Moins le Quart

Olivier Verdy

1 an et demi de travail. Quinze minutes de préparation. Et la célébrité?


- Prépare toi ma puce.

- Oui papa, je ne fais que ça mais c'est lourd.

- D'accord , je vais t'aider.


N. regarde sa fille. Il la trouve belle. Elle a déjà un regard très déterminé pour une enfant de sept ans. Il est si fière d'elle, qu'elle accomplisse ce geste à la fois si symbolique et si fort de sens.


N. est assis dans son salon. Il boit un café bien serré. Encore un bon quart d'heure et ce sera fini.L'excitation se mêle à l'anxiété, à la peur et la tristesse. Ivresse des émotions. Dix huit mois de travail pour en arriver à ce jour. Celui de la consécration. Depuis sa rencontre avec un ami d'un ami lors d'une sortie, sa vision du monde a changé. Il se pensait heureux, honnête, sincère autant dans sa vie professionnelle que personnelle. Et qu'est ce qu'il s'était trompé!

Lui qui croyait que ses collègues l'appréciaient pour son caractère plutôt joyeux et ses compétences a, petit à petit, ouvert les yeux sur des gens qui ne faisaient que l'utiliser, lui, parce qu'il savait ceci ou cela. Et que de toutes les façons, il n'y aurait jamais de retour de la part de ses employeurs ou de ses voisins de bureau. N. avait découvert qu'il n'avait pas d'avenir dans cette entreprise. Alors, poussé par ses nouveau amis, il avait cherché ailleurs, et trouvé un autre emploi. Là, encore, le constat fut le même: il n'était qu'un préposé aux basses œuvres, celui qu'on sollicite en dernier. Amère vérité. Et ses copains l'aidèrent à comprendre que les gens comme lui ne sont jamais le bien venu mais qu'on s'en accommode à peu près. Son diplôme d'informaticien n'y changerait rien. Mais il pourrait peut être le tourner à son avantage. Guidé, il trouva alors un nouvel emploi, demandant certes moins de qualification mais permettant de fournir quelques bricoles à ces amis. Au moins, à défaut, d'être reconnu comme un véritable employé, il pouvait obtenir quelques compensations. Et c'est ainsi que, d'informaticien, N. s'est retrouvé à suivre les stocks d'un entreprise de BTP.


Sa vie personnelle s'est elle aussi retrouvée chamboulée. Quand le désarroi professionnel s'installe, il y a peu de chance qu'il ne déborde pas sur la vie familiale et amicale. Et là aussi, quelle désillusion ! N. avait des amis, ceux qu'il fréquentait au sport par exemple ou ceux avec qui il allait parfois prendre un verre au Four Star. Sans compter les amies de sa femme. Ils avaient une vie sociale plutôt remplie. Et petit petit, incidemment, ses compères lui firent comprendre la superficialité de ses amitiés passées. Si un prétendu copain ne t'invite pas à un repas, cela ne voudrait-il pas dire que tu ne l'intéresses pas ? Et qui a appelé pour prendre des nouvelles quand sa fille aînée a eu la rougeole ? Personne. N. s'est rendu compte que ses fréquentations n'étaient là que par intérêt et certainement pas pour lui. Il jouait bien au football alors on le prend dans l'équipe mais pas question de l'inviter à dîner après le match. Il sait réparer un ordinateur alors on lui pose des questions et on lui amène mais il n'est pas suffisamment fréquentable pour qu'on l'invite à la communion d'une demoiselle dont il a réparé la machine!Alors N. immanquablement s'est éloigné. Tout d'abord, en venant moins souvent aux soirées, préférant aller refaire le monde dans le sous sol d'un nouvel ami. Ensuite, en prétextant une blessure qui l'éloignerait des terrains. Et évidement, les contacts se sont rompus doucement mais sûrement. Quelques coups de fils de plus en plus espacés. Et plus rien. N. en était à la fois un peu désabusé d'avoir été trahi si longtemps mais aussi satisfait d'avoir enfin ouvert les yeux.

Le changement le plus délicat fut celui de la famille. Sa femme surtout. Elle qui aimait ses sorties, ses amies, son mode de vie, refusa d'ouvrir les yeux. Non, N. devait se tromper. Elle était convaincue d'être appréciée au travail et elle sortait assez régulièrement avec ses amies, que ce soit pour des soirées entre filles ou des concerts. Et N. dut s'en éloigner progressivement car leur désaccord grandissait chaque jour. Et il était hors d question de se séparer. Cela serait trop triste à la fois pour  N. mais aussi pour ses filles. Ses deux filles adorées. L'aînée, une ado plus intéressée par le téléphone portable et les garçons qu'autre chose,prit pourtant le partie de sa mère. Oui leurs vies étaient top – à part le peu d'argent de poche – et il était hors de question qu'elle change ou déménage. Heureusement, la cadette, reste proche de lui. Il était encore son héros. Celui qui sauve le monde , le grand papa gentil et fort.

A la maison, deux clans se formèrent sans pourtant céder à la guérilla Il fut convenu de ne pas trop aborder le sujet. D'un côté le clan de N. décidé à changer sa vie et le monde. De l'autre le clan des passives prêtes à tout accepter et à tout supporter.

