version de Milton, Jacob est en train de fuir son besson Ésaü car il lui devait de l'argent. Pendant sa cavale, il s'endort et rêve d'un bateau, une sorte de chaland ou grande pirogue, qui flotte dans l'air. Dieu lui dit de construire une échelle pour monter et trouver son trésor au fond du bateau. Ce que Jacob fait. Une fois arrivé en haut de l'échelle, Jacob regarde dans le bateau parmi les nuages. C'est la scène que Milton a créé où on voit Jacob de dos en haut de l'échelle.

« Et tu sais ce qu'il a trouvait dans le bateau? » me demande-t-il.

« De l'argent? »

« Mais non, couillon, y a pas d'argent au fond d'un bateau qui flotte dans l'air. »

« Alors quoi y a? »

« Ben de l'eau, voyons. Tu vois pas qu'il mouille? »

En effet, il avait fabriqué de toutes petites gouttes d'eau qui tombaient des nuages pour remplir le bateau et arroser les marguerites avec les languettes d'aluminium.

Milton passait souvent ses journées dans cette cabane; il construisait ses tableaux, découpait des articles de la gazette et les accrocher au mur. Il aménageait le peu qu'il possédait au monde avec une précision méticuleuse. La boîte de conserve qui servait comme tasse était toujours rangeait au fond à droite sur le cageot renversé en guise de table. Une assiette en porcelaine ébréchée semblait être sa possession la plus précieuse. Elle avait une bordure dorée et des oiseaux de paradis peints à la main. Il ne s'en servait pas souvent néanmoins. La plus part du temps, il mangeait des Cheerios secs dans un bol en plastique. Comme il n'y avait ni l'électricité ni l'eau courante, je me demande comment il assouvissait ses besoins corporels les plus simples. À l'époque, cette idée ne me frôlait même pas l'esprit. Pour moi, Milton était l'homme le plus libre et le plus génial de la planète, à tel point qu'il n'avait peut-être pas besoin d'aller aux toilettes.

Il n'avait évidemment pas de voiture. Il se déplaçait dans un hack qu'il a construit lui-même. Il l'attelait derrière un bourriquet qui n'avait pas de nom. C'était juste un bourriquet qu'il gardait derrière la cabane et nourrissait de carottes ou de pommes de terre ou de ce qu'il pouvait retirer des poubelles de Duffy's Supermarket. Accroché à l'arrière du hack était un panneau en bois, aussi de sa fabrication, qui disait « Bored of Education ». Je ne pense pas qu'il ait passé un jour de sa vie dans une salle de classe, mais je suis sûr, comme il l'annonce au monde, qu'il s'y serait ennuyé ferme.

Lors de ses déplacements, ses « sorties en ville » comme il les appelait, si on peut appeler un village de moins de 2 000 habitants une ville, il longeait une des deux rues en parallèle avec le bayou de chaque côté. Il n'allait jamais de l'autre bord car le gardien qui l'ouvrait pour laisser passer les bateaux ne l'aimait pas. Victor Cheramie avait perdu une jambe dans la guerre de Corée. Il n'aimait pas trop en parler. Tout ce qu'il a dit de cette expérience c'est qu'il n'avait jamais eu aussi froid de sa vie et qu'il avait juré de ne plus jamais quitter la Louisiane. Il répétait à qui voulait l'entendre, à la plupart des gens l'avait déjà entendu, qu'il avait perdu quinze livres en travaillant pour l'Oncle Sam. Une fois rentré avec une jambe en moins, Victor, qui habitait juste à côté du pont flottant à la Pointe aux Drapeaux, s'est retrouvé un beau jour, on ne sait pas trop comment mais le fait que son frère faisait un trafic douteux avec le shérif selon la rumeur, gardien du pont. Quand on passait dessus, on le voyait couché sur un lit dans la cabine de contrôle à regarder sa télé en noir et blanc avec les antennes en oreilles de lapin. Ses béquilles s'appuyaient contre la porte en moustiquaire. Milton avait pris l'habitude de lancer des coquilles contre la cabine en lui criant dessus, « Cheramie, patate bouillie, café bouillu, espèce de tchul ». Quand Victor le voyait venir, il baissait la barrière en bois et ne laissait personne passait. Évidemment, les autres qui avaient dû attendre ont fait comprendre à Milton qu'il vaudrait mieux qu'il ne passe plus par là.

