Moins 30% au rayon frais

nat28

Projet Bradbury - Semaine 4

MOINS 30% AU  RAYON  FRAIS

 

Une dernière petite vérification avant de partir. Histoire d'être sûre que tout est là. Parce que la dernière fois, elle avait oublié une carte, une simple carte en plastique de 8,5 par 5,4 centimètre, avec une petite puce cuivrée dans un coin, et ça avait ruinée sa journée. Depuis ce jour, elle contrôlait systématiquement son sac avant de sortir de chez elle, une fois. Ou deux, rarement trois.

 

Aurore vide lentement sur la table en Formica de sa cuisine le contenu de sa petite besace en faux cuir, un cadeau reçu lors de son dernier anniversaire pour remplacer le mini sac à dos qu'elle traînait avec elle depuis son adolescence.

“Tu as bientôt 30 ans, lui avait dit sa mère en lui tendant son cadeau, il est grand temps que tu aies un vrai sac à main de femme !”.

L'objet qui devait la faire entrer (métaphoriquement) dans le monde des adultes n'avait même pas été emballé (la mère d'Aurore n'avait jamais utilisé de papier cadeau, estimant que ce dernier était une perte d'argent et de temps, ainsi qu'une source de pollution inutile) et à l'intérieur, la jeune femme avait trouvé un petit sachet de gel de silice, preuve incontestable de l'origine “discount” du sac. Elle avait pourtant chaleureusement remercié sa mère, comme à chaque anniversaire et à chaque Noël, en grande habituée de la fausse joie qu'elle était.

 

Et puis le sens de l'économie que lui avait transmis sa génitrice lui avait permis de toujours bien gérer son budget, et de faire quelques économies qui lui seront bien utile un jour ou l'autre.

 

Aurore secoue la tête pour se forcer à revenir à l'instant présent. Elle doit se concentrer pour ne rien oublier. Elle a repéré dans le catalogue de la semaine des produits permettant de gagner des points fidélité supplémentaires, il est donc essentiel de bien tout avoir avec soi, pas comme la dernière fois. Elle remet un à un les objets indispensables à sa mission du jour, faire les courses pour la semaine, dans les deux compartiments de sa besace. Sa carte d'identité, son permis de conduire et les clés de sa Clio d'un côté ; sa carte bancaire, sa carte de fidélité, trois coupons de réduction, deux sacs en plastique, et sa liste de courses de l'autre. Comme le temps est un peu humide et que cela lui donne la plupart du temps la goutte au nez, elle ajoute deux mouchoirs en papier soigneusement pliés qu'elle place dans le petit compartiment à zip situé sur le rabat du sac.

“Bon, tout y est, on peut y aller” dit-elle à voix haute dans sa cuisine vide pour se rassurer.

Elle enfile son manteau, attrappe son sac d'une main ferme, et sort de chez elle. Puis revient immédiatement vérifier qu'aucun appareil électrique n'est resté allumé. On ne sait jamais.

 

Une fois le verrouillage de sa porte d'entré contrôlé (trois fois), Aurore descend les 2 étages qui la sépare de l'entrée de son immeuble et va récupérer sa voiture sur le parking pour se rendre au supermarché. Elle connaît le chemin par coeur et ne met que sept minutes pour atteindre le centre commercial, contre neuf habituellement, ce qui la réjouit et la perturbe un peu en même temps. Elle choisit soigneusement son chariot, qu'elle débloque au moyen de la pièce d'un euro qu'elle garde en permanence dans sa boîte à gants. Par chance, le Caddie roule parfaitement, sans roulette bloquée ou couinante, une nouvelle source de réjouissance et de perplexité mêlée pour la jeune femme.  

 

Aurore entre d'un pas décidé dans la galerie marchande et ne jette pas un œil à la vitrine alléchante du chocolatier, ni aux promotion du magasin de lingerie, et encore moins aux nouveautés de la boutique de prêt à porter. Sa mission, aujourd'hui, c'est le supermarché ! Elle dirige son chariot avec aisance jusqu'à l'entrée du magasin et file du côté des rayons "alimentaires", ignorant les panneaux fluo de l'allée centrale. Elle a juste besoin de remplir son réfrigérateur, pas d'encombrer ses placards avec des objets chers et inutiles !

