Mirakel Man

Pauline Doudelet

Mirakel Man

(nouvelle)

C'était une montagne de muscles aux yeux bleus. Un ange blond bodybuildé. On avait fini par l'appeler Mirakel-man. Pourquoi j'en sais rien, il n'était pas allemand. Mais des miracles, il en faisait. Moi par exemple. Un pur produit de Mirakel-man. Il travaillait dans le quartier depuis pas longtemps. Pas longtemps, c'était suffisant pour soit être accepté, soit être complètement détruit. Lui, rien ne pouvait le détruire. Tout le monde le croyait invincible. Il allait au turbin comme on va se promener sur la plage : les yeux pleins de merveilles et revenait toujours avec les poches pleines de coquillages.

La plage, elle était loin du quartier. À des années lumières, mais il vous en trouvait toujours des coquillages. Des pépites d'or pur à vous faire sortir les larmes des yeux. Et ça lui suffisait. Il était utopiste peut-être, pensait qu'on peut donner une chance aux gens. Une seconde, une troisième... avec Mirakel, il n'y avait jamais de dernier recours. J'étais con, je le sais maintenant, mais il me parlait toujours comme à une personne. Pas un jeune, pas un dealer, pas un rebut. Enfin, un type qui n'essayait pas de nous la jouer. Et il arrivait à faire des miracles.

Dans la vie, il n'avait que son boulot ou presque. Il vivait dans le quartier, bien qu'il aurait pu vivre ailleurs. Il aimait ça. Plus que tout il aimait sa puce.

Elle avait pas dix-huit ans, mais personne ne disait rien. Il l'avait sortie de la rue et c'était bien. Elle était mieux là que sur le trottoir après tout, non ? Et il avait pas trente ans, dans quelques années, on y verrait plus rien. C'était son miracle à lui. Son putain de petit miracle quotidien. Il y avait bien droit, vu ce qu'il se farcissait pour le quartier !

Il bossait pour la mairie. Le genre de poste qu'on ne s'arrache pas, dont on veut se débarrasser au plus vite : passer des concours, aller ailleurs, être muté... Comme si on avait la peste. Lui, la peste, il en avait pas peur. C'était pas contagieux. Il avait toujours le sourire, même quand on lui pourrissait son dimanche avec nos histoires à la con. Nos prises de bec avec d'autres du quartier. Une histoire de territoire, de clans. On débordait de testostérone et on voulait le montrer. Et puis on jouait aux grands, aux adultes mais on était encore que des gamins.

Ce type, il a fait de moi un miracle. Sans lui, j'y serais plus le dimanche en bas de l'immeuble. Je serais en taule, peut-être mort, qui sait ? En tout cas, je lui dois au moins ça : le dimanche, je me balade au pied de ma barre HLM et je suis heureux.

Il a disparu un jour. Personne n'a jamais trop su pourquoi. C'était une montagne ce type et on l'aimait bien. Mais je me souviens l'avoir vu s'effondrer. Je l'ai jamais dit à quiconque. Pour quoi faire ? Il était fini. Je l'ai vu s'effondrer devant un boitier en plastique bourré d'électronique même pas high-tech, un stupide combiné de téléphone avec répondeur. Un truc que j'aurai même pas osé piquer quand on a dévalisé le collège, c'est vous dire !

Il est tombé comme une masse sur ses genoux, fauché net. J'aurais jamais cru ça possible. Mais on est con quand on est jeune. On a beau nous le dire, il faut grandir pour s'en rendre vraiment compte. À l'époque, j'étais con et je ne le savais pas. Il est tombé et ses yeux sont devenus des fontaines. Ils pissaient des larmes grosses comme des poings. Il faisait rien d'autre. Moi, je disais rien.

Je pensais pas qu'il réagirait comme ça. Ce type, c'était un gentil monstre, personne ne pensait qu'il pouvait se mettre à pleurer comme ça, comme un gamin. J'ai rien dit. Ça lui aurait fichu un coup à sa réputation. Fini le Mirakel-man, il en aurait bavé des ronds de chapeaux après. Le type qui se met à pleurer devant un message de répondeur. Même pas un match de foot perdu, juste quelques mots lâchés sur une boîte vocale. Au fond, je l'aimais bien Mirakel.

Moi, ça m'a pas étonné, ce message. Je lui en avais pas parlé parce que ça n'avait pas d'intérêt. Voyez comme on est con parfois ! Sa puce, je la connaissais même pas. Je la croisais parfois, mais elle m'intéressait plus. Elle était devenue sérieuse, on pouvait plus la draguer... Alors je m'en fichais. Et puis, j'avais même pas été là. Une histoire de règlement de compte. J'aurai du y être, mais ma mère m'avait fait chier pendant des heures et avait fini par me faire culpabiliser, un peu. J'étais resté dans ma chambre à jouer à un jeu vidéo quand c'était arrivé. Ça me regardait pas. Et puis les copains avaient pas été chopés, c'était l'essentiel.

En fait, personne n'avait été pris, pas même ces trouducs de la tour nord. C'était eux qui étaient venus nous chercher des histoires. C'était leur faute. Et sa puce, ce qu'elle faisait là, j'en sais rien. Ça aurait pu être n'importe qui en fait. C'était pas un des nôtres, alors je m'en tapais. Ouais, c'était dommage, mais elle aurait tout aussi bien pu se faire renverser par une voiture. Ça arrive.

Et lui, il pleurait comme un môme sur son carrelage. J'ai pas compris pourquoi. Je pensais qu'une pute comme elle, même rangée, personne ne la pleurerait. C'était une montagne, il pouvait résister à tout. Mais pas à ça.

C'est ce jour-là que j'ai été sauvé. Que le miracle a eu lieu. Je n'ai pas compris tout de suite, parce que j'étais encore un peu con, mais je me suis dit que je pouvais pas continuer comme ça. Que moi, j'avais une famille. Chiante certes, mais on me pleurerait plus que sa puce. Et ma mère, je voulais pas lui faire de peine. Au fond, je l'aimais bien Mirakel-man, je voulais pas qu'il en bave encore plus à cause de moi.

Voyez comme l'âge vous change. En y repensant, je trouve que c'était égoïste comme miracle. Je le voyais pleurer et tout ce que je réussissais à penser, c'était : je veux pas que ça m'arrive à moi. Je voyais pas le type qui s'effondrait, ce type qui servait si bien sa cause jusqu'à perdre la femme qu'il aimait en vivant ici. Juste ma putain de petite vie étriquée. J'en ai honte encore aujourd'hui. J'ai une femme, elle a trois enfants. C'est pas les miens, mais tant pis, je fais tout pour qu'ils commencent pas comme moi. On habite la cité, mais j'essaye de faire trois petits miracles à ma manière.

Je me souviens encore de ses yeux bleus. Je les ai croisés l'autre jour. C'était lui, j'en suis sûr. Une montagne que rien n'aurait pu abattre, et pourtant il soliloquait dans le couloir du métro, assis sur un tas de cartons, de sacs remplis d'ordures et de crasses. Je l'ai évité comme la peste. Comme tout le monde. Mais j'ai croisé ses yeux. C'était lui, j'en suis sûr. Voyez, comme on reste con, même avec l'âge.

Il a disparu un jour. Personne ne sait pourquoi, sauf moi. Et je ne veux pas y penser.

***

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Mirakel Man (nouvelle)

© Pauline Doudelet, Octobre 2010

Cette nouvelle a été pour la première fois publiée sous l'ISBN 978-2-919673-08-7 en ebook (format PDF) en Octobre 2010

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