Il touchait peut-être un « tchèque à trou », ces chèques de la sécurité sociale qui était comme les vieilles cartes trouées pour programmer des ordinateurs. On disait qu'il avait une fille quelque part, mais je ne l'avais jamais vue et il n'en parlait pas non plus. S'il avait quelque chose qui ressemblait à un travail, c'était de ramasser les bouteilles de soda et récupérer cinq sous la bouteille. Lui et le bourriquet longeaient le chemin à la recherche des pop-tops pour ses œuvres d'art et des bouteilles. Comme il ne vendait pas les tableaux, sa seule source de revenue visible était la collecte de bouteilles.

Le verre était lourd et les formes et couleurs aussi variés que les sodas. Le coke, avec ses contours féminins qu'on disait dessinés par un Français mais au fait inspirés de la cabosse de cacao, avait un fond très épais qui pouvait pratiquement servir de lunettes aux malvoyants. Le 7 Up était d'une élégante couleur verte avec un carré rouge où l'on mettait le nom au milieu de petits points en guise de bulles de gaz carbonique. Les bouteilles de Dr. Pepper n'avait rien d'aussi remarquable si ce n'était l'horloge qui ne portait que les numéros dix, deux et quatre, soi-disant les heures de la journée auxquelles il fallait le consommer. Le fait que le quatre était à la place du six me dérangeait énormément.

Mais de loin, ma bouteille préférée était celle de la bière de racine Barq's. Enfin, on disait que c'était de la bière de racine, mais on avait raison de faire remarquer que « Root Beer » n'était écrit nulle part. Sinon, en toute simplicité on lisait sur l'étiquette « Drink Barq's. It's Good ». Une bande bleue en biais en haut avec l'impératif de boire, la même bande dans l'autre direction en bas avec l'affirmation de sa bonté et le nom un peu énigmatique avec ce « q » à la place de ce que normalement devrait être un « k ». Une bière de racine avec un nom d'écorce, une sorte d'arbre de la vie pour les adeptes de l'eau sucrée et carbonisée. Pour les vrais gourmands, la meilleur façon de consommer le Barq's était de le verser dans un grand verre qui contenait déjà de la crème glacée à la vanille. En le versant, la crème flottait, d'où le nom « root beer float ». C'était simple, rafraîchissant et garantit de vous mettre sur le chemin du diabète sans tracas. Enfin, la partie qui me fascinait le plus de sa bouteille étaient les losanges en haut-relief au-dessus l'étiquette, juste au-dessous le goulot. Je pouvais passer des heures à retracer les rainures en zigzag, une errance sans fin au pays des délices.

Milton les ramassait toutes, y compris bon nombre d'autres marques, même locales comme le pop à Caillouet fait avec la canne à sucre de chez nous. Mountain Dew, avant d'être la boisson des sports extrêmes, avait un hillbilly des Arcs, ces paysans mieux connus pour la distillation illégale dans les alambics cachés aux creux des montagnes, comme porte-paroles. Les Américains avaient changé le nom des montagnes aux Arkansas aux Ozarks, mais les premiers explorateurs français allaient aux Arcs. Milton ignorait tout ça, moi aussi d'ailleurs, et n'y voyait que cinq sous la bouteille. Il amenait tout ce verre à l'entrée derrière du magasin du vieux M. Picciola, en bas d'un énorme escalier, au moins c'était énorme à mes petits yeux, où s'entassaient des caisses et des caisses des différents produits qui remplissaient les étagères à l'intérieur.

