Mon Cinéma
sylvenn
Qu'est-ce que j'écris aujourd'hui ? Je ne sais plus. Je nage, je me noie sereinement dans les abysses de mes mots. Plus j'ouvre les yeux et moins j'y vois. Plus je m'aveugle, et plus j'aime ça. Les oiseaux dans le ciel, les clients devant leur assiette, la musique d'ambiance, l'amertume du café contre mon palais, le vent qui frise les rizières…tous ces corps, tous ces concepts se traduisent en mots, en idées, en émotions. Ils entrent en file indienne, chacun leur tour, dans mon esprit : cette machine à tricoter et détricoter l'Univers qui m'entoure. Je me sers d'eux pour synthétiser le tissu de mon propre monde. Un monde de cinéma. Un monde dont je suis simultanément le réalisateur, l'acteur principal et le spectateur solitaire.
Je me vois écrire, là maintenant, depuis ma propre caméra. Cette caméra, sans doute est-ce mon âme. Je me vois du dessus, à un petit mètre de distance. Je me vois penser. Je me vois vivre. Je vois même tous ces acteurs autour de moi, mais non, on n'est pas dans le Truman Show. Eux ne sont que des piquets, plantés là. En tout cas, dans mon scénario, c'est ce qu'ils sont. Parce que je suppose qu'eux aussi doivent avoir un monde, un monde bien différent du mien à n'en pas douter…
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Des fois, quand je me lasse de mon propre film, je vais faire un tour dans la salle d'à côté. En général, il s'y projette une œuvre toute autre, moins contemplative que la mienne. En ce moment, la mode est à l'action ou à la romance. Souvent dans les salles féminines, c'est de la romance, de la comédie romantique, voire de la comédie dramatique. En de plus rares occasions, je tombe sur de l'aventure, du voyage, du récit initiatique ; on en trouve pas mal de ce genre à Bali, où je me trouve en ce momentmême…
Chez les garçons, c'est plutôt des films d'action, des thrillers, parfois des westerns pour ceux qui se prennent carrément pour Clint Eastwood. Mais comme chez les filles, on peut facilement tomber sur de l'aventure ou du voyage ! Ici, tout ce qui touche à la spiritualité est très tendance également.
Oui, quand j'en ai marre de mon film, je sors de ma salle. Ma salle, c'est la n°5 482 293 398. C'est mon matricule cinématographique d'être humain, plus communément abrégé en MCEH. Plus pratique pour se souvenir, vous ne trouvez pas ?
Chaque être humain possède son propre film, pendant toute la durée de son séjour sur Terre. Je dois avouer que j'ai un peu fait traîner le mien ces derniers temps, par manque d'inspiration ; mais là j'ai repris la construction scénaristique. Il était temps d'ailleurs, vu la lenteur de mon œuvre ! Par chance, ma salle se déplace sur mes deux jambes, ainsi la pièce voisine n'est jamais la même. Ça m'évite de trop m'ennuyer bien qu'en général je sois contraint de regarder leur ELM (Extra Long Métrage) depuis le trou de serrure de la porte…à quelques exceptions près.
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Il m'est arrivé que le réalisateur m'ouvre sa porte, m'offrant même de m'asseoir confortablement dans l'un de ses sièges comme si j'étais un invité de marque ! J'ai remarqué que lorsque l'accueil était aussi chaleureux, souvent, nos deux diffusions étaient très proches l'une de l'autre. Alors par échange de bons procédés, j'ouvre toujours ma porte en retour et réserve mon meilleur siège à ma nouvelle rencontre. Là-dessus en réalité, je ne suis pas avare ; et pourtant bien que je laisse toujours ma porte ouverte aux curieux qui passeraient devant ma salle, rares sont ceux qui s'y attardent. Les gens pensent que trop d'accessibilité laisse présager d'une pellicule médiocre…sans doute ont-ils raison. C'est vrai
que ces derniers temps, ma projection ne valait pas un Oscar. Mais bon, peu importe ! Deux ou trois personnes sont quand même venues me saluer, et ont daigné prendre le temps de vider leur paquet de pop-corn devant ma projection. Ça fait toujours plaisir, même s'ils ont tendance à être assez bruyants et que parfois, j'avoue, mon ELM a été contraint de se figer le temps que le vacarme ne cesse, pour difficilement reprendre là où il s'était arrêté.
Enfin ça, ce sont les faits que m'a relatés mon projectionniste, parce que moi j'étais occupé à bâfrer dans la salle de mes hôtes ! Etrangement, ce fut dans leurs ELM que je trouvais le plus de similitudes avec le mien. Contemplatifs. Psychologiques. Un brin dramatiques. Je les trouvais magnifiques, mais pour tout vous dire, vous devez faire preuve d'une concentration continue et sans failles pour pouvoir suivre et savourer toute la qualité de tels ELM.
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De nos jours, les spectateurs jettent leur dévolu sur les blockbusters, ces recettes réchauffées mais qui marchent du tonnerre. C'est pour ça que tous les réalisateurs se lancent dans le film d'aventure, d'action, dans l'ELM à gros budget ! Personnellement, j'ai toujours opté pour le contemplatif : c'est plus authentique. C'est plus « moi », même si les affaires ne marchent pas du feu de Dieu. Après tout quand je vois le nombre de faillites à déplorer dans les grosses productions, je me dis que j'ai bien fait de choisir cette voie ! Mais à vrai dire, c'est plus par éducation que par choix stratégique que j'ai pris la décision de rester dans le cinéma d'art et d'essai : l'ancien propriétaire de la salle où je diffuse mon ELM – qui possédait le même MCEH que moi avant que je ne vienne au monde – m'avait fortement conseillé de toujours rester fidèle à mes valeurs. Depuis son départ, j'ai l'impression que son esprit imprègne encore les lieux, dans cette salle obscure qui à présent est la mienne.
Alors c'est vrai, parfois c'est difficile de rester fidèle à ses valeurs… mais quand les affaires vont mal, je me dis toujours qu'un ELM expérimental mais sincère aura toujours plus de chances de changer des vies que le meilleur blockbuster de tous les temps, peu importe son budget et son succès au box-office.
Décidément, Hollywood a fait bien du mal à la vie sur Terre…enfin ! Ce n'est jamais que mon avis…