C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle N. a préféré que sa femme et sa fille ne soient pas là aujourd'hui. C'est pour cette même raison qu'elle sont entrain de courir les magasins, lécher les vitrines ou papoter en terrasse avec leurs proches.

En parallèle de cette évolution, N. s'est mis à lire, à discuter, à disserter. Quand on se cherche suite à une déception, étudier et échanger sont souvent un remède très efficace. Et il a beaucoup lu. Comment se remettre en selle, comment comprendre le monde, comment le faire changer, quels sont les leviers à actionner pour faire bouger les choses. D'ailleurs ses partenaires ont toujours disposé d'un stock de lectures extraordinaire permettant tant de se cultiver que de s'approprier les bases de revendications. Quand on veut essayer de changer un environnement dans lequel on ne se reconnaît plus, il existe différentes méthodes qui vont de l'engagement politique ou associatif au terrorisme. Et à force de réfléchir et de partager, il en est arrivé à la conclusion qu'il faut parfois un geste fort pour marquer sa détermination et qu'on ne peut accomplir de grandes choses sans un minimum de sacrifice.

Là encore, N. put compter sur les conseils avisés des se amis : Quoi faire, comment faire, quand faire, qui faire, où faire. Après de longues soirées à élaborer, revenir en arrière, repartir sur une alternative ou une autre, N. sut. Enfin. Et même si la solution fut difficile à se dessiner, elle lui apparaît maintenant comme une évidence. Dix huit mois de travail pour en arriver à ce jour.


- Papa , tu préfères ma chemise blanche ou la verte pour mettre par dessus ?

- La verte, elle est jolie non ? Et puis, elle va bien avec ton pantalon gris je trouve, pas toi ?

- Si. pareil que toi papa.


Le café est fini, et N. a rangé sa tasse dans le lave vaisselle. Il s'approche de l'entrée et met ses chaussures, noires, cirées. Un jean bleu et une chemise blanche complètent sa tenue. N. attrape sa veste, courte et marron, sur le porte manteau. Il vérifie machinalement la présence de ses papiers et de ses autre affaires à l'intérieur ; télécommande, clés, un peu de monnaie. Il revient vers la table où son téléphone portable est posé.


- Tu es bientôt prête ma puce ? Il ne faut pas qu'on soit en retard.

- Deux minutes , je finis de m'attacher les cheveux. Tu préfères une queue de cheval ou des couettes ? Et tu peux m'aider s'il te plaît je n'arrive pas.

- Une queue de cheval c'est très bien, non ?

- D'accord. Tiens voilà des élastiques.

- Hop, voilà mademoiselle, vous pouvez mettre vos chaussures pendant que je vérifie tout.


N. fait le tour de l'appartement. Fenêtres closes. Gaz coupé, lumières éteintes. La routine. Il envoie un SMS à sa femme « on se retrouve au Four Star ? » . Quelques instants plus tard, l'appareil vibre et délivre un « OK, on est en route. Dans un quart d'heures ». La réponse de N. est directe et rapide « OK, je vous aime ». La petite a mis un super beau manteau bleu et rouge avec capuche s'il vous plaît. Ses baskets blanches aux pieds elle ouvre la porte d'entrée et sort sur le palier. N. la suit et referme derrière lui. Puis les deux s'engouffrent dans les escaliers et se retrouvent dans la rue ou N. prend la main de sa fille.


- Je t'ai dit que si tu mettais le gilet on aurait une surpris n'est ce pas ? Eh ben, tu sais quoi, on va aller retrouver ta sœur et Maman !

- C'est vrai ? Elles sont ou ?

- Alors on va aller dans un bar et là, peut être qu tu pourras commander une grosse glace, tu en penses quoi ?

- Oh oui super,  papa! C'est trop bien.


Le téléphone vibre dans la poche et N. le sort et parcourt le message qui vient d'arriver. Sa femme l'informe qu'elles ont installées dans la salle et l'attendent. N. compose alors un SMS vers un autre destinataire. « 1 ok». Arrivés à proximité du bar, bondé à cette heure, N.s'arrête. Et se baisse vers sa fille.

- Ma chérie, papa doit passer un petit coup de fil important.

- Ha bon ?

- Oui, alors ce que je te propose, tu rentres dans le bar et va faire la surprise aux filles d'accord ?

- Tu veux que j'aille seule ?

- Oui, tu es grande maintenant. Ta maman et sa sœur sont dans la salle. Maman me l'a dit. Et moi je te surveille d'ici pour être sur que tu rentres bien sans problème d'accord ?

- D'accord. Tu vas voir, je suis grande.

- Je le sais ma grande chérie . Je t'aime.


Le petite l'embrasse puis se dirige d'un pas assuré vers la porte d'entrée. Pendant ce temps. N. a tapoté un « 2 ok » sur son téléphone et a attrapé une télécommande dans sa poche. Il la serre entre ses doigts. La porte ouverte, la fillette de retourne, adresse un rapide signe de la main et entre à l'intérieur avant que tout ne soit de nouveau clos. N. se recule légèrement, regarde le ciel, murmure quelques mots, et presse ses doigts très fort sur le bouton de la télécommande.


Déchirant le silence et embrasant le ciel, une énorme déflagration suivie d'une explosion de feu illuminent le Four Star.




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