Une fois dedans, les murs peinaient à rester droits sous le poids de la marchandise : les boîtes de conserves contenant des sardines, des saucisses de Vienne, des haricots verts, blancs ou rouges, des viandes mystérieuses comme le Spam ou l'Armour-Star, les boîtes en carton avec des mulets attelés sur le devant et du savon dedans, les sachets pleins de chevrettes desséchées, du candi en vrac, du sucre, de la farine, divers huiles et lards, des bombes en fonte noire, des gaines pour amincir la silhouette, des cannes pour faciliter la marche des vieux, des couteaux de toutes tailles, des bidons pour ranger ses cartouches de fusil et pour s'assire dessus dans l'embuscade en espérant les sarcelles. L'univers entier y était. Pour attraper les articles les plus en l'air, M. Picciola avait deux solutions : soit l'énorme pince qui rallongeait sa portée de quatre ou cinq pieds ou l'échelle qui glissait sur les rails attachés en haut et roulait en bas. Les grincements de ses roues lui faisaient autant plaisir que le clapotis de la cloche de la caisse chaque fois qu'il enregistrait une vente. Les prix s'affichaient dans la petite fenêtre sur des petits panneaux qui montaient et descendaient chaque fois qu'il appuyait sur une touche. Il tournait la grande manivelle et « tcha-tching », le tiroir glissait ouvert pour recevoir les sous.

Dans un coin à droite en entrant il y avait un petit guichet à travers lequel on pouvait envoyer ou recevoir de la malle. Par ce petit châssis, le monde entier passait. Pas juste des lettres, des factures et des magazines, une ouverture sur un ailleurs si lointain, si exotique et si inaccessible qu'on ne pouvait pas l'exprimait en paroles, mais en chiffres : on venait d'assigner, quelques années auparavant un système de numéro dont le nom évoquait la célérité de la transmission des informations de et à notre petit coin du bout du monde. Le zip conférait une nouvelle identité à cette communauté qui en connaissait d'autres grâce à l'échange entre les langues. Pour les pêcheurs et trappeurs du bayou, on l'appelait Canal Cheramie à cause d'un canal creusait par des Yankees, des carpetbaggers comme on disait à cette époque, après la Guerre des Confédérés. Il paraît qu'ils avaient l'intention de faire pousser du riz et le faire arroser par le bayou. On ne sait pas si c'était l'isolation, l'environnement hostile ou le coup classique des moustiques et des ouragans qui ont chassé ces intrus. Ils ont quand même laissé ce canal qui porte le nom de la plupart des habitants, dont le gardien du pont. L'endroit même où le canal part du bayou s'appelle la Pointe aux Drapeaux parce qu'on pouvait voir presque tous les jours une batterie de couches suspendue sur la ligne à sécher de la trâlée d'enfants y habitant. Au-dessus le guichet s'affichait le nom qu'on trouvait sur les cartes, à la mairie, dans le bottin téléphonique et dans tous les documents officiels : Green Field. Tous ces autres noms n'étaient écrits nulle part sauf dans l'esprit des locaux.

On ne sait pas exactement comment on a eu ce nom. C'était probablement à cause des grandes étendues d'herbe des marais qui recouvrait tout le paysage avant que les canaux et les trainasses qui zigzaguent les estuaires ne la tuent. D'autres théories avancent l'idée que les premiers habitants pensaient gagner beaucoup d'argent dans cet endroit au bout du monde. D'autres l'attribuent à un M. Green qui aurait commençait le premier commerce entre les pêcheurs du bayou et les restaurateurs de la ville, mais personne ne trouve ni son nom ni trace de son passage à part dans une vague légende à propos d'un voyage en bateau de trois jours dans la baie Baratarie où il aurait croisé, selon les versions le Rou-Garou, la Tataille ou le fantôme d'un des pirates de Jean Lafitte qui protégeait un trésor enseveli au pied du plus grand chêne vert de Petit Temple.  

C'était dans ce monde que j'ai évolué, où j'ai grandi et où j'ai découvert que le monde n'était pas ce qu'il paraissait, que ce qui était évident était si proche sous le nez qu'on avait du mal à le voir et que tous les chemins menaient nulle part, sauf ceux vers le nord. Trois miles de long, un demi-mile de large avec un vaste et étrange univers qui se trouvait quelque part au-delà de ce mélange de boue, d'eau et d'air qu'on appelle l'horizon. Dans un pays plats, il n'y a que l'horizontal qui existe. 

  • Très beau texte, juste un peu long ... pour mes neurones paresseux, mais j'ai lu jusqu'au bout.
    Je retiens surtout le mot (superbe) de la fin : "Dans un pays plats, il n'y a que l'horizontal qui existe. "

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Printemps   2011   n%c2%b0 n%c2%b0 016 n b

    akhesa

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