Aurore sort la liste de courses de son sac. Elle y a inscrit les denrées dont elle a besoin en respectant l'ordre des rayons du supermarché, dont elle demande régulièrement un plan pour plus facilement s'y retrouver. La jeune femme déteste par dessus tout les modifications de l'implantation, qui échange l'épicerie sèche avec les boissons ou l'hygiène avec les biscuits. Quel est l'intérêt de brouiller les repères des gens ? Mis à part leur faire perdre du temps ? Le supermarché n'est-il pas là pour en gagner, au contraire ?

La jeune femme remplit méthodiquement son chariot, gardant les produits frais pour la fin. Elle compare le prix au kilo des lots et des paquets individuels, elle vérifie toutes les dates de péremption, et elle met toujours les produits les plus lourds au fond de son Caddie.

"Le gaspillage fera la ruine de l'homme !" lui répétait toujours sa mère, et Aurore avait toujours scrupuleusement suivi les conseils de sa mère.

La pauvre femme avait dû élever sa fille unique seule, après le décès de son mari (qu'Aurore n'avait pas vraiment eu le temps de connaître) et elle avait toujours trouvé des petits boulots pour faire bouillir la marmite. La vie n'était pas toujours facile mais, au moins, la veuve Bertont avait su garder sa dignité. Et elle s'était sacrifiée pour que sa fille puisse faire des études et démarrer plus sereinement dans la vie, un BTS de comptabilité en poche.

Aurore avait offert un collier en argent orné d'une véritable perle sauvage à sa mère avec ses premières économies, et elle avait dû insister pour que sa génitrice le garde, ce qui avait un peu gâchée la surprise.

"Elle n'est plus habituée à ce qu'on prenne soin d'elle" avait alors pensé Aurore pour expliquer le comportement de sa mère.

La jeune femme, en plus de développer un sens de l'économie un peu hors norme, s'était toujours refusée à s'engager dans une relation amoureuse sérieuse, refusant l'idée de se retrouver seule avec un enfant sur les bras. La probabilité de revivre le drame familial qui avait marqué son enfance était très mince, mais elle existait, et Aurore ne voulait prendre aucun risque.

Une fois les fruits et les légumes pesés, la jeune femme va chercher 6 œufs et un steak de boeuf, avant de terminer par le rayon frais. Et c'est alors qu'elle hésite devant 2 packs de yaourts aux fruits que l'annonce retentit dans les haut-parleurs du supermarché.

"Aujourd'hui, et aujourd'hui seulement, offre exceptionnelle ! Moins 30% sur tout le rayon frais ! Rendez-vous dans l'allée 17 !"

Aurore se fige. Ce rabais inattendu la plonge dans un état de panique intérieur qui lui fait perdre le fil de ses pensées. Pourquoi est-elle venue dans ce rayon ? De quoi avait-elle besoin déjà ? Elle ressort de la poche de son manteau sa liste de course qu'elle avait roulé en boule et enfouie au fond de sa poche en arrivant au dernier article. "Yaourts aux fruits" lit-elle tout en bas du morceau de papier froissé. Elle tourne la tête vers le rayon et aperçoit les 2 packs qu'elle comparait une minute auparavant. La jeune femme se dit qu'avec les 30% de réduction, il ne serait pas déraisonnable d'acheter les 2 assortiments... Les dates limites de consommation sont assez longues, et l'une des marques propose un parfum "Abricot" tandis que l'autre à 2 pots "Fruits des bois".

D'un autre côté, Aurore n'a besoin que d'un paquet de yaourts aux fruits... La jeune femme hésite, un long moment, pensant à la fois aux 30% de réduction et à sa liste, entendant la voix de sa mère résonner dans sa tête, s'accrochant désespérément à son chariot pour ne pas perdre pied... Elle sent ses jambes trembler et sa tête tourner, comme si elle allait faire un malaise, là, en plein milieu du magasin. Pourquoi ? Pour rien.

Aurore sait qu'elle a besoin d'air. La lumière criarde des néons l'aveugle, la musique l'assourdit, et elle sent une crise de panique monter au creux de sa poitrine. Elle abandonne son chariot et se précipite hors du magasin. Elle fera ses courses une autre fois. Demain.

Il n'y aura plus de promotion sur le rayon frais, demain.

La chef caissière jette un œil blasé sur l'écran des caméras de surveillance qui lui fait face. Elle soupire et décroche le téléphone posé sur son petit bureau.

"Mireille pour le PC. La folle a encore abandonné son Caddie. Oui. Cette fois, c'est au rayon frais, devant les yaourts... Tu peux t'en occuper ?"

Elle raccroche le combiné et sourit au client qui vient d'arriver derrière son guichet